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« Des violences indicibles »

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Omniprésente dans l'actualité,  la violence est perçue différemment d'un individu à l'autre. Certaines formes de violences sont surmédiatisées quand d'autres sont totalement occultées ou déformées. Tentative d'explication par Charles Ségalen, éducateur spécialisé.

« Personne ne met en doute la place de la violence dans l'actualité. Elle est seulement perçue différemment - exagérée, minimisée - selon ce qu'elle engage comme responsabilités dans ses manifestations. On sait aussi que notre société a connu d'autres pics de violence, notamment juvénile, après la Seconde Guerre mondiale, par exemple, ou davantage encore à la fin du XIXe siècle, quand 50 000 à 60 000 mineurs dormaient dans les rues à Paris. Epoque non des “sauvageons” mais des “apaches”. La violence est redevenue une réalité préoccupante.

Le surmoi, nous a enseigné Freud, se constitue depuis l'intégration des idéaux sociaux. On ne peut ignorer le lien entre les déficits de “garants métasociaux” (Touraine) et la nature sauvage de l'homme qui, chassée pas à pas, revient au galop ; l'homme est d'abord un loup pour l'homme. Notre société traverse une période de rémission pour les uns (l'Etat-nation, le métier, la famille), féconde pour les autres.

Des frontières symboliques

Mais il est curieux d'observer que cette violence, tel le nuage de Tchernobyl, ne passerait pas certaines frontières ;celles réputées naturelles, symboliques cette fois, que forment les tabous, l'intouchable.

En effet, à travailler dans la protection de l'enfance avec le recul du temps, il est frappant de constater que la croissance des problématiques incestueuses et plus généralement des abus sexuels sur mineurs (25 %en cinq ans)   (1) est assortie d'un discours assurant que, pérennes, ces abus n'émergent davantage que pour être parlés. Ce qui est en partie vrai, mais également faux, le fait d'y être plus attentif ayant un effet nécessairement dissuasif que l'on s'attache ici à ignorer. Discours de même nature que celui qui prétendait, a contrario, que si les médias parlaient moins du Front national il n'aurait pas pareil succès. Rapprochement non fortuit, les deux phénomènes participant d'une même inclination à l'entre soi, résultat d'un même affaissement des garants métasociaux entraînant un même délitement des barrières symboliques, idéologiques ou générationnelles. Une même économie du penser conduisant au même agi, la même “haine du symbolique” au même “diabolique” ; celui-là qui, chassé par la porte du religieux, rentré par des fenêtres naturelles, en chacun de nous, sommeille.

Aujourd'hui le discours sécuritaire est pour partie absorbé par le discours libéral, tandis que les dérives sexuelles le sont dans des marchés dont la dimension économique ou médiatique ne montre que la partie émergée. Les barrières douanières donnent plus facilement libre cours aux capitaux qu'au discernement.

Attention aux mots

C'est encore grâce à nos frontières, en effet, que le nuage pédophile est renvoyé au “tourisme sexuel”. L'immoralité a ses vacances.

Autre fait d'actualité, les viols collectifs d'adolescentes. On peut s'entendre dire de source autorisée que ce sont les journalistes, en veine de sensationnel, qui les sortent de l'ombre où ils ont toujours existé. Ce qui est plutôt révélateur, côté médias, c'est la manière de les commenter.

Dans son reportage, le journaliste parle volontiers, plutôt que de viol collectif, de “tournante”, terme emprunté aux intéressés. On ne peut ignorer la banalisation et la complaisance que suppose l'emploi d'un tel euphémisme. S'il n'est pas réfléchi, et pour cause, il ne recèle pas moins une forme de contemplation ou de “ravissement” (de rapt) inconscient pour cette barbarie que le tabou ou l'interdit avait rangée au placard. Lequel ne verrouille le réel qu'avec des serrures sociales conséquentes, en forme d'idéaux sociaux, véhiculés par le discours. Les mots ont le pouvoir de mettre de l'ordre dans les choses et les choses en ordre. “Un mot et tout est sauvé. Un mot et tout est perdu”, disait André Breton.

Le surmoi, d'évidence, est soluble dans le marché. Soumis à ses intempéries, à ses sirènes, traités aux OGM [organismes génétiquement modifiés] de l'audimat, les revêtements éthiques perdent en étanchéité. L'offre de jouissance, tel le dopage, a sa longueur d'avance. La transgression, la bride sur le cou, prend un galop.

C'est le virage où se produit l'emballée de “Loft Story”. Un étalon du genre. “Tournage” organisé, soft, préservatif du Conseil supérieur de l'audiovisuel posé, du viol de l'intimité d'autrui. Dans la limite rendue poreuse, “désurmoïsante”, entre fiction et réalité.

Entre fiction et réalité

Le spectateur, plus que voyeur, est “actionnaire” de la scène primitive : introduit, “intéressé” à cet endroit où s'origine, prend corps le désir de l'autre, donné pour saisissable. Objet de jouissance dans tous les sens du terme. Economie de marché et économie libidinale confondues, en société anonyme. Le spectacle de la horde sauvage dont vous êtes le héros. Ici la civilisation, dopée par le progrès et ses velléités de marchandisation du monde, opère une révolution, un tour complet sur soi. C'est le sens du dernier roman de Michel Houellebecq (2). Scandale.

On fait dans l'hallucination à l'envers : on n'a rien vu, rien entendu dire. La dénégation du réel est à la mesure de la fascination qu'il exerce. La pulsion “libéralisée” à son tour, le tabou, empaillé de non-dit, naturalisé, est invité à prendre le chemin du musée. L'abuseur ne réduit pas l'abusé au silence, il rend seulement sa parole confuse. Le phénomène de “mutisation” public, ici, conforte la violence, laquelle, en retour, sert à ne pas penser. L'impensable fait recette. Le marché n'est que son fond de commerce. Une dé-civilisation, sourde et comme il convient alors muette, le temps qu'elle peut, opère. A l'heure du thé :on s'intéresse davantage aux processus de production de sens privé qu'aux processus de production de sens public. Vous reprendrez bien un peu de clinique, ma chère...

Heureusement, rappelle le philosophe italien Giorgio Agamben dans Ce qui reste d'Auschwitz   (3), “l'homme est ce qui résiste à sa destruction infinie”, l'Homme c'est, de toujours, ce qui reste de l'homme. »

Charles Ségalen Educateur spécialisé 1, rue de l'Aqueduc - 78170 La-Celle-Saint-Cloud -Tél. 01 39 18 29 22 -meilavern@club-internet.fr.

Notes

(1)  Statistiques du ministère de l'Intérieur - Voir ASH n° 2204 du 2-03-01.

(2)  Plateforme - Flammarion.

(3)  Ed. Rivages, 1999.

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