En annonçant in extremis, le 22 octobre, la distribution gratuite à 10 millions d'exemplaires d'une brochure présentant des fac-similés prédécoupés des pièces et des billets en euros - dont 1,5 million seront diffusés par les associations pour les publics les plus vulnérables -, le ministère de l'Economie et des Finances répond à une demande unanime. Tous ceux, formateurs, travailleurs sociaux, bénévoles, qui sont engagés dans la campagne pour rendre le passage à l'euro plus aisé aux publics fragiles, se plaignaient du manque de matériel bon marché. Notamment de cette vraie fausse monnaie qui permet des manipulations concrètes, formatrices, rassurantes, à partir desquelles il est plus facile d'échafauder de nouveaux repères.
Ce n'est pas la première fois que, sur ce chapitre, Bercy entend les demandes du terrain, ni qu'il allonge les crédits prévus pour les opérations en direction de ces publics - 40 millions de francs sur un coût global de communication de 300 millions. « Nous avions sous-estimé les besoins », avoue Véronique Bénard, chef de projet, qui impulse une campagne peu ordinaire. En effet, pour une fois, l'administration ne s'est pas crue obligée de tout diriger ou réglementer d'en haut, ni de « monter sa propre usine à gaz ». En s'appuyant sur une vingtaine de partenariats pour lancer des programmes véritablement décentralisés, elle a fait confiance aux associations et aux collectivités territoriales (voir encadré).
Comment ces dispositifs ont-ils fonctionné ?Très inégalement. C'est le risque de tout dispositif décentralisé, reposant sur la motivation des acteurs locaux. De l'avis général, le programme des « euroformateurs » a mobilisé efficacement. Alors que l'on cherchait 4 000 retraités bénévoles - un par canton - prêts à organiser et à animer chacun une bonne série de réunions, il y a eu 4 600 volontaires (et finalement 4 300 personnes formées, trois journées complètes chacune). Avec très peu d'échecs ou de renonciations en cours de route. En septembre, seuls trois départements n'avaient pas été innervés, faute pour l'Institut national pour la retraite active (INRAC) d'y avoir trouvé un organisme pilote (une association dans 90 % des cas). « Ce sont les bénévoles, informés par les caisses de retraite, qui ont répondu les premiers, remarque Pascale Favier, directrice de l'INRAC. Les associations ou institutions n'ont réagi que dans un deuxième temps. Et certaines municipalités, pourtant alertées au printemps et relancées avant l'été, ne se sont réveillées qu'en septembre. » Souvent premiers présents sur le terrain,
les « euroformateurs » ont été sollicités fréquemment pour intervenir auprès d'autres publics que celui du troisième âge. Ils en avaient, bien sûr, la liberté, à une condition : « ne pas se laisser dévorer ». D'aucuns ont inscrit chaque jour une séance (de deux à trois heures) sur leur agenda et se sont découvert une âme de véritable animateur. Une seule critique a parfois été formulée à leur encontre : leur type d'intervention « trop sérieux », pas assez ludique, sans doute induit par la formation et le dossier pédagogique qu'ils ont eux-mêmes reçus. Cependant, à l'expérience, beaucoup d'entre eux ont multiplié les manipulations et fait « jouer à la marchande », recette infaillible auprès de tous les publics pour passer au concret et lever les inhibitions. Sans négliger, bien sûr, les grandes questions sur l'Europe et la monnaie unique.
Quant au programme « Tous prêts pour l'euro », il a été lancé à temps et de manière satisfaisante... dans un département sur deux seulement. Certains ont remonté leur retard, d'autres se réveillent sans doute trop tard. Si l'on voulait que chaque relais forme à son tour de 200 à 300 personnes, il ne fallait pas attendre l'automne pour commencer. Et ce, quelle que soit l'ampleur de la tâche, inégale selon les départements : le nombre de relais à former était proportionnel à la population défavorisée (calculée notamment sur la base des titulaires du revenu minimum d'insertion). 36 dans le Jura, 1 339 dans le Nord, pour prendre deux extrêmes.
Coordonnée par les trésoriers-payeurs généraux - fonctionnaires peu habitués à traiter avec les publics défavorisés -, l'organisation de l'action a souvent été confiée, en pratique, aux conseils généraux, avec une participation attendue des communes. Certains ont pris le problème à cœur, d'autres moins. Ainsi, dans la Seine- Saint-Denis (782 relais à former), c'est la mission euro du conseil général qui a assuré efficacement l'ingénierie des 39 journées de formation, décentralisées dans les communes (une par tranche de 40 000 habitants), la municipalité assurant l'accueil et le repas. En Ille-et-Vilaine, c'est Yannick Divet, coordinateur du développement social au conseil général, qui a planifié la formation des 185 relais, cette fois dans un lieu unique. Dans les deux cas, les sessions ont mélangé systématiquement les représentants du département, des villes et des associations actives sur le terrain, plus quelques agents des caisses d'allocations familiales ou maladie. Soit une grande majorité de travailleurs sociaux. Et un melting-pot institutionnel qui, de l'avis général, a été un facteur d'intérêt supplémentaire de ces journées au contenu pédagogique apprécié.
« Finalement, estime Maryline Touyarou, conseillère en économie sociale et familiale à Oloron-Sainte-Marie, dans notre département, les Pyrénées-Atlantiques, tous les travailleurs sociaux qui ont souhaité être formés ont pu l'être. » Cela n'a, hélas, pas été le cas partout. En septembre, des assistantes sociales des Yvelines cherchaient vainement le financement d'une formation dispensée par l'Union féminine civique et sociale (UFCS), pourtant d'un prix très raisonnable. Et à Orléans, des responsables associatifs intéressés n'avaient même pas entendu parler de l'aide qu'aurait pu leur offrir la trésorerie générale.
Même là où les programmes se sont bien déroulés, des questions restent
cependant posées. A-t-on formé les bonnes personnes ? Si les euroformateurs ont été clairement recrutés sur la base d'un engagement à susciter et à animer ensuite des réunions, la situation est moins claire dans le dispositif « Tous prêts pour l'euro ». « Les départements ont sans doute formé trop d'assistantes sociales, peu habituées à traiter des questions d'argent et qui ne travaillent qu'en face à face. Les conseillères en économie sociale et familiale, plus rompues aux actions collectives, sont mieux à même de relayer la formation reçue », estime Madeleine Gary, de la Maison de la solidarité à Pamiers (Ariège). De même, sauf exceptions, trop peu de relais sont
des travailleuses familiales et des aides à domicile, pourtant en première ligne auprès des publics en difficulté. Dans leur cas, tout dépendait de l'initiative de leur employeur. Des organismes de formation comme l'UFCS, l'Institut de développement des activités de proximité (IDAP) et l'INRAC ont bien proposé des actions ciblées en leur direction, mais elles étaient payantes.
Autre critique : l'absence de suivi, du moins dans le programme « Tous prêts pour l'euro ». « Si j'avais posé ma mallette pédagogique au fond d'une armoire, personne ne s'en serait ému », assure Eric Frenaud, agent de développement social à Saint-Gratien (Val-d'Oise). « Je ne connais, souvent par la presse locale, que les initiatives prises par les relais des environs, mais pas ce qui se fait - ou non - à l'autre bout du département », reconnaît Yannick Divet, à Rennes. Qui, du coup, voulait organiser, en octobre-novembre, une réunion dans chaque canton, afin de vérifier qu'aucun acteur local n'avait été oublié. Mais peu de départements ont lancé ce genre de filet de sécurité !
Des regrets se sont aussi exprimés quant au manque de coordination locale entre des dispositifs qui ont fonctionné en parallèle. Ainsi, la plupart des euroformateurs et des relais n'ont ni matériel ni information pour répondre aux questions des malvoyants et malentendants. Les croisements entre programmes n'ont été dus qu'à des initiatives individuelles. Pourtant, ceux qui en ont bénéficié témoignent de leur fertilité. « Je me suis formé moi-même des repères en suivant une session de formation pour malvoyants, explique Elsa Alexanderson, de l'association Domicile Action, à Melun. Cela m'a beaucoup aidée ensuite dans le langage et la pédagogie utilisée avec tous les publics. » A Orléans, en l'absence de relais identifiés sur l'agglomération, les six euroformateurs et deux aveugles formés dans le dispositif « Euro-vision France » pour les malvoyants ont décidé de joindre leurs forces et leurs outils pour répondre à toutes les demandes. Mais l'initiative est sans doute unique.
Ce sont la méthode et la pédagogie du programme « Euro facile », concocté à Bruxelles - à l'issue d'une longue concertation avec les représentants des publics fragilisés par l'âge, le handicap ou la précarité économique et sociale -, qui ont été reprises par les pouvoirs publics français pour toucher les personnes en difficulté. Le principe consiste à s'appuyer sur les acteurs de la société en contact direct (mieux : « en relation de confiance » ) avec les publics visés. En l'occurrence, les associations et les travailleurs sociaux. Il s'agit donc de former parmi eux des relais, qui à leur tour forment d'autres relais et, de proche en proche... Des partenariats ont ainsi été engagés avec de grandes associations de handicapés (pour les déficients visuels, les malentendants, les handicapés mentaux...). Surtout deux grands programmes ont été mis sur pied. Le premier, intitulé « Tous prêts pour l'euro », intéresse les cinq millions de personnes en situation de précarité économique et sociale. Organisé au niveau départemental (1), il avait pour but de former 20 000 relais sociaux. Le second, à destination des personnes âgées, prévoyait de préparer 4 000 « euroformateurs » bénévoles, pour toucher un million de retraités. Il est coordonné par l'Institut national pour la retraite active (1) .
La dernière revendication, et non la moindre, portait donc sur l'absence de moyens. Si la formation des relais et des euroformateurs a été, de l'avis général, « correctement financée », rien n'était prévu pour l'étape suivante. Chacun n'avait, dans sa mallette pédagogique, qu'un seul jeu de pièces et de billets, insuffisant pour faire manipuler un groupe ou une assemblée... Des kits et des jeux, nombreux, étaient bien disponibles dans le commerce, mais trop chers pour un achat en nombre par une association ou un centre social. L'unanimité des plaintes a donc convaincu Bercy de passer sa grosse commande de fausses espèces. Mais tardivement : les bons relais travaillent déjà depuis mai ou juin. Et à partir de la mi-décembre, on pourra se familiariser avec les vraies pièces. Reste que le gros des activités de sensibilisation en direction du public final a commencé en octobre et trouvera son point d'orgue en décembre et janvier, juste à l'échéance. Avec sans doute du travail jusqu'en mars, peut être juin, pronostiquent les intervenants.
Au total, aurons-nous vraiment touché les publics les plus fragiles ? interroge Michel Brard, élu local et militant associatif à Orléans. Bonne question. « Les premières personnes âgées à venir aux réunions des euroformateurs sont évidemment les plus curieuses et les plus mobiles, reconnaît Pascale Favier. Ont ensuite été touchés les membres des clubs, les résidents des maisons de retraite, les “organisés”. Restent les isolés, au-devant desquels il faudra aller. Si l'on n'y prend garde, des milliers de personnes âgées qui gèrent encore leurs menues dépenses peuvent basculer d'un coup sous tutelle. » Même chose évidemment, pour les handicapés, qui seront plus sûrement touchés s'ils sont membres actifs d'une association. Quant aux personnes socialement fragiles... « Il ne faut pas que les exclus se sentent encore plus exclus, martèle Bercy. L'euro, au contraire, doit être un vecteur de renforcement du lien social. » C'est bien là le défi.
Marie-Jo Maerel
(1) INRAC : 21, rue d'Hauteville - 75010 Paris - Tél. 01 44 79 95 00.