On les dit peu concernés par la construction européenne. Il est vrai, aussi, que franchissant rarement les frontières de la cité ou du quartier, les jeunes défavorisés n'ont pas souvent l'occasion de participer à des échanges internationaux. Et encore moins d'être conviés à y faire part de leurs problèmes quotidiens et de leurs suggestions pour en sortir. Aussi la rencontre corrézienne a-t-elle constitué une grande première pour nombre de participants.
Venus de dix pays européens - appartenant ou pas à l'Union (1) - et de différentes villes de France (2), 80 jeunes de 15 à 25 ans, accompagnés de 40 travailleurs sociaux, ont pu confronter, à Tulle, leur vision du monde.
« C'est une Europe oubliée à qui nous avions donné rendez-vous cet été, pas l'Europe des grands dossiers, mais le continent des enfants des rues, des gamins en difficulté, des jeunes en “situations spéciales ” », expliquent Françoise Ceron et Pascale Soleilhavoup, éducatrices du service de prévention spécialisée de Corrèze, à l'origine du projet (3). Préparé, avec l'aide du conseil général, par un petit groupe de jeunes Tullistes, celui-ci est né d'un concours de circonstances. « Partis, en 1998, disputer un match de basket de rue en Allemagne, nous avons été contactés par Hans Steimle, président d'une structure d'assistance aux jeunes (4), précise Mathieu, 20 ans. Il nous a invités à revenir, l'été suivant, pour participer au forum international organisé par son association à Mannheim. »
Avec le soutien financier du département et la complicité de leurs accompagnatrices Françoise Ceron et Pascale Soleilhavoup, Mathieu, Damico et Bruno ont ainsi représenté la France à la conférence de juillet 1999, intitulée « Europe 2000, que devenons-nous ? Les enfants et les adolescents prennent la parole ». Des jeunes et des travailleurs sociaux de huit pays du continent et d'Afrique du Sud ont notamment eu l'occasion d'y parler de précarité et de maltraitance, de drogue, d'errance et d'échec scolaire. Qu'en est-il ressorti ? Que dans une Europe vieillissante, une partie de la jeunesse est en rupture avec les valeurs communément admises, résume Pascale Soleilhavoup : « Marginalité, toxicomanie, violence, désordres psychologiques, fugues, sont autant de mauvaises portes de sortie par lesquelles ces jeunes tentent d'exister. Les aînés ne le comprennent pas et ont peur de ces adolescents qui ne trouvent pas, auprès d'eux, les réponses à leurs problèmes. » Une fracture que les travailleurs sociaux ont en charge de réduire avec les moyens - plus ou moins importants - que leurs pays accordent à ces questions. Or à l'heure de l'Europe, ajoute Françoise Ceron, « il nous semble important de mieux connaître le fonctionnement de nos partenaires afin de travailler sur des projets communs visant à permettre aux jeunes et aux familles de prendre leur place dans cette nouvelle dimension ».
L'ensemble des jeunes présents à Mannheim a également eu l'occasion de porter un autre regard sur le monde. « Avant, déclare Mathieu, je ne voyais pas plus loin que le bout de mon quartier et je ne me sentais pas du tout concerné par l'Europe. Là, j'ai vraiment pris conscience d'une solidarité entre jeunes, même si nos problèmes sont différents et souvent, en France, beaucoup moins terribles. »
« Retournés » par cette expérience, Mathieu, Damico et Bruno ont eu envie de la faire partager à d'autres. Encouragés et aidés par les deux éducatrices, ils ont créé, il y a un peu plus d'un an, l'association Europe 2000 (voir encadré au recto). Celle-ci est vite devenue un pôle important du réseau européen de jeunes et de travailleurs sociaux que Mannheim appelait de ses vœux. Avec pour premier objectif : l'organisation, à la demande des Allemands, d'une nouvelle rencontre internationale.
Si la rencontre corrézienne a vraiment constitué « notre conférence, et pas la chose des travailleurs sociaux, c'est bien parce que nous avons pu la préparer ensemble de bout en bout », affirme Mathieu, vice-président d'Europe 2000 (5) . Dans le cadre de cette association - que Françoise Ceron et Pascale Soleilhavoup les avaient incités à créer au printemps 2000 -, une poignée de jeunes Tullistes a pu faire l'expérience de la démocratie en grandeur réelle. Contacts avec les responsables politiques locaux et relations avec les partenaires étrangers, recherche de financements, gestion d'un budget important (6) , élaboration des thèmes de travail, recrutement des interprètes :quittant leur position coutumière de consommateurs, les adolescents ont été amenés à endosser de multiples responsabilités. Ils ont découvert aussi, chemin faisant, les difficultés auxquelles on peut se heurter pour monter un tel projet, y compris lorsqu'on est éducatrices de prévention. Bien sûr, à l'intérieur d'Europe 2000, tout n'est pas non plus idyllique et sur la trentaine d'adhérents de 15 à 25 ans que compte aujourd'hui l'association - très majoritairement des garçons -, seul un petit tiers est véritablement actif. Il n'en reste pas moins vrai que « l'outil associatif est un formidable outil éducatif », estiment les deux professionnelles qui ont accompagné les jeunes tout au long de l'opération.
Famille, scolarité, délinquance : choisis au cours d'échanges préparatoires, ces trois thèmes ont fait l'objet des travaux de Tulle cet été. Débattant en ateliers distincts -restitués lors de séances plénières -, jeunes et travailleurs sociaux ont pu croiser problèmes et pratiques. Avec l'ambition de dégager un certain nombre de propositions et de les transmettre aux responsables politiques nationaux et plus particulièrement aux élus du Parlement européen.
Pour Jacques Padovani, directeur d'un service de prévention de l'Essonne, les attentes de ces jeunes révèlent une grande convergence : demande de communication et d'écoute, de respect et de reconnaissance, quel que soit le domaine évoqué. « Les jeunes ont réussi à dire des choses fortes sur l'humain et ce qu'ils veulent du monde. De grandes phrases, peut- être, mais sincères. Comme les productions qu'ils ont réalisées dans le cadre d'ateliers créatifs, elles traduisent un commun mal-être », observe Bernard Heckel, délégué général du Comité national de liaison des associations de prévention spécialisée. Et d'estimer qu'en matière d'ouverture sur d'autres horizons, but de tout travail éducatif, la rencontre de Tulle a eu, pour les intéressés, « des résultats extraordinaires ». Pour les Stéphanois Medhi et Antony, respectivement âgés de 15 et 16 ans, l'Europe a pris ainsi consistance et réalité : « Ce n'est plus seulement un point sur une carte géographique, mais plein de mots et d'images. » Quant à Ahmed, Hocine et Kamel, trois adolescents de 16 ans venus de Poitiers, ils sont impatients de pouvoir sortir à nouveau de leur quartier des Courronneries pour aller « voir sur place comment ça se passe ».
De fait, les problèmes ne se posent pas partout dans les mêmes termes et les jeunes Français ont notamment découvert avec stupéfaction la violence qu'exercent les adultes (parents et institutions) sur leurs contemporains de l'Europe de l'Est. Comme eux, les travailleurs sociaux ont pu prendre la mesure des clivages qui marquent le continent. Au-delà de constats qui touchent à l'universel, comme l'importance de la relation parents-enfants, les différences entre pays d'Europe centrale et orientale et pays de l'Union s'avèrent notables. Elles sont évidemment liées aux disparités économiques, mais aussi aux écarts de niveau dans la protection de l'enfance.
Aussi, dans leurs propositions, les professionnels réunis à Tulle demandent-ils aux Etats de « s'attacher au problème de la pauvreté et de la misère » et d' « aider les familles en difficulté ou économiquement faibles » ; ils misent tout autant sur l'Europe pour instaurer une législation protectrice de l'enfant dans sa famille ainsi qu'une juridiction spécifique, chargée de veiller à l'application de la Convention internationale des droits de l'Enfant. Sur ces différents plans, précise Françoise Ceron, « nos collègues de l'Est comptent beaucoup sur notre aide ».
« Nous avons tous les mêmes préoccupations : le bien-être et l'épanouissement des jeunes », souligne Stéphane Gonçalvez, éducateur à l'association de défense et de sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence (ADSEA) de Poitiers. Mais les approches sont fonction de l'histoire des pays. Et les différences de démarches, déjà nettes entre professionnels des Etats membres de l'Union européenne - dans le domaine, notamment, de l'intervention de rue (voir encadré ci-dessous) -, sont encore plus marquées avec les ressortissants de pays qui en sont aux prémices du travail social. « On peut peut-être leur éviter de tomber dans certaines erreurs que nous-mêmes avons commises », commente Pascale Soleilhavoup. La profession d'éducateur se nourrit, d'abord, de ce qu'elle peut conceptualiser de ses pratiques, estime Jacques Padovani. Aussi, « en parlant nos métiers, ajoute-t-il, doit-on pouvoir travailler à dégager des orientations transversales aux différents pays. A charge ensuite, pour chacun, de les “assaisonner” en fonction de ses moyens et de ses publics. »
C'est à la construction de cette Europe adaptée à leurs préoccupations de terrain, que les congressistes de tous âges entendent continuer à s'employer. Riches des adresses échangées à Tulle, ils ont d'ores et déjà de multiples projets bi- et multi- latéraux. En attendant de faire à nouveau le point lors d'une prochaine rencontre qui devrait se tenir dans deux ans.
Caroline Helfter
Le Comité national de liaison des associations de prévention spécialisée (CNLAPS) (7) qui propose, depuis plusieurs années, des informations et des formations sur l'Europe, a participé à un projet pilote visant à élaborer un outil de formation européen au travail de rue. Mené entre 1997 et 2000 dans le cadre du programme d'action communautaire « Leonardo I », le travail a été conduit en partenariat avec la mairie de Bologne (Italie), l'organisation non gouvernementale grecque Kethea (Athènes) et les services sociaux de la commune de Getafe (Espagne). Outre la tenue de séminaires présentant, notamment, les modes d'intervention spécifiques aux quatre pays (dont les comptes rendus sont disponibles sur papier), les participants à ce projet ont réalisé un site Internet, construit à partir de leurs expériences de travail de rue : « streetworker.org ». Pour favoriser les échanges entre éducateurs européens, le CNLAPS a d'autre part ouvert, avec la BAG EJSA allemande (Bundesarbeitsgemeinschaft Evangelische Jugendsozialarbeit) et l'organisation italienne ENAIP ( Ente Acli Istruzione Professionale), une plate-forme de dialogue : « yes-forum.org ». Il co-organise, par ailleurs, avec l'Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire - agence française du programme européen « Jeunesse » - un colloque sur « Les échanges européens : un outil éducatif pour les travailleurs de rue », qui se déroulera du 26 au 28 octobre dans les locaux de l'INJEP, à Marly-le-Roi (Yvelines).
(1) Allemagne, Angleterre, Irlande, Italie et Portugal, mais aussi Bulgarie, Roumanie, Russie, République tchèque et Yougoslavie.
(2) Abymes (en Guadeloupe), Marseille, Poitiers et Saint-Etienne.
(3) Contacts : 2, avenue Charles-de-Gaulle - BP 193 - 19000 Tulle - Tél. 05 55 20 67 95.
(4) La BAG EJSA est une association qui fédère, à l'échelon national, les organismes protestants d'assistance sociale aux jeunes.
(5) Europe 2000 : 2, rue de la Bride -19000 Tulle - Tél. 05 55 20 88 09.
(6) S'élevant à près de 800 000 F, le budget de la conférence a été alimenté, pour les deux tiers, par le conseil général de la Corrèze et le programme communautaire « Jeunesse pour l'Europe ».
(7) CNLAPS : 2, rue de l'Avenir - 73100 Aix-les-Bains - Tél. 04 79 34 36 25.