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Quand les enfants deviennent des tyrans

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De plus en plus fréquentes, les situations de violences sur ascendants interrogent les juges et inquiètent les travailleurs sociaux. A Toulouse, l'association Sauvegarde 31 a décidé d'organiser une réflexion sur ce phénomène. Interview croisée de Jean-François Curvale, son directeur (1), et d'Odile Barral, juge des enfants à Toulouse (2).

Actualités sociales hebdomadaires : Le phénomène de violence sur ascendant est-il en progression ?

Jean-François Curvale : Nous avons toujours repéré des situations d'adolescents tyrannisant leurs parents. Mais depuis trois ans, le phénomène s'amplifie de façon inquiétante (3). De 27 cas recensés en 1997, nous sommes passés à 45, soit un adolescent sur cinq suivi par notre association. Depuis un article sur ce sujet paru dans La dépêche du Midi du 27 août dernier (4), nous avons reçu, en moins d'un mois, 44 appels de parents, victimes des violences de leurs enfants. Odile Barral : J'ai au moins trois dossiers en cours au pénal sur ce motif. Ces situations nous interrogent en tant que juges des enfants, car nous avions l'habitude de traiter le problème inverse avec des parents violents et des enfants victimes. Comment repérez-vous ces situations ?

J.-F. C. : Nous les décodons au cours de notre travail d'action éducative en milieu ouvert mené avec des adolescents. La maltraitance n'apparaît pas dans les attendus du magistrat. Le problème se révèle au fil des conversations, en discutant avec la petite copine qui se fait tabasser et qui sait que son ami tape aussi sur sa mère, ou en assistant à des scènes de menaces verbales à l'encontre d'un des deux parents alors que la famille est reçue en entretien... Parfois, les adultes finissent aussi par nous avouer les violences qu'ils subissent tous les soirs et par nous dire qu'ils ne savent plus comment s'en sortir. O. B. : Nous sommes effectivement alertés par les services éducatifs et les services sociaux de secteur, qui sont de bons témoins de ces phénomènes. Mais il arrive aussi que les parents écrivent directement au magistrat pour demander de l'aide. Comment cette violence s'exerce-t-elle ?

J.-F. C. : Il y a d'abord les violences psychologiques sous forme de chantage. Très efficace lorsque l'enfant se trouve entre deux parents divorcés et qu'il monnaye son affection auprès de l'un et de l'autre. L'enfant peut aussi se servir de sa bande de copains et menacer de crever les pneus de la voiture si son père ne ramène pas des cigarettes ou ne donne pas d'argent pour acheter une barrette de haschich.

Les violences peuvent être aussi physiques, lorsque les parents prennent des coups de poing, des coups de pied, des coups de batte de base-ball... Par exemple, une femme écope d'un œil au beurre noir car elle a refusé de donner son salaire à son fils de 15 ans, une autre fait exprès de perdre au Monopoly de peur de se faire frapper par son fils de 14 ans, une autre n'ose plus demander quoi que ce soit à sa fille par crainte de recevoir une gifle. J'ai reçu aussi une lettre d'un médecin qui constatait de nombreuses contusions et des marques de semelles de chaussures dans le dos d'une maman.

Comment expliquer l'attitude des parents ?

J.-F. C. : Ils ont tendance à céder aux exigences tyranniques pour éviter les coups. D'une part, ils ont honte et peur que l'entourage soit au courant. De l'autre, ils pensent toujours que c'est la dernière fois et que ça n'ira pas plus loin. De plus, même s'il frappe, l'enfant ne quitte pas ses parents. Et certains sont prêts à payer ce prix pour le garder auprès d'eux.

Les parents mettent aussi en cause les mauvaises fréquentations de leur fils ou de leur fille, l'influence de la télévision, voire celle de l'école. Certains pères nous disent qu'ils ne sont plus assez forts pour faire face. J'en connais même qui ont déserté l'appartement familial pour s'installer à l'hôtel ou dans un studio afin d'échapper aux menaces.

UN GROUPE LOCAL DE RÉFLEXION

Fin octobre, l'association Sauvegarde 31 va réunir le premier groupe local de réflexion autour du thème des enfants maltraitants. « Nous souhaitons envisager le problème de différents points de vue afin d'enrichir notre approche du phénomène et trouver de meilleures réponses à ces drames », explique Elisabeth Witasse, présidente de l'association. Le groupe de travail sera constitué de membres de Sauvegarde 31 ainsi que d'autres professionnels de divers horizons : deux magistrats de la jeunesse, un membre du parquet, un universitaire en médecine, un universitaire en droit, un philosophe, deux psychanalystes, un médecin légiste, un représentant de l'Education nationale, du conseil général, de la protection judiciaire de la jeunesse, une directrice régionale de l'ANPE, un directeur de théâtre, un journaliste de la presse locale et un directeur d'une école d'ingénieur qui ouvre une classe pour des jeunes en très grande difficulté.

O. B. : Si les parents ont honte d'en parler, une fois arrivés dans mon bureau, ils l'évoquent assez facilement. Reste qu'il est difficile de les convaincre de saisir la justice. Certains sont persuadés qu'il n'est pas possible de porter plainte contre son propre enfant. Pourtant, aux termes de la loi, le fait que les violences soient commises sur ascendant sont des circonstances aggravantes. Existe-t-il des structures familiales plus exposées ?

O. B. : Le père est souvent absent ou peu influent. En général, ces familles fragiles ont eu du mal à poser des limites à leur enfant et ont cédé à tous ses caprices. A l'adolescence, celui-ci va continuer à exiger de plus en plus. Comme il n'a reçu aucun apprentissage de la frustration, il ne supportera aucun refus. On observe des huis clos infernaux dans certaines familles monoparentales où la mère s'est sacrifiée pour son enfant au-delà de toutes limites. Quand la relation dysfonctionne, quand il manque un tiers pour trouver la bonne distance, la violence peut survenir.

Il arrive aussi que cette violence soit devenue le code familial. Les enfants ont parfois été eux-mêmes maltraités ou ont vu leur père frapper leur mère. Ils reproduisent ensuite la même situation sur leurs parents.

J.-F. C. : Il s'agit souvent de familles de classes moyennes ou aisées et très rarement de foyers vivant dans des quartiers difficiles. Nous avons affaire parfois à des enfants uniques, quelquefois adoptés ou dont les parents sont âgés. Les adolescents ont généralement entre 13 et 16 ans, mais nous avons vu deux cas d'enfants tyrans de 8 et 9 ans. Les garçons sont les plus fréquemment concernés, mais cette violence survient aussi chez des jeunes filles.

En étudiant leurs profils, j'ai remarqué qu'il s'agissait souvent de jeunes ayant eu des problèmes de santé dans leur petite enfance et donc, très protégés par leurs père et mère. Ils étaient généralement très anxieux, très capricieux et leurs parents n'osaient pas dire « stop ». Nombre d'entre eux ont connu l'échec scolaire dès le cours préparatoire. Beaucoup aussi vivent dans des familles monoparentales avec une mère qui leur a laissé peu d'autonomie. Peu aptes à l'improvisation, si les choses ne se passent pas comme prévues, c'est la catastrophe. On remarque qu'ils ont changé d'école ou de club de sport à plusieurs reprises et l'on peut supposer que la problématique est liée à l'autorité. Ce sont des « enfants rois » qui ont fréquemment des attitudes au-delà de l'incivilité.

Comment venir en aide aux familles ?

O. B. : En plus des mesures d'accompagnement, mon rôle est aussi de dire aux parents « non seulement vous avez le droit, mais vous devez porter plainte dans l'intérêt de votre enfant ». Si l'acte n'est pas sanctionné, l'enfant ne trouvera jamais de limites, et sa violence risque de s'exercer sur d'autres de ses proches. Quand la situation paraît insupportable et dangereuse, il faut envisager l'éloignement et chercher au plus vite un moyen de placement. Mais nous manquons de lits en structures hospitalières pour des adolescents en pleine crise. J.-F. C. : Si les familles acceptent bien l'idée du placement a priori, celui-ci dure rarement plus de quelques jours. Une fois placé, l'enfant rappelle ses parents avec son téléphone portable : il se plaint, dit qu'il est mal, regrette ses actes, promet que ça n'arrivera plus jamais... Et trop souvent, les parents cèdent et le cauchemar recommence. Nous les incitons aussi à porter plainte sur les conseils des magistrats, mais ils ne sont que rarement prêts à entreprendre une telle démarche. Vous sentez-vous soutenus et reconnus dans vos actions contre ce phénomène ?

O. B. : C'est un sujet dont on parle peu encore chez les magistrats. Les services de police ont aussi du mal à se mobiliser. Pour eux, ces violences relèvent d'affaires privées et ils ont tendance à les banaliser lorsque les parents les appellent. J.-F. C. : Nous sommes particulièrement soutenus par le conseil général de la Haute-Garonne et la direction départementale de la protection judiciaire de la jeunesse qui s'intéressent de près à notre action auprès des jeunes en grande difficulté, dont ces adolescents tyrans.  Peut-on parler réellement de mal-traitance ?

O. B. : Je ne suis pas sûre qu'il faille employer le terme « d'enfants maltraitants », car cela entraîne un parallèle avec les enfants maltraités, alors que les choses ne se posent pas de la même façon. D'abord, les parents maltraitants sont responsables de leurs enfants et donc, de leurs victimes sur lesquelles ils possèdent l'autorité. Le contraire n'est pas vrai. Ensuite, le phénomène ne présente pas la même ampleur que celui de l'enfance maltraitée. Propos recueillis par Florence Pinaud

RÉMY PUYUELO : « LA CRUAUTÉ INNOCENTE  »

Selon le pédopsychiatre toulousain Rémy Puyuelo- qui participe au groupe de travail -, ces violences commises sur ascendant révèle la fragilité du lien social. « Alors que les médias parlent d'enfants tyrans, j'emploie plutôt la notion de cruauté innocente des enfants dans l'ordre d'idée des enfants soldats. Ces violences interrogent sur l'isolement des parents victimes. On les observe s'enfermer dans le silence tout comme le font les enfants maltraités. Il existe un tel défaut de confiance dans l'environnement qu'ils n'osent pas demander de l'aide », explique-t-il. Mais, d'après lui, c'est aussi la représentation même de la famille et des places occupées par chacun qui est en question. « Les phénomènes qui font reculer le rôle et menacent l'équilibre de la cellule familiale sont nombreux. Avec l'immaturité de certains parents, avec les pères disqualifiés par le chômage et la maladie, avec les médias qui remplacent les parents qui travaillent dans l'éducation des enfants, les places comme les temps deviennent flous. L'enfant est obligé de devenir adulte bien plus rapidement. Devant ses parents défaillants, face à une société qui le considère comme un consommateur, face à des Etats qui lui donnent des droits (le droit des enfants) mais pas de devoirs, les enfants manquent de repères et d'interdits qui leur permettent de construire les limites à l'intérieur de leur esprit. Du coup, sans limites, ils peuvent faire preuve d'une grande cruauté sans évaluer la portée de leurs actes. » Auteur de Figures de la survie (de Bécassine à Robinson Crusoé)  - Rémy Puyuelo - Editions ESF - 1998.

Notes

(1)  Sauvegarde 31 : 10, place des Carmes - 31000 Toulouse - Tél. 05 62 26 45 65.

(2)  Et auteur de Chronique de l'enfance en danger - Editions du Cherche Midi - 1997.

(3)  Un récent rapport de l'équipe de pédopsychiatres de l'hôpital pour enfants Robert-Debré évoque également l'existence de ces « tyrans familiaux » (NDLR).

(4)  Celui-ci indiquait qu'un adolescent toulousain de 17 ans avait été mis en examen et écroué pour avoir exercé des violences volontaires sur sa mère.

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