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« Il faut sortir du paternalisme »

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Comparer les systèmes européens de protection de l'enfance en difficulté ou en danger, telle est, depuis 1989, l'ambition d'une cellule de recherche au sein de l'association Jeunesse culture loisirs technique (JCLT) (1). Rencontre avec le pilote de ce groupe, Alain Grevot (2), qui pose, dans un décapant « Voyage en protection de l'enfance » (3), un regard critique sur le dispositif français.

Actualités sociales hebdomadaires : Comment est née l'idée de cette comparaison ? Alain Grevot : J'ai commencé ma carrière professionnelle comme ingénieur dans l'industrie pétrolière, un milieu cosmopolite, avec des équipes de travail internationales. Quand je suis arrivé dans le secteur de l'action sociale et de la protection administrative et judiciaire, j'ai été marqué par son extraordinaire ethnocentrisme et son mépris pour les systèmes étrangers. En 1988, lors d'un colloque sur l'action éducative en milieu ouvert  (AEMO), j'ai lié connaissance avec un policier anglais, seul de son espèce au milieu de travailleurs sociaux. A partir de cette rencontre, j'ai monté un voyage d'étude en Angleterre, avec divers professionnels. J'ai été frappé autant par la découverte des pratiques britanniques que par les questions que posaient les Français. La représentante du conseil général était obnubilée par la question de la distribution des compétences, le juge se trouvait face au néant, n'ayant aucun équivalent. Les voyages d'étude sont souvent superficiels, mais ils ont un effet décapant et permettent de s'interroger sur soi.

En outre, quand on a la responsabilité d'un service de protection de l'enfance, on a besoin d'un référentiel pour appréhender la distribution des rôles et des pouvoirs, la notion de danger... L'Angleterre, où il existe depuis 30 ans un lien permanent entre les travailleurs sociaux et les universitaires, dispose d'un corpus de connaissances et de méthodes. En France, la distance entre praticiens et chercheurs fait que l'on est un peu démuni de points d'appui pour construire les interventions. Le manque était d'autant plus criant que nous venions de subir la décentralisation et qu'émergeait la question de la maltraitance. A ce moment fort de transition et de déstabilisation du système construit à la fin des années 50, je suis allé regarder ailleurs.

Quelle méthodologie avez-vous utilisée ?

- Quand nous avons commencé, peu de travaux comparatifs existaient, et ils étaient davantage centrés sur les cadres politiques et législatifs. Notre singularité est d'être restés axés sur les pratiques effectives. Avec des collègues anglais, nous avons mis au point une méthode, dite « des regards croisés », généralisée ensuite à plusieurs pays. Elle permet de repérer les grandes lignes de la construction des réponses à une situation identique dans des pays différents. Une des méthodes utilisées consiste à présenter à des professionnels de nationalités diverses des cas fictifs, face auxquels ils réagissent. Chacun voit ensuite ses réponses commentées par les collègues étrangers, qui mettent en exergue les points qui les surprennent le plus. On se penche également sur les interrogations suscitées, car ce qui interpelle les professionnels est révélateur de leur propre environnement. Nous avons aussi eu soin de confronter non seulement les réponses des professionnels, mais aussi celles des familles et des mineurs.

Au terme d'une décennie de travaux, quel trait distinctif du dispositif français mettriez-vous en avant ?

- L'énorme écart entre, d'une part, ses ambitions affichées, et, d'autre part, son modeste souci d'opérationnalité. La France a la volonté d'être un Etat social fort. Les politiques publiques y sont développées, les professionnels nombreux, les moyens importants. Mais en même temps, on a des difficultés à accepter de voir ce que donne, dans la pratique, la mise en œuvre de ces grands principes et cette générosité. Le rapport Naves- Cathala (4) illustre bien ce paradoxe. On y trouve une étude fine des forces et des faiblesses de l'aide à l'enfance et à l'adolescence en difficulté et aux familles, au-delà des stricts dispositifs ASE et PJJ. Mais il contient aussi un catalogue de 65 propositions non hiérarchisées, avec des degrés de réalisation divers. On sent qu'une fois l'analyse faite, les questions opérationnelles paralysent.

Il est aussi fascinant de voir combien les professionnels français sont, au cours de nos travaux, en grande difficulté pour dire clairement ce qui va se passer dans une situation donnée. On entre dans des débats sans fin sur les compétences, le traitement dans le cadre de la protection administrative ou judiciaire, la notion de danger... Cette extrême difficulté à dire : « Voilà comment on appréhende la protection de l'enfance » laisse le champ libre à toutes les interprétations. Il n'y a qu'à voir les réactions de la presse grand public au sujet des placements d'enfants. Le rapport Naves-Cathala réfute qu'il y ait des placements pour raisons économiques. Mais l'opinion pense le contraire et l'aide sociale à l'enfance a une réputation de « rapteuse » d'enfants.

Vous dénoncez également le paternalisme du système français...

- Le juge des enfants a une grande latitude pour se saisir et définir le problème. Il est, en quelque sorte, le bras armé de l'Etat pour co-éduquer avec les parents. Parmi les magistrats européens, il est le seul à pouvoir nouer une relation singulière avec l'enfant. Mais, face à lui, il n'y a ni garde-fou ni contre-pouvoir. Le rapport Deschamps (5) a montré qu'une audience chez le juge pour enfants dure en moyenne 41 minutes. C'est peu par rapport à la gravité des enjeux, puisqu'un placement peut être déclenché ou au moins des mesures qui rentrent dans l'intimité des familles. Cette rapidité indique qu'il n'y a pas de véritable débat et que la famille se voit imposer ce que le juge estime bon pour elle. Il faut sortir de ce paternalisme.

La Belgique et l'Allemagne, en revanche, ont révisé en profondeur leur dispositif au début des années 90, passant d'un modèle de justice civile au rôle difficile à cerner, comme en France, à un modèle de justice arbitrale. La priorité est donnée à l'aide volontaire et à la négociation autour d'un projet. Si la négociation échoue, la justice est saisie et l'on confronte au tribunal l'évaluation et les propositions des services sociaux à celles de la famille.

En France, on ne retrouve pas cette volonté forte de privilégier la négociation, et la primauté est accordée à la réponse judiciaire. Alors que nous devrions « économiser le juge », comme le dit Denis Salas (6). Notre culture laisse peu de place à un espace de travail permettant aux parents ou aux enfants d'être vraiment acteurs.

Dans tous les pays, d'une façon générale, les usagers expriment le besoin d'avoir un contrôle sur l'aide qui peut leur être apportée. C'est en France qu'on est le plus déficitaire sur ce point. Tandis qu'en Allemagne, les familles ont la possibilité de choisir l'opérateur des mesures, elles peuvent vraiment émettre un avis sur la proposition qu'on leur fait.

Selon vous, les conseils généraux se sont contentés d'une « bonne gestion de l'héritage de l'Etat », sans réellement élaborer d'orientation en matière de protection de l'enfance...

- Il ne faut pas stigmatiser les conseils généraux. La décentralisation leur a confié de larges compétences et, financièrement, ils n'ont pas relâché l'effort. Mais la structure du dispositif rend leur situation un peu bancale. Leur rôle est légalement écrit mais opérationnellement flou. Faute de cette clarification, on consacre, en France, beaucoup d'énergie à la coordination. Les Anglais, par exemple, sont stupéfaits de voir le nombre de travailleurs sociaux en contact avec certaines familles françaises, sans forcément une ligne claire d'intervention. Cela dit, l'Allemagne rencontre aussi des problèmes de coordination. Il n'y a pas vraiment de chef d'orchestre.

Quel éclairage apporte la comparaison sur le secteur associatif ?

- En Allemagne, les associations sont puissantes et présentes tout au long de l'élaboration des politiques sociales, fondées sur une co-construction public-privé. Au nom du principe de subsidiarité, la priorité est donnée à la réponse associative par rapport à la réponse publique, qui n'intervient qu'à défaut. En Angleterre, existe, dans le champ de la protection de l'enfance, un important secteur non lucratif, qui s'enracine dans la vie communautaire et l'entraide et dispose d'une légitimité sociale forte. Il entretient avec le secteur public des relations de quasi-marché :le secteur public achète au secteur volontaire la prestation correspondant au plan d'intervention établi pour une famille. Dans ces deux pays, les associations disposent d'un espace de créativité plus important qu'en France, où elles sont pieds et poings liés aux pouvoirs publics, et maintenues sous le joug d'une norme administrative. D'où, dans l'Hexagone, une stéréotypie des réponses beaucoup plus forte.

Ainsi, notre système manque de progressivité dans ses réponses. En Angleterre, par exemple, on peut, certes, aller vers une séparation définitive parents-enfants, mais à l'issue d'un long travail, avec un accueil le week-end dans un centre familial, où des travailleurs sociaux vont partager la vie de la famille, proposer des exercices pour évaluer le savoir- faire parental, la capacité d'évolution... En Allemagne, il peut y avoir un suivi intensif d'un travailleur social en milieu ouvert avec une seule famille pendant six mois. Le rapport Naves-Cathala dit qu'il faut développer les réponses intermédiaires en France. Pourtant, en même temps, il propose une « mesure éducative et sociale de soutien à la famille », différente de l'AEMO car elle conjugue les interventions de plusieurs professionnels mais qui reste une mesure administrative très cadrée. En outre, l'AEMO a encore été peu évaluée.

Vous préconisez un meilleur ancrage du dispositif dans la société civile...

- Il existe en France un courant qui veut redonner un rôle à la société civile au sein de la protection de l'enfance, mais la rencontre est difficile. Les pouvoirs publics, qui ont le monopole en matière d'action sociale, la craignent, même s'ils en perçoivent la pertinence. Les administrations de l'aide sociale à l'enfance sont restées plutôt renfermées sur elles-mêmes. Et les professionnels du secteur associatif ne sont pas plus ouverts et éprouvent quelques réticences à l'intervention bénévole. Alors qu'en Allemagne, dans les associations de type « Sauvegarde », les bénévoles sont très présents, y compris dans l'action. Ils gèrent par exemple des services d'écoute téléphonique, avec des professionnels pour les conseiller ou les superviser. En Ecosse, le Children's Hearing, un tribunal non professionnel composé de personnes d'âges, d'expériences professionnelles et personnelles et d'appartenances sociales très divers, est chargé de rendre des décisions relatives aux moins de 16 ans. Son existence traduit la volonté de faire vivre les ressources de la société au service des plus en difficulté. En Belgique flamande, une commission de médiation réunissant des bénévoles extérieurs au champ de l'aide aux familles et à la jeunesse sert de tampon entre l'aide volontaire et l'aide judiciaire. Mais, en France, notre modèle de démocratie est ainsi fait : on vote, on délègue, puis les élus transmettent aux techniciens.

Un autre progrès consisterait, estimez- vous, à intégrer le paramètre financier dans l'évaluation du dispositif...

- En France, on est gêné pour parler argent quand on aborde la protection de l'enfance. Même si les préoccupations des gestionnaires français sont les mêmes qu'ailleurs, elles ne sont pas intégrées à la construction des réponses. En Angleterre, dans un contexte d'économie de marché très marqué, le précepte « Value for Money » - « en avoir pour son argent » - figure dans les textes régissant les services sociaux. L'Allemagne, également, de plus en plus, se tourne vers une approche de marché et rapporte les dépenses en temps et en argent à l'impact des mesures. Cette importance accordée à la notion de « dépense à bon escient » rend les actions plus lisibles. En France, la question est encore taboue.

Propos recueillis par Céline Gargoly

Notes

(1)  Qui fonctionne notamment grâce à des financements de la direction générale de l'action sociale, du ministère de la Justice, du conseil général de l'Oise, de la Fondation de France et de la Fondation pour l'enfance.

(2)  Il dirige le service d'interventions spécialisées d'action éducative de la JCLT dans l'Oise : 30 bis, rue Bossuet - 60000 Beauvais - Tél. 03 44 11 15 15.

(3)  Aux éditions du Centre national de formation et d'études de la protection judiciaire de la jeunesse : 54, rue de Garches - 92420 Vaucresson - Tél. 01 47 95 98 98 - 60 F (9,15 €) + 25 F (3,81 €) de port - Voir ASH n° 2226 du 31-08-01.

(4)  Voir ASH n° 2177 du 25-08-00.

(5)  Voir ASH n° 2207 du 23-03-01.

(6)  In Le tiers pouvoir, vers une autre justice - Hachette - 1998.

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