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Faut-il faire du développement une nouvelle ingénierie ?

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Philip Mondolfo, enseignant (1), voit dans le mouvement du développement, l'occasion de relégitimer l'action des travailleurs sociaux. A condition que la formation leur permette de devenir des « cliniciens-développeurs » associant des compétences relationnelles à une ingénierie du développement. Une voie discutable pour le sociologue Michel Chauvière.

Actualités sociales hebdomadaires : Confondu souvent avec l'action collective ou le développement social et/ou local, le concept de développement est à nouveau très à la mode. Dans les expériences très diverses menées sur le terrain, peut-on voir réellement l'ébauche d'un modèle d'intervention ?

Philip Mondolfo : Oui. Pour s'en convaincre, il suffit d'observer les activités que déploient certains travailleurs sociaux pour agir sur la vie sociale des publics et des quartiers, les qualifications qui commencent à émerger en formation initiale et permanente- stages d'intervention territorialisée, initiation à la méthodologie de projet, partenariats de formation entre conseils généraux et centres de formation -, la sensibilisation de plus en plus grande des employeurs au développement qu'ils traduisent dans leur affichage politique et organisationnel.

Tous ces indices montrent que s'expérimente un modèle d'intervention qui s'applique à combiner des principes et des registres qui ne l'étaient pas avant. Et l'on peut qualifier d'acteurs de développement les travailleurs sociaux qui s'y impliquent.

En fait, nous sommes à une étape charnière : alors que cela fait 20 ans qu'on l'expérimente,  la thématique du développement commence à sortir de l'anonymat et de sa mise entre parenthèses, depuis 1989, avec la priorité donnée au revenu minimum d'insertion  (RMI).

Michel Chauvière : Je ne partage pas votre optimisme. Pour ma part, je ne coderai pas sous le terme de développement tous les exemples que vous venez de citer. Toute action organisée n'est pas du développement, qui implique toujours la durée.

Ce qui m'inquiète, c'est le côté fourre-tout du concept. Est-ce qu'on ne met pas sous le terme de développement des choses qui ne sont pas de même nature ? Et du coup, est-ce qu'on ne force pas un peu le trait ? Par exemple, quand des départements collaborent avec des centres de formation, cela relève-t-il du développement ? Je n'en suis pas si sûr. Il s'agit davantage de questions de politique générale, de conduite de l'appareil de formation.

Ph. M. : Sauf qu'en l'occurrence ils nouent une coopération à propos d'un projet de développement sur un terri- toire. M. C. : Justement, dans cet exemple, l'idée de développement fait un peu écran à la problématique du territoire : la question de son statut et de sa légitimité n'est pas vraiment tranchée après bientôt 20 ans de décentralisation ; la question politique non plus car aucun territoire n'est naturel. Dans une France profondément jacobine, la décentralisation volontariste que nous avons connue nous laisse au milieu du gué : la nature hybride du RMI en témoigne. Comment soutenir l'idée du développement dans un cadre aussi problématique, sans avoir fixé ce que sont les territoires pertinents pour l'action ? Le développement peut-il être un moyen de relégitimer le travail social ?

Ph. M. : En fait, la problématique du développement n'est pas nouvelle dans le travail social. Ce dernier est même parti de l'approche environnementaliste formulée dès le XIXesiècle. Paradoxalement, la légitimité des travailleurs sociaux s'est construite à l'origine sur cette idée qu'on pouvait intervenir sur l'environnement. Mais le courant environnementaliste n'a pas réussi à s'imposer en France. En fait la victoire du courant d'action psychologique s'explique par les attentes de la société productiviste soucieuse de large consommation. 

Avec la crise, la société occidentale a redécouvert l'idée de développement portée notamment par des minorités paysannes, qui a donné le développement local, puis le développement social urbain. A tel point qu'aujourd'hui, cette

catégorie d'action s'impose partout. Il serait donc suicidaire pour un champ professionnel contesté de ne pas coller à ce processus. Je vois donc un intérêt stratégique à regarder du côté du développement pour le travail social. Mais cette seule option n'est en soi pas suffisante. Pour qu'elle puisse relégitimer le travail social, il faut qu'elle apporte une plus- value. Et que les professionnels soient en capacité d'articuler développement et assistance.

M. C. : Je suis pas tout à fait d'accord avec votre présentation historique des choses. A la naissance du travail social en France, pour des raisons liées en partie à l'impulsion très importante de la loi de 1901 qui a organisé la société civile, les enjeux du développement ont plutôt été portés par des groupes sociaux organisés, comme les associations et les syndicats. De ce fait, les travailleurs sociaux naissants ont été plutôt renvoyés au traitement individuel des situations. Il y a donc eu dès l'origine une division du travail social. C'est pourquoi le développement n'est pas une ingénierie de plus à rajouter à la formation. C'est une dimension consubstantielle à tout travail du social que les professionnels ont plus à redécouvrir qu'à réinventer. Faut-il pour autant créer une nouvelle figure professionnelle de clinicien- développeur ?

Ph. M. : Pour moi, c'est la seule façon d'ancrer cette articulation entre accompagnement de la personne et développement. Il faut accompagner ce projet en l'incarnant par une figure, un acteur, et lui donner un nom qui ait du sens. La création d'un titre de « clinicien-développeur » me paraît être l'une des conditions pour que le clinicien puisse avoir aussi une image et une culture du développement. Et qu'il se sente légitime et reconnu comme tel par les institutions et les autres partenaires techniques pour participer à des opérations de développement territorial. M. C. : Pour le travail social, je ne crois pas qu'il faille toujours plus de segmentation, de différenciation, de spécialisation... Mais au contraire, il faut pouvoir revenir aux fondamentaux. Par exemple, une relecture de l'histoire du travail social serait très utile à bon nombre de professionnels pour comprendre où ils sont, ce qu'ils font et dans quelles limites. D'une façon générale, je crains les spécialisations qui ont tendance à faire figure et qui risquent de s'émanciper de la souche pour devenir une profession à part entière. Ph. M. : Mais ce n'est pas du tout mon propos ! Il ne s'agit pas de créer une énième profession du travail social, mais au contraire de faire en sorte que la dynamique du développement se répande. C'est au contraire la chance de mettre fin à l'émiettement du social en créant un titre fédérateur. M. C. : Mais il y aura quand même un risque ! Il y a aujourd'hui un problème de gestion de la multitude des professions sociales par les niveaux, par les filières... Et la tentation est grande d'en rajouter parce que des métiers sont en train de se constituer portés par certains groupes sociaux avec des employeurs prêts à les reconnaître. Les travailleurs sociaux sont-ils les mieux à même d'impulser les projets de développement ? N'est-ce pas plutôt le rôle de la hiérarchie, des politiques ?

Ph. M. : La question n'est pas de savoir qui est le mieux placé pour l'impulser. Une action de développement, social ou territorial, est un processus qui commence par faire entendre un maximum de voix concernées par le problème. Ce souci d'associer relève de la gouvernance locale et disqualifie tout discours unilatéral où il y aurait ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Le travailleur social peut coordonner, mais il n'a pas plus de légitimité à le faire que l'élu ou sa hiérarchie. Un processus de développement doit être porté par une pluralité d'acteurs. Sinon la mayonnaise ne prend pas... M. C. : Je ne me satisfais pas de l'idée de gouvernance locale qui masque un peu la dimension du politique. Il ne suffit pas de dire que tous les acteurs sont égaux et que le développement est une marche vers un même but. Le politique a une légitimité et une responsabilité en la matière qui n'est pas l'égale des autres. Or cette confrontation au politique à l'état pur, c'est-à-dire au plus près des citoyens, est une situation totalement nouvelle pour le travail social. Ph. M. : Je partage votre analyse, j'ajouterai à la gouvernance la subsidiarité. Effectivement, il faut que chacun, politique, travailleur social, usager, porte, à sa place, le projet de développement. Si tout le monde ne le porte pas, le projet capote. M. C. : Attention néanmoins aux idées fondamentalement bonnes comme le développement et la coopération qui peuvent avoir des effets ambivalents et contradictoires. Malgré certains propos enthousiastes sur les contrats locaux de sécurité, je constate ainsi que le développement appliqué à la sécurité, cela ne marche pas. Est-ce qu'on ne perd pas un peu son temps à faire travailler ensemble des magistrats, des travailleurs sociaux et des îlotiers, quand la brigade anti-criminalité par exemple continue à mener des opérations coup-de-poing qui cassent en une heure de temps des semaines de coopération ?

Par ailleurs, je m'interroge sur la pertinence du développement face à certaines revendications identitaires de populations d'origine étrangère. Le risque existe de se retrouver parfois dans une proximité trop importante, en prise directe avec certains problèmes qui ne relèvent pas du niveau local. Il faut quelquefois savoir jouer de la distance...

Ph. M. : La question des identités des communautés est un vrai problème. Pris par les activités d'accueil et d'urgence, les travailleurs sociaux n'ont pas les moyens de mener des actions d'intégration avec les populations nouvellement arrivées. Du coup, les acteurs engagés dans un projet de développement risquent d'avoir à faire face à des revendications identitaires parce que la question de l'intégration n'a pas été gérée en amont. C'est vrai que l'action de l'Etat aussi est à requalifier. En voulant considérer le développement comme le remède à la crise du travail social, ne risque-t-on pas de passer à côté des vrais problèmes ?

Ph. M. : C'est quoi les vrais problèmes ? Pour moi, aujourd'hui, c'est qu'une majorité de professionnels, d'employeurs, de partenaires continuent d'entretenir des représentations éculées du travail social. Dans une période où le recrutement devient difficile, où de nombreux professionnels se découragent, un certain conformisme anéantit toute créativité et signe l'arrêt de mort lente de ce secteur. Le problème, il est dans la perte de substance qui permet les adaptations. Une fois de plus, le développement n'est pas le remède à tout. Mais se barricader dans ses frontières, l'immobilisme, n'est certainement pas la solution. M. C. : Le travail social n'est pas en crise mais en transition. Aussi le développement ne peut-il être un remède à une crise qui n'existe pas. Je ne suis pas favorable à la création d'un courant développementaliste comme le prône Philip Mondolfo. Néanmoins, je pense que la dimension du développement doit être prise en compte dans les formations plus qu'elle ne l'est actuellement. Mais encore faut-il l'appréhender dans ses ambiguïtés et ses contradictions, notamment par rapport au risque réel de renforcer l'instrumentalisation par le politique. Propos recueillis par Isabelle Sarazin

Notes

(1)  Et responsable de la filière développement social et travail social de l'IUP Aménagement et développement territorial à l'université Paris-XIII. Il vient de publier Travail social et développement - Ed. Dunod- 145 F - Voir ASH n° 2230 du 28-09-01.

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