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« L'erreur est (in) humaine… »

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Le placement est un événement capital dans la vie d'un mineur. Xavier Bouchereau, éducateur spécialisé, exprime, avec franchise, ses difficultés, ses hésitations et ses craintes au moment de prendre une telle décision. « Qui peut prétendre maîtriser la réalité d'une histoire familiale ? », interroge-t-il, en faisant l'éloge du doute.

« Il y a peu, Ségolène Royal, ministre déléguée à l'enfance, à la famille et aux personnes handicapées, annonçait publiquement vouloir abaisser le nombre des placements éducatifs de moitié, affirmant ainsi que 50 %d'entre eux sont actuellement injustifiés, voire abusifs. Peut-on déceler, derrière les considérations comptables de Madame la ministre, la volonté de relancer les débats sur la pertinence éducative du placement, avec, en arrière-plan, les questions relatives aux procédures d'évaluation ? Les enjeux d'un placement éducatif sont complexes et la réalité professionnelle qui l'accompagne l'est tout autant. C'est pourquoi ils méritent tout deux un vrai débat.

Entre faux espoirs et vraies solutions

Depuis que j'exerce dans un service de milieu ouvert, rien ne m'est apparu plus difficile que de proposer et d'organiser le placement d'un enfant. A chaque fois que j'ai dû mettre en perspective les lacunes de mon évaluation avec les conséquences que suggérait une telle décision pour le mineur et sa famille, j'étais en proie à un terrible doute. Et si je commettais une erreur...

Le placement est un événement capital dans la vie d'un mineur. Capital, parce qu'en proposant un temps de latence aux familles en difficulté, il offre à ses membres les moyens de se reconstruire avant de se retrouver sur des bases plus sereines. Capital, parce que le placement peut également se vivre comme un arrachement, une déchirure. Il devient alors une plaie ouverte qu'aucun mot ne peut panser. Quoi qu'ils disent, quoi qu'ils fassent, les adultes qui entourent l'enfant ravivent l'insupportable douleur de la séparation. Dans ces conditions, l'institution d'accueil ne représente plus ce “lieu d'affection, d'activité et de parole que la société dispose autour du blessé” et ne propose plus à l'enfant “les tuteurs de résilience qui lui permettront de reprendre un développement infléchi par la blessure”   (1). A l'inverse, le placement fait l'effet d'un véritable traumatisme. Si bien qu'on se demande parfois si le maintien de l'enfant dans son milieu familial, aussi carencé soit-il, n'aurait pas été préférable.

Face à une situation de danger, l'éducateur est ainsi tiraillé entre le désir de préserver l'enveloppe affective que constitue la famille et celui de croire aux vertus réparatrices de la séparation. Une décision de placement est donc toujours un moment clé dans l'histoire de l'enfant, tant elle peut effacer les blessures ou en ouvrir de nouvelles. Et c'est pourquoi l'évaluation éducative qui guide cette décision revêt une telle importance.

“L'avenir tu n'as pas à le prévoir mais à le permettre”, écrivait Saint-Exupéry (2), résumant ainsi, sans le savoir, les enjeux d'une évaluation éducative. Car, face à la souffrance des mineurs, la société (représentée par les institutions judiciaires) attend bien des travailleurs sociaux qu'ils évaluent et proposent des alternatives éducatives propres à assurer un avenir plus clément à ces (ses) enfants.

Les affres  de la subjectivité

Mais sur quelles bases se fondent réellement ces évaluations ? Leurs garanties sont-elles à la hauteur des décisions qu'elles engagent ? Comment rendre compte, de manière complète et objective, de la situation familiale pour que le magistrat puisse, en toute connaissance de cause, juger de la pertinence d'un éventuel placement ? Enfin, comment ne pas tomber dans les excès idéologiques que constituent la croyance en l'inaltérabilité des liens familiaux ou la confiance aveugle en la magie de la séparation ?

Les rapports écrits des travailleurs sociaux en témoignent, une évaluation s'inscrit toujours à l'interface de deux histoires, celle de la famille bien entendu, mais également celle du professionnel qui y intervient. Le choix des faits, des termes qui les expriment, leur enchaînement au sein du rapport d'évaluation imposent, en filigrane, l'histoire de celui qui l'écrit. Chacune des phrases que l'éducateur couche sur le papier est chargée de son histoire personnelle, avec son éducation, sa culture, ses valeurs, ses certitudes, mais aussi ses craintes et ses angoisses. Malgré la formation initiale, malgré les efforts de théorisation des professionnels, malgré les effets correcteurs du travail en équipe, il n'en demeure pas moins que le principal référentiel d'une évaluation reste, pour l'éducateur, son propre vécu qui a forgé et imprimé au plus profond de sa personne un rapport unique à la souffrance humaine. C'est pourquoi, devant le mal-être d'un enfant, le seuil de tolérance varie tellement d'un éducateur à l'autre et que, pour des éléments de danger similaires, l'un préconisera le placement du mineur, alors que le second défendra farouchement son maintien dans la famille. Ainsi, l'avenir de l'enfant est-il, en partie, suspendu aux écrits professionnels d'un sujet qui n'en finit pas d'être subjectif. J'aime beaucoup cette phrase de Boris Cyrulnik qui dit que “les enfants ne peuvent pas tomber ailleurs que dans l'histoire de leurs parents”   (3). J'ajouterais seulement en substance qu'ils tombent aussi parfois dans celle de leur éducateur...

Lorsque j'écris mes rapports, je suis souvent animé par l'idée que je dois persuader le juge des enfants du bien-fondé de mon analyse. Mon écrit doit permettre d'appréhender, de manière concise et lisible, la problématique de la famille, afin qu'il puisse approuver les propositions éducatives du service. J'oublie alors que j'ai “reçu quantité de fausses opinions pour véritables” (4) et que mes certitudes reposent sur une pléthore de préjugés. Cette volonté de convaincre enferme les personnes dans des certitudes souvent mal acquises et porte les germes d'une dérive manichéenne bien mal à propos lorsque le placement d'un enfant se décide.

L'absence de débat contradictoire

En assistance éducative, le débat contradictoire est pour ainsi dire absent. Et le rapport éducatif, pièce maîtresse du dossier, n'est quasiment jamais réfuté. Or, comme le disait Karl Popper, “l'irréfutabilité est un vice” (5). C'est un vice parce qu'elle hypostasie le discours éducatif et interdit, du même coup, la confrontation d'opinions. La vérité est celle du rapport, les débats sont clos, affaire classée !Seulement voilà, si l'éducateur se trompe, s'il commet une erreur d'appréciation, c'est le mineur et sa famille qui en subissent directement les conséquences.

Les incidences des écrits éducatifs se mesurent bien au-delà de la décision judiciaire qui entérine ou non un placement. Au fil des rapports, les travailleurs sociaux façonnent tout un pan de l'histoire des familles. En effet, chaque éducateur qui intervient nouvellement dans la situation prend généralement connaissance des rapports précé- dents. Bien que ces écrits professionnels ne présentent qu'une vision parcellaire de la réalité réfractée par la subjectivité de leurs auteurs, chacun est enclin à confondre le vécu des personnes avec ce qui est consigné dans ces rapports. Intervention après intervention, cet effet de contamination transforme le discours éducatif en véritable destin pour les personnes dont il retrace l'histoire. Tout s'explique et se comprend à la lumière des écrits professionnels, même l'avenir ! De sorte qu'aujourd'hui, je m'interroge sur les implications du discours éducatif et de ses logiques de contamination dans la rémanence des “troubles” observés dans les familles faisant l'objet d'un suivi social à long terme (6)  ?

A la faveur de cette autocritique, je me rallierais volontiers à une démarche qui ferait du doute un principe d'écriture. Il est souvent inconfortable d'exposer ses hésitations dans un rapport adressé au juge, nos tergiversations insécurisent et peuvent être interprétées comme autant de lacunes ou de manque de maîtrise de la situation. Mais qui peut prétendre maîtriser la réalité d'une histoire familiale ? Là où les certitudes figent, le doute permet de rebondir. Il entrouvre la voie du changement en permettant au sujet d'écrire autrement son histoire. La liberté des personnes, leurs possibilités de réaction se mesurent aussi à l'aune de nos hésitations. Et la vérité se dévoile souvent à la lumière de nos “peut-être”.

Comme l'illustrent les situations de placement, l'évaluation des travailleurs sociaux est souvent cruciale. Pourtant, une erreur d'appréciation, aussi dommageable soit-elle, est toujours envisageable. Seule notre capacité à reconnaître clairement nos défaillances est alors en mesure d'aider ceux qui les subissent à en surmonter les préjudices. L'erreur est humaine et donc inévitable. C'est quand elle est érigée en vérité par l'entremise de nos certitudes qu'elle devient inhumaine... »

Xavier Bouchereau Educateur spécialisé dans un service d'AEMO judiciaire à Nantes - 4, rue de Polymnie - 44230 Saint-Sébastien-sur-Loire -Tél. 02 40 03 42 31.

Notes

(1)  In Les vilains petits canards - Boris Cyrulnik.

(2)  In Citadelle - Antoine de Saint-Exupéry.

(3)  In Les vilains petits canards.

(4)  In Discours de la méthode - René Descartes.

(5)  Karl Popper, cité dans la revue Sciences et avenir n° 127- « L'hypothèse de l'inconscient ».

(6)  Autrement nommé phénomène de répétition transgénérationnelle.

TRIBUNE LIBRE

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