Il dit avoir été « un peu surpris » de son élection, le 11 décembre 2000, à la présidence de l'Association française des organismes de formation et de recherche en travail social (Aforts). Lui qui ne vient pas du sérail de la formation et n'a pris la direction de l'Institut du travail social de Pau qu'en 1997. Excès de pudeur, d'humilité ? De fait, et il le sait bien, ce n'est pas pour sa connaissance du milieu de la formation que sa candidature a fait l'unanimité. La différence s'est jouée au contraire sur sa distance critique, ses engagements dans la lutte contre la pauvreté et, souligne-t-on, sa « dimension politique ». Au moment même où les centres de formation- parvenus, enfin, à une représentation unitaire- souhaitaient opérer un virage et sortir d'un système un peu replié sur lui-même. A 55 ans, il incarne donc l'ouverture, la rupture.
Choix d'autant plus judicieux que son parcours s'inscrit aussi dans une logique de ruptures : ruptures avec la répétition, avec un social gestionnaire où le poids des appareils et le confort des certitudes prennent le pas sur le sens et les finalités de l'intervention. C'est ainsi qu'après des études de philosophie et de théologie, cet homme natif de Mauléon (Deux-Sèvres) se lance, une fois son diplôme d'éducateur spécialisé en poche, dans l'aventure des clubs et équipes de prévention qu'initiait, en 1970, Jacques Chaban-Delmas à Bordeaux. Et qui se voulaient une nouvelle réponse au problème des jeunes en déshérence dans les cités. Celui qui travaille alors aux côtés du sociologue François Dubet affiche déjà ses choix pour la recherche, l'innovation sociale.
Deux ans plus tard, on le retrouve à Thiviers (Dordogne), petite ville de 5 000 habitants perdue dans la Dor- dogne, directeur-adjoint d'un orphelinat de jeunes filles tenu par les sœurs de la Croix de Lavaur. Qu'il transforme en institut de rééducation psychothérapique axé sur la prise en charge globale et les méthodes de pédagogie nouvelle. Là encore, il s'agit de rompre avec un certain ronronnement institutionnel, d'initier une démarche... Seulement, c'est sans compter sur l'image sociale portée par la population qui, elle, n'a guère évolué. Malgré la transformation de la maison d'enfants, les habitants continuent à montrer du doigt les jeunes filles. « L'étiquetage subi les enfermait dans un rôle social », se souvient Christian Chassériaud.
Premier déclic donc avec la découverte des formes d'enfermement, du marquage institutionnel que les publics, quelles que soient les tentatives, portent comme un boulet. Irrémédiablement piégés par le poids des représentations sociales. Cette problématique oriente ses études de sociologie qu'il poursuit parallèlement jusqu'à l'obtention d'un DESS en sciences sociales. Car il fait partie de cette génération de travailleurs sociaux pour qui l'action n'est jamais déconnectée de la pensée :elle la nourrit et la prolonge. Et sa réflexion conceptuelle va prendre une épaisseur à travers ses rencontres avec Jean-Paul Sartre (dont la famille paternelle était originaire de Thiviers), puis Michel Foucault et Franco Basaglia. Tandis qu'il se lie au mouvement insolent de l'anti-psychiatrie en adhérant à l'Association pour l'étude et la promotion des structures intermédiaires (Asepsi). « J'étais alors extrêmement préoccupé par la mise en place d'alternatives à toutes les formes d'enfermement y compris dans le travail social », raconte-t-il. Rongé par la question éthique : comment mener une action sociale non stigmatisante ?
De tout ce bouillonnement intellectuel va naître l'Association périgourdine d'action et de recherche sur l'exclusion (Apare) qu'il crée, en 1981, à Périgueux (Dordogne), avec des syndicalistes et des militants associatifs. Il s'agit de proposer aux sortants de prison, d'hôpitaux psychiatriques, aux jeunes en difficulté, aux sans domicile fixe, un lieu d'accueil, d'accompagnement et des expériences autour de l'économique. « Nous défendions l'idée qu'on ne pouvait sortir les publics des étiquettes et de l'exclusion qu'en les rendant producteurs de richesses et de plus-value ». Deux « entreprises sociales » (l'une dans le bâtiment, l'autre dans le nettoyage et l'entretien de vêtements) voient le jour. Les entreprises d'insertion - dont le nom n'existe pas encore - sont nées.
Rupture, séisme par rapport à la culture dominante centrée sur la frontière étanche entre l'économique et le social. Il faut se replacer dans le contexte de l'époque pour prendre la mesure du bouleversement opéré par ce visionnaire (à qui les faits ont donné raison) dans les conceptions du travail social. « Nous étions considérés soit comme des provocateurs, soit comme des inconscients !Nous sortions des représentations mentales du social », se rappelle Christian Chassériaud, évoquant la méfiance, voire la défiance des politiques et des travailleurs sociaux vis-à-vis de ceux qui osaient porter le social sur les terres « ennemies » de l'économique. « Contrairement au discours dominant, nous disions qu'il y avait un circuit des institutions qui devenait l'institution du circuit. Et qu'il fallait sortir de ce milieu pour espérer faire avancer la question sociale sur les plus marginalisés. »
Fondée sur une logique de développement local en rupture avec les pratiques d'assistance et de réparation sociale, Apare - qu'il va diriger pendant 15 ans - devient une sorte de laboratoire de l'insertion par l'activité économique. Car, et c'est l'autre aspect du personnage, ni les critiques, ni les sarcasmes n'ont de prise sur ce militant qui trace son sillon sans dévier du cap qu'il s'est fixé. Et qui réussit même le tour de force - avec, il est vrai, le soutien de Marinette Girard, à la tête de la direction de l'action sociale - d'obtenir à titre expérimental qu'une partie de l'aide à l'hébergement soit détournée pour financer les actions d'insertion par l'économique. « Ce qui était une hérésie réglementaire et législative ! »
Bien sûr, et il n'est pas dupe, avec la montée du chômage et de l'exclusion, ces nouvelles réponses commençaient à éveiller l'intérêt des responsables politiques. Conjoncture particulière qui permet au mouvement de l'insertion par l'économique de se structurer. Tandis que la doctrine s'affine. Christian Chassériaud y participe activement, présent dans toutes les instances de réflexion qui se mettent en place : président de l'Union régionale des entreprises d'insertion d'Aquitaine qu'il fonde en 1984, président de la commission nationale « Insertion par l'économique » de la FNARS jusqu'en 1992, membre du Conseil national de l'insertion par l'activité économique qu'il contribue, aux côtés de Claude Alphandéry, à installer. A l'initiative également de la création à Périgueux du premier groupement d'employeurs pour l'insertion et la qualification, membre élu à la délégation française du réseau européen des associations de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale... Il collectionne les titres les uns après les autres.
Ce fils de cheminot, élevé dans le gaullisme populaire et que rien ne prédisposait à l'action sociale, est partout. Homme de pouvoir ? Non, au sens où le pouvoir en soi ne l'intéresse pas. Il s'agit davantage pour lui d'occuper tous les lieux où il peut défendre ses thèses et participer au renouveau de l'action sociale. Quitte par ses propos parfois provocateurs ( « Il faut fermer les CHRS », avait-il affirmé à une époque) à en hérisser quelques-uns. Car son franc-parler ne lui attire pas que des amis.
Il participe même à la réflexion sur le « I » du RMI. Puisque dès 1987, il est associé à la cellule de l'Elysée préparant sa mise en place. Déjà, il redoute qu'il ne devienne le « salaire de l'exclusion ». « On sentait que si la bureaucratie s'emparait du dispositif, on risquait d'en faire non pas un levier pour développer des alternatives, mais une nouvelle forme d'enfermement. »
Même les médias le rattrapent. Lorsque le 21 décembre 1993, il remet à Simone Veil, ministre d'Etat des Affaires sociales, son rapport sur « la grande exclusion sociale ». Révélé par les ASH, ce document connaît un retentissement médiatique immédiat. Non seulement, il chiffre pour la première fois les publics
du « sous-continent à la dérive » de la grande exclusion (1 400 000). Mais surtout, il rompt avec le discours dominant en mettant en évidence que, pour eux, le retour à l'emploi non aidé est illusoire. Le voilà promu « spécialiste » de l'exclusion sociale, tandis que les politiques découvrent avec stupeur que la France a aussi ses intouchables. Son rapport se « vend » bien sur un marché politico-médiatique crispé par l'angoisse de la rupture sociale ? Qu'à cela ne tienne !Invité, choyé, sollicité dans de multiples débats et tables rondes, Christian Chassériaud en profite pour marteler ses idées sur la nécessité de proposer des solutions durables aux plus exclus en combinant travail d'utilité sociale et revenu minimum d'insertion. Jusqu'à ce que l'occasion de passer aux travaux pratiques lui soit donnée en 1995. Lorsque François Bayrou, ministre de l'Education nationale, mais aussi président du conseil général des Pyrénées- Atlantiques, lui demande d'installer une cellule emploi sur son département.
Que vient-il faire alors deux ans plus tard à la tête de l'Institut du travail social de Pau ? « C'est une suite logique », répond ce militant infatigable. « J'ai toujours pensé que si l'on n'agissait pas sur la formation initiale des travailleurs sociaux, on ne parviendrait pas à sortir des vieilles impasses de ce secteur. C'est un puissant levier de transformation des pratiques. » Mais ce serait mal le connaître de penser que son action puisse se limiter à Pau. Pour lui, la transformation ne peut venir que d'une dynamique d'ensemble. Aussi, lorsqu'il est sollicité pour se présenter à la présidence de l'Aforts, il n'hésite pas. Mû par la même énergie qui lui a déjà permis de déplacer quelques montagnes. Sa force ? Sa culture de réseau qu'il veut imprimer à l'organisation dont il refuse de faire « un siège national coupé des réalités du terrain ». C'est de la base que l'Aforts
tirera sa crédibilité et pourra s'affirmer comme lobby. Christian Chassériaud le sait et conduit les transformations internes : création de délégués en région, réunions de groupes de travail à Paris, développement des contacts avec les réseaux associatifs, les représentants de la branche sociale et médico-sociale... Il bouscule, provoque un partage de l'information entre la capitale et les régions. Assurément, il a un discours, un projet pour l'Aforts, qu'il décrit comme « une organisation militante ». « Il faut repositionner les centres de formation comme des lieux ressources, pas seulement de formation initiale », défend- il, misant sur l'alliance avec les autres organisations pour « obliger les politiques à prendre en compte l'évolution du travail social ». « Nous ne resterons pas dans nos murs », assène-t-il encore, bien décidé à faire « exister la parole des centres de formation dans le débat public ». Lancé sur le sujet, il est intarissable. Convaincu : « Les centres n'ont pas à se situer dans une logique de mendicité administrative. Ils ont à faire valoir leur savoir-faire et leurs compétences dans le cadre d'un échange avec les financeurs. » Et déterminé : « Il n'y aura plus de rendez-vous manqué ! » Discours plutôt bien reçu par les centres de formation. « Il fonce, oblige à une réflexion interne et provoque une circulation de l'information qui n'existait pas avant. Même s'il fait un peu vite avancer le navire », plaisante Jacques Pineau, délégué général de l'Aforts.
Alors, bien sûr, la seule énergie ne saurait suffire dans un secteur qui demeure toujours « la main gauche » de l'Etat. Reste que ce provincial, vif et accessible, au léger accent du Sud-Ouest, fait partie des personnages qui tirent vers le haut le travail social. Animé par une vision prospective des choses... Certains reprochent pourtant à celui qui continue à sièger au bureau de la FNARS de trop se disperser. D'autres encore jugent ce proche de Jean-Pierre Chevènement insaisissable, estimant que son engagement politique n'a pas toujours été clair. Inévitablement, cet « avant-gardiste » à l'esprit brillant, homme de communication, suscite quelques jalousies et incompréhensions. « Il réfléchit et il agit », rétorque Jean-Marc Antoine, président de l'Asepsi, qui apprécie « l'homme de qualité ».
Isabelle Sarazin