« Depuis quelques semaines, une part, sinon croissante du moins active et visible, de ceux qui préparent, votent et appliquent les lois de notre pays paraît saisie d'une nouvelle bouffée de frénésie sécuritaire vis-à-vis de “la” jeunesse. A défaut d'être inédit, cet accès de fièvre est de nature à alerter, par son caractère extensif, les professionnels et les militants soucieux de le circonscrire.
D'un côté, la droite parlementaire a mené, à l'occasion des débats sur le projet de loi “Sécurité au quotidien”, une nouvelle attaque contre les fondements de l'ordonnance du 2 février 1945 relative à la délinquance des mineurs. Elle cherche, après d'autres, à en gommer la logique éducative prédominante pour lui substituer toute une série de dispositions dissuasives et répressives. Elle réclame au passage un renforcement des pouvoirs des maires en matière de lutte contre la délinquance - juvénile cela va de soi (celle des majeurs bénéficiant d'une autre considération, voire de “privilèges de juridiction”). Et elle finit, çà et là, par l'obtenir. Trois ans après de premiers balbutiements, à Dreux ou ailleurs, mais cette fois avec succès, on voit ressortir du chapeau cette belliqueuse invention du “couvre-feu” destinée à certains enfants dans certains quartiers. Après Orléans, ce sont une dizaine d'autres villes qui s'engouffrent dans la brèche ouverte, avec l'aval du Conseil d'Etat, au titre de “la prévention”. Mais “prévention” de quoi ? Ou contre qui ?
Ce type de pratique aurait pourtant de quoi choquer dans un pays que l'on dit tellement attaché aux valeurs républicaines. De quoi s'agit-il en effet, sinon d'instaurer une réglementation d'exception qui retranche une fraction de population de la société commune ? De dispositions qui visent tel quartier et pas tel autre (au motif d'ailleurs incroyable de vouloir “protéger” ses propres habitants d'eux-mêmes) ?
Certes, de considérables problèmes d'éducation se posent aujourd'hui à la société. Dans l'immédiat, on est cependant fondé à penser que le problème principal est moins la présence d'enfants dans les rues que le fait qu'ils n'y trouvent pas les structures éducatives de proximité, durables et bien dotées, dont ils auraient besoin ! Mais ce ne semble pas être ce qu'ont retenu certains élus pour qui le concept de proximité aura bien davantage été compris du côté du contrôle et du quadrillage que de celui du développement des relations et des liens de proximité...
De son côté, la gauche gouvernementale a commencé à examiner l'idée d'interdire la vente de tabac aux mineurs de moins de 16 ans. Puis à se diviser sur celle d'encadrer spécifiquement ces free parties qu'affectionnent nombre de jeunes majeurs issus des classes moyennes et d'autres, moins favorisés, qui apprécient de ne pas y courir le risque d'en être refoulés comme ils le sont de certaines boîtes de nuit.
Les objectifs de santé publique ainsi visés, en matière de consommation de produits toxiques licites et illicites et d'exposition aux décibels, sont sans doute louables. Mais ils suscitent le recours à des méthodes (prohibition, confiscation de matériel de sonorisation) dont les jeunes sont les premiers à prédire, sachant ce qu'ils savent, qu'elles sont vouées au mieux à l'échec et au pire à rendre emblématique ce dont elles prétendent les protéger.
Pour compléter le tableau, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) a inauguré sa nouvelle présidence en mettant en demeure Skyrock, l'une des radios phares des jeunes, de brider l'expression de ses animateurs et de ses auditeurs quand ceux-ci renchérissaient sur la vulgarité tolérée de “Loft Story” pour la commenter à leur façon.
Quelle mouche a donc piqué nos édiles ? De quelle amnésie de leurs propres adolescences sont-ils frappés, et de quelle cécité vis-à-vis des adolescents qu'ils côtoient, pour refuser à ce point l'évidence qu'à cet âge de la vie l'interdit excite l'intérêt pour sa transgression, alors qu'au contraire l'autorisation est de nature à responsabiliser celui ou celle à qui on la donne ?
Nombreux sont certes les acteurs politiques qui, ayant perçu lors des récentes élections municipales la sensibilité des citadins aux thèmes de l'insécurité de proximité, vécue ou ressentie, font le pari d'en étendre le dividende jusqu'aux prochaines élections nationales, présidentielle et législatives. Rien n'indique cependant, à l'analyse, que cette stratégie soit pertinente. Les dimensions éducatives et sociales de la prévention de la délinquance et de la promotion de la santé des jeunes sollicitent en effet des réponses construites auprès d'eux et avec eux dans un contexte de grande proximité, et tout particulièrement à l'échelon municipal. Leurs dimensions économiques, politiques et sociétales relèvent en revanche d'une approche nationale, qui nécessite un débat d'une autre ampleur et d'une autre tenue que celles des dispositions actuellement envisagées.
Au-delà des contingences liées au calendrier électoral, il y a donc lieu de s'inquiéter de l'inquiétude fondamentale que révèle le mélange confus de signes d'impuissance et d'agitations normatives donné à voir par nos législateurs et décideurs. Tout se passe comme si, au titre de la prévention, se faisait jour bien plus l'intention de se prémunir de ce que manifestent les jeunes, ou du moins une partie d'entre eux, que celle de promouvoir des valeurs positives susceptibles de les intéresser et de les mobiliser durablement. Mais tout se passe également comme si, à rebours ou plutôt en contrepoint du jeunisme publicitaire de surface, se profilait maintenant un anti-jeunisme rampant, mais surgi des profondeurs, par lequel la société des adultes fait état de la crainte que lui inspire sa jeunesse, c'est-à-dire en réalité son avenir.
Sous prétexte qu'ils ne sont pas des anges, faut-il traiter et parquer les jeunes comme des bêtes ? Parce qu'ils vivent sans projets, faut-il n'avoir pour eux que celui de les tenir à distance - et de le faire au nom d'une “proximité” dévoyée ?
Il conviendrait, pour commencer, de refuser l'amalgame. Tous les jeunes ne sont pas violents, délinquants, désespérés ou suicidaires. Aussi est-il dangereux de céder à la tentation de reporter sur eux en bloc la responsabilité de ce que des adultes coupables n'ont pas réussi à faire avant eux et pour eux. Quiconque accepte de dialoguer sans a priori avec tel ou tel des adolescents qu'il côtoie au quotidien ne peut être que marqué et souvent ému par la soif d'échange et de confiance suscitée par un tel dialogue. Il n'est alors guère de jeunes qui aspirent très longtemps à être considérés comme les représentants d'un “problème de société”. Le “je”, fragilisé par l'intensité des processus de mutation et de maturation de la personnalité, se détache vite du “nous” bruyant, arrogant et consommateur de stéréotypes derrière lequel il se cache et se protège. Mais, de ce fait, il n'est guère de jeunes non plus qui tolèrent que leur confiance soit trahie à l'occasion de la relation qu'ils ou elles établissent avec un adulte, quel qu'il soit. Cette exigence d'authenticité et de sincérité mutuelles est respectable, et souvent éprouvante. Elle appelle des adultes aptes à tenir leur parole, aptes à tenir bon par leurs valeurs plutôt que par leurs muscles et à donner du sens aux normes qu'ils énoncent et aux limites qu'ils édictent.
Les interdits ne créent pas de repères s'ils ne construisent pas du sens, c'est-à-dire s'ils ne permettent pas de déchiffrer à la fois la signification et la direction tant des choix effectués et des actions entreprises que des valeurs activées, transmises et remaniées à ces occasions. A défaut de quoi, on l'a dit, l'interdit ne fait qu'exciter et susciter un attrait plus souvent destructeur que créateur pour la transgression. En revanche, on l'a dit aussi, l'autorisation, en ce qu'elle est l'acte essentiel de l'autorité, ouvre la porte à la responsabilisation progressive. Il est un âge de la vie, en effet, où l'éducation doit intégrer une conception de la protection qui consiste bien moins à éradiquer les risques et les dangers qu'à apprendre à les reconnaître et à les gérer. A défaut de quoi la confiance et le dialogue cèdent le pas à la méfiance et au silence, et l'espoir à la crainte.
Il résulte de ces quelques considérations une idée que nombre d'acteurs professionnels, associatifs et politiques ont déjà su mettre en pratique, mais qu'il importerait aujourd'hui de valoriser, de diffuser et de concrétiser le plus largement possible. Elle consiste à souligner que, parce qu'il est aussi le leur, l'avenir ne saurait se construire pour les jeunes sans les jeunes, mais autant que possible avec eux, car il risque sinon de se construire contre eux.
Les maires, en particulier, parce qu'ils sont les principaux concernés par l'entretien et le retissage des liens sociaux- notamment inter-générationnels - sur le territoire de leurs communes, doivent certes s'impliquer dans la réalisation et surtout dans le suivi des différents “diagnostics” partagés qui président à la mise en œuvre de démarches contractuelles pertinentes : contrats temps libre, contrats éducatifs locaux, contrats locaux de sécurité, contrats de ville. Ces démarches leur permettent de contribuer à réduire les inégalités criantes qui affligent encore et toujours les équipements et les fonctionnements d'une commune à l'autre. Mais, s'agissant des politiques dédiées aux jeunes, et plus largement aux familles, rien de durable et d'ajusté aux réalités qui sont les leurs ne pourra se faire sans leur participation à la conception, à la conduite et à l'évaluation de ces politiques. Les conditions stratégiques, méthodologiques et éthiques de cette participation ne s'improvisent certes pas, mais il faut se réjouir qu'un nombre croissant d'élus locaux de tous bords acquièrent peu à peu la conviction qu'il est devenu aujourd'hui indispensable de les réunir et de les activer. Renforcer les pouvoirs de police répressive des maires, pour les concentrer explicitement sur les jeunes de leurs communes ou sur certains d'entre eux, serait en revanche le meilleur moyen de casser ce mouvement émergent. De facilitateurs des projets locaux des jeunes, garants de l'espoir mis en leur créativité, les maires seraient alors ravalés à une image de shérifs municipaux, suppôts d'un ordre social qui ferait bien moins la preuve des valeurs qu'il prétend incarner que celle de sa volonté de faire taire tout ce qui vient l'interroger.
Nul doute alors que la méfiance de principe à l'égard des jeunes, de l'état rampant qui est encore la sienne, trouverait bien vite dans l'escalade des provocations les moyens de voir confirmées toutes les tristes raisons qu'elle a de chercher à prospérer. »
Frédéric Jésu et Laurent Ott Respectivement médecin, co-auteur de Bientraitances (Ed. Fleurus) et enseignant, éducateur spécialisé, auteur de Les enfants seuls (Ed. Dunod).