« Mais où sont donc les éducateurs de prévention ? » Pas là le week-end, ni la nuit pour ramener chez eux les mineurs de moins de 13 ans, entend-on ici. Pas là quand les poubelles ou les voitures flambent, s'indigne- t-on là. Plus assez « sur le terrain », se plaignent régulièrement quelques élus, ou encore « trop peu présents dans les dispositifs “Ville- Vie-Vacances” », selon le ministre de la Ville, Claude Bartolone, lui-même. Assez paradoxalement, les « éducs de prev' » sont aussi promptement dénoncés pour leur absence supposée qu'ignorés, peu connus, et mal reconnus dans leur présence quotidienne auprès des populations.
Absents ? Le reproche est « facile », soit, mais il n'est pas anodin. Il s'adresse, en effet, à des équipes qui revendiquent « une permanence de la présence » comme l'une de leur spécificité. « Une présence fréquente et régulière, aller vers et être avec » font partie des positionnements fondateurs du métier. Cela permet « d'accompagner les discontinuités et les ruptures temporelles, de lutter contre le morcellement et donc de donner du sens à l'histoire individuelle et sociale des personnes », défend-on au Comité national de liaison des associations de prévention spécialisée (CNLAPS) (1). Le manque de visibilité et de lisibilité de l'action des éducateurs de rue n'en est que plus problématique et préoccupe les acteurs et institutions concernés (voir encadré).
Nés dans la mouvance des ordonnances de 1945 et, depuis 1970, dans le giron du ministère de la Santé, les équipes et clubs de prévention ont été reconnus par l'arrêté du 4 juillet 1972. Relevant, depuis 1986, des conseils généraux, ils sont rattachés aux dispositifs départementaux de l'aide sociale à l'enfance (article 45 du code de la famille et de l'aide sociale). Au fil des années, leur image s'est brouillée (2). « L'éduc de rue », une des figures emblématiques du métier d'éducateur, a perdu de sa superbe. Les représentations qu'il suscite, y compris chez ses collègues travailleurs sociaux, balancent entre un reste d'admiration (il faut du courage pour travailler dans « les quartiers » ) et le rejet d'une culture de la marginalité souvent entretenue et revendiquée. Une chose est sûre : les médias lui préfèrent aujourd'hui son voisin, le médiateur de quartier.
« Ce sont bien des travailleurs de l'ombre, dont l'action est peu connue et les effets à court terme peu visibles », reconnaît Odette Dauchet, vice-présidente (PC) du conseil général du Pas-de-Calais, chargée notamment des clubs de prévention. D'ailleurs, depuis la décentralisation, le secteur peine à se connaître lui-même et à évaluer sa présence sur le territoire et son poids financier. Seul le CNLAPS dessine à gros traits le paysage : 338 associations avec 2 500 salariés (équivalent temps plein) et 4 000 bénévoles intervenant dans près de 500 communes implantées dans 86 départements. Pour le reste, l'éparpillement des statistiques et des études prévaut sans que ni l'Assemblée des départements de France (ADF), ni la direction générale de l'action sociale ne soient en mesure de produire une vision nationale. Difficile, dans ces conditions, de faire connaître et reconnaître le champ de la prévention. D'autant que les dispositifs de la politique de la ville continuent de bénéficier d'une bien meilleure visibilité. Les équipes ont ainsi souvent vécu douloureusement, à l'instar de Bruno Condette, éducateur dans un club de Boulogne- sur-Mer, « les actions d'éclat, bien dotées financièrement et bien médiatisées » de la politique de la ville. « Ça a été difficile de les voir arriver et dire qu'ils allaient tout régler en quatre ans. De plus, certaines mesures avaient une telle ampleur qu'on ne pouvait pas suivre. »
Faut-il rappeler, précise Philippe Morin, responsable de l'établissement public de prévention de Haute-Savoie, « que tout un courant de la prévention s'est revendiqué, depuis les années 70, comme porte-parole et avocat des jeunes et des minorités, développant une véritable culture de la clandestinité et du secret, mais aussi de l'auto-prescription de l'éducateur, sans pour autant avoir une lecture de ce que cela pouvait produire de stigmatisant ? » La technique de l'immersion est parfois devenue une vraie culture du caméléon « avec, souvent, des limites plus très claires pour certains éducateurs dont on ne savait plus vraiment s'ils étaient avec ou dans la bande de jeunes », se souvient Bruno Condette.
Reste qu'être « visibles » ou pour le moins présentes constitue une gageure pour certaines équipes à effectif réduit. « Les départements ne se sont pas désengagés de la prévention et globalement le nombre de postes a été maintenu. Certains ont même développé ce secteur », reconnaît Bernard Heckel, directeur du CNLAPS. « Mais dans le même temps, à moyens souvent constants, on nous a demandé d'intervenir sur des territoires plus grands, incluant notamment des territoires ruraux. » Peu contestent la pertinence à intervenir hors des quartiers urbains, dans des zones rurbaines ou en rupture d'urbanisation, quitte à inventer de nouvelles pratiques professionnelles. Mais tous rappellent que le travail d'immersion et de présence sociale n'est envisageable que sur un territoire limité. Enfin, deux autres facteurs compliquent la situation : la crise de recrutement d'éducateurs spécialisés, particulièrement sensible en région parisienne (3), et la difficile adéquation entre la mise en place des 35 heures (amplitude maximale de la journée de travail, règles de calcul des récupérations...) et la spécificité de la prévention spécialisée (petites équipes, dépassements d'heures, imprévus, sorties...).
Au problème de la visibilité s'ajoute celui de la lisibilité des actions des équipes de prévention. Celles-ci sortent tout juste d'une décennie de rapports tendus avec les conseils généraux : d'un côté des professionnels sur la défensive et jaloux de leur indépendance, de l'autre une absence généralisée de commande politique. Une situation que confirme Odette Dauchet, qui vient de mettre en place une commission départementale de la prévention spécialisée dans le Pas- de-Calais réunissant le conseil général, les huit clubs du département et les maires concernés. Laquelle doit travailler à l'élaboration d'une convention (4). Cette absence de commande politique de la part de collectivités locales qui, dans l'ensemble ne remettaient pas en cause les principes affirmés en 1972, a contribué à faire des équipes des électrons libres. « Or, dans le même temps, dans un contexte de chômage, la demande des jeunes a changé. Elle s'est fait revendicatrice, exigeant des prestations de service de la part des éducateurs », explique Philippe Morin. « La culture de clandestinité a été fortement attaquée et, dans les faits, les pratiques de clubs sont devenues très hétérogènes. Beaucoup se sont repliés sur l'intervention individuelle de type “AEMO sans mandat” en ciblant des publics spécifiques et en développant parallèlement des outils d'insertion (chantiers, auto-école...). De nombreux professionnels se sont perfectionnés à l'époque en thérapie familiale et en clinique. Ça n'était pas forcément un mauvais choix, mais on a trop occulté la dimension collective et territoriale au moment même où grandissaient dans les quartiers de forts sentiments d'appartenance communautaires liés au territoire. »
Conséquence : les éducateurs seraient aujourd'hui en difficulté avec les pratiques de la proximité, de la déambulation, de la circulation dans le quartier pour créer du lien social. Bruno Condette, qui effectue une recherche sur « la légitimité de la prévention dans le Pas-de- Calais » (dans le cadre de son diplôme supérieur en travail social), note que les rapports d'activité des associations font très peu référence aux principes fédérateurs et fondateurs de la prévention (travail de rue, libre adhésion, anonymat), mais privilégient le discours sur le partenariat, a priori davantage « dans l'air du temps ».
Comment, dès lors, les services de prévention doivent-ils se définir ? Les principes fondateurs doivent-ils continuer à guider leur action ? Si elle se précise, la commande politique fait le grand écart entre les attentes des conseils généraux et celles des municipalités. Les départements envisagent la prévention « comme un outil au service de la protection de l'enfance et non pas uniquement ciblé sur les quartiers », indique-t-on à l'ADF. Alors que les communes formulent davantage leur demande sous l'angle de la sécurisation des territoires, en particulier des territoires urbains.
La solution réside-t-elle dans la multiplication des postes pour tendre vers une présence toujours accrue, continue et démultipliée sur le territoire ? Il y a là une illusion que beaucoup dénoncent tout en soulignant que les éducateurs de rue doivent assurer une présence en soirée et le week-end. Outre le fait « qu'une présence permanente est tout simplement impossible à assurer sauf à tripler les effectifs », rappelle Bernard Heckel, beaucoup doutent de son efficacité réelle et y voient une confusion des genres. « Les clubs de prévention sont là pour prévenir la marginalisation et non pas pour remplacer les auxiliaires de police. Ce ne sont pas des gestionnaires de risques urbains », défend la vice-présidente du conseil général du Pas-de-Calais.
« Il faut plutôt plaider pour que la question éducative reste au centre de la mise en œuvre de la prévention », estime Bernard Heckel. Au-delà, les équipes, et notamment l'encadrement, doivent développer leurs compétences du côté de la compréhension des territoires et des politiques publiques, mais aussi du côté des outils de développement local, défend-il à l'instar de son collègue Philippe Morin. Des domaines qui restent pourtant minoritaires dans les formations initiales encore très imprégnées de culture clinique. Valérie Larmignat
Un groupe de travail inter-institutionnel sur la prévention spécialisée, animé par le Conseil technique des clubs et équipes de prévention spécialisée (CTPS), fonctionne depuis le 11 juillet dernier. Il a été mis en place à l'initiative de Claude Brévan, déléguée interministérielle à la ville, et de Joëlle Voisin, sous-directrice des Ages de la Vie, dans le sillage des réflexions du rapport Brévan-Picard sur les métiers de la ville (5) . Ce groupe, qui doit encore se réunir cinq fois d'ici à février 2002, est composé de représentants de l'Etat (direction générale de l'action sociale, délégation interministérielle à la ville et protection judiciaire de la jeunesse), de l'Assemblée des départements de France, de l'Association des maires de France, du Comité national de liaison des associations de prévention spécialisée (CNLAPS), de l'Union nationale des associations de sauvegarde et du CTPS et prévoit notamment d'auditionner les représentants des organisations syndicales concernées. Objectifs : poser les bases d'un état des lieux des pratiques et des enjeux à l'œuvre dans la prévention spécialisée et identifier le positionnement de celle-ci au sein du renouvellement des pratiques éducatives ; proposer, à la suite de cette première réflexion, un programme de travail à moyen terme et formuler des propositions de rénovation du CTPS. Parallèlement, le CNLAPS a engagé des réflexions similaires à un niveau local, régional et national, dans le cadre de la préparation de ses « assises 2002 », qui se tiendront à Marseille du 17 au 19 octobre l'an prochain et qui marqueront les 30 ans des textes fondateurs de la prévention spécialisée. Cinq axes de travail ont été retenus : les besoins des jeunes, l'évolution de la mission éducative, le sens des principes d'intervention de la prévention dans la société actuelle, l'association : défi militant engagé dans l'éducation ? ; le positionnement administratif et politique.
(1) CNLAPS : 2/4, rue de l'Avenir - 73100 Aix-les- Bains - Tél. 04 79 34 36 25.
(2) Voir la Tribune libre « Mais où est donc passée la prévention spécialisée » - ASH n° 2230 du 28-09-01.
(3) 7,5 % des postes étaient vacants en Ile-de-France en juillet 2000 et 41,8 % des postes étaient pourvus par des éducateurs spécialisés diplômés contre environ 75% en moyenne en province (source : CNLAPS).
(4) Plusieurs départements ont été contactés et seul le Pas-de-Calais a donné suite.
(5) Voir ASH n° 2181 du 22-09-00.