« Prendre ses distances avec les réseaux trop familiers de la ville, retrouver un rythme de vie normal, se lever, se coucher, avoir une activité. » Voilà ce que Franck est venu chercher dans ce coin tranquille de la Drôme provençale. Cet ancien toxicomane, allergique à la vie collective des lieux de postcure traditionnels, partage depuis quelques mois le quotidien de Nadine et Mario Specosgna. Il les a un peu aidés au garage avant d'être embauché dans une usine des environs et il travaille le bois à ses heures. Pour lui, le séjour s'est bien passé et les visites de Luis Caballé, chef de service du réseau des familles d'accueil de l'association Tempo (1), l'aident à pré-parer « l'après ».
Tempo, installée à Valence, fait partie de ces quelques centres de soins spécialisés et conventionnés qui, outre un centre d'accueil et de soins et un centre de postcure, gèrent un réseau de familles susceptibles d'accueillir des toxicomanes à la sortie de la période de sevrage physique ou, plus tardivement, au cours de leur parcours de réinsertion. Elles sont ainsi une vingtaine dans le département a avoir été choisies par l'association (2) : elles reçoi- vent, pour des séjours courts (62 jours en moyenne), un peu plus de 20 personnes par an (1 072 journées en 1999).
Objectifs ? Consolider la démarche de sevrage, permettre une remise en forme physique et psychique, créer une distance, voire une rupture, avec le milieu de consommation. Sur cette base, il s'agit pour « l'accueilli » d'instaurer de nouveaux liens et d'élaborer un projet de vie sociale autonome. Le dispositif s'adresse à toute personne ayant connu la dépendance ou en risque de consommation de drogue à la seule condition qu'elle soit sevrée. « Mais il ne concerne pas que des adultes seuls. Nous sommes autorisés à le proposer à des mineurs, à des couples avec ou sans enfants, et à des parents isolés. En outre, des personnes en traitement de substitution peuvent bénéficier d'un séjour dans les familles qui l'acceptent », précise Luis Caballé.
Animateur du réseau de familles, ce dernier défend vigoureusement l'intérêt et la spécificité de cet outil à côté des autres possibilités de soins, d'accompagnement et de postcure. L'accueil familial permet en effet d'adapter au maximum l'accompagnement à la situation du toxicomane et propose une rupture plus importante que celle des centres de postcure. La solution est d'ailleurs souvent proposée à des personnes qui supportent mal le mode de vie collectif. « La grande majorité d'entre elles ont plus de 25 ans. Elles sont de plus en plus sous traitement de substitution ou en cours de sevrage de ces produits et elles ont un long parcours de toxicomanie derrière elles », explique le chef de service. De fait, le réseau n'accueille qu'exceptionnellement des mineurs.
Il n'y a pas de réelle contre-indication à un tel séjour hormis, souligne Luis Caballé, « pour les personnes qui ont, ou ont eu, de “trop” gros problèmes de carence familiale ». Et pour lesquelles il y a risque de surinvestissement affectif, et de souffrance, en fin de séjour.
Une des richesses de la formule tient à la variété des familles d'accueil. A Tempo, pas de modèle type, mais plutôt un éventail de configurations : familles « traditionnelles » parents/enfants, personne seule âgée, couples, familles organisées autour d'une activité agricole, très isolées aux confins du Vercors, urbaines, petits commerçants. « Cette diversité nous permet de répondre aux situations et aux besoins différents des accueillis - éloignement, insertion professionnelle... -, en pensant à chaque fois à une famille particulière et en faisant le pari autour d'une rencontre », expose Luis Caballé. Conscient que l'association a l'avantage, à l'inverse de la plupart de ses semblables, de n'avoir aucun mal à recruter des familles d'accueil.
Sans doute peut-on comprendre cette situation par la longue tradition d'accueil de cette zone rhodanienne de passage et par l'installation de nombreux néo-ruraux empreints de culture communautaire. Mais pas seulement. L'implication passionnée de ce Catalan, formé à l'école de la prévention spécialisée, dans la constitution et l'animation de ce réseau explique aussi en partie sa vitalité. Luis Caballé, à l'instar de nombreux professionnels qui animent ce type de dispositifs en France, croit beaucoup à l'équilibre, à la fois fragile et efficace, existant entre l'aspect informel et peu professionnalisé (pas d'agrément de la direction départementale des affaires sanitaires et sociale, familles défrayées, fonctionnement par réseaux de connaissance) et la sécurité offerte par le cadre institutionnel et l'équipe pluridisciplinaire du centre d'accueil spécialisé.
Après une première rencontre, à l'issue de laquelle la famille ou le futur accueilli peuvent « se refuser » mutuellement, « une lettre d'accord tripartite » scelle les engagements de chacun autour des conditions et de la durée du séjour, qui ne peut excéder un an. L'accord dépend bien sûr du projet et de la situation de la personne concernée, mais il précise aussi un socle commun de règles :l'accueilli s'engage à ne pas consommer de drogue et à maintenir un rythme de vie actif. La famille s'oblige à fournir une chambre, à intégrer la personne au sein de la vie familiale, et à ne pas prendre de décision importante concernant les modalités de son séjour sans en référer à l'association. Cette dernière assure, a minima, outre une visite par semaine de la famille, une disponibilité (permanence téléphonique), un soutien et une écoute tant aux accueillants qu'à leur hôte. A chaque rencontre, un temps est consacré à chacun avant la discussion commune. « Ce rôle de l'institution, du médiateur, permet de sortir du face à face, de détourner le regard, de faire circuler des paroles qui passent mal par le dialogue, bref qu'il se passe des choses », explique le chef de service.
La toxicomanie a changé de visage. Elle n'est plus seulement l'affaire de quelques marginaux alternatifs issus des classes moyennes, mais elle a gagné les milieux populaires et touche des adultes avec un moindre bagage culturel, scolaire, professionnel et relationnel. Dans la Drôme, un quart du public accueilli est sans ressources et les trois quarts n'avaient pas d'activité professionnelle avant d'intégrer une famille d'accueil. Le travail d'accompagnement et de réinsertion sociale et professionnelle n'en est que plus important.
Avec le recul de sept années de fonctionnement, Luis Caballé est convaincu des vertus thérapeutiques et du caractère « aidant » de la formule des familles d'accueil. A l'effet « rupture » (60 % des accueillis ne sont pas originaires de la Drôme et la plupart viennent du milieu urbain), s'ajoute l'effet « rencontre ». Et, défend-il aussi, l'effet « ruralité » avec les activités annexes, notamment autour des animaux.
Période de pause et d'élaboration pour l'avenir, le séjour n'est pas forcément le bon moment pour entamer une thérapie. Celle-ci pourra davantage être envisagée comme relais dans l'avenir. Pour Karim, 27 ans, ancien multi- toxicomane, accueilli dans la famille Vicenzi près de Romans, l'essentiel est « dans un premier temps de se ressourcer et d'apprendre à vivre ». Mais il s'agit aussi, pour lui, d'avoir le temps « d'être plus à l'aise en lecture », porte d'entrée pour une insertion pro- fessionnelle.
Certains effets positifs, pourtant non directement recherchés, sont souvent au rendez-vous : diminution des substitutions, arrêt de médicaments, embauche ou entrée en formation. Ainsi, en 1999, sur les 21 personnes accueillies, 11 ont trouvé un emploi et deux ont démarré une formation à l'issue de la période d'accueil en famille. Mais les parcours sont parfois chaotiques et pour certains, plusieurs séjours seront nécessaires.
Néanmoins, « les abandons en cours de route sont finalement très peu nombreux », se félicite Luis Caballé, insistant sur l'importance de la préparation et de l'adhésion de la personne à la démarche. Ce bilan positif est d'ailleurs partagé par l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies, chargé d'une évaluation nationale de ces réseaux (voir encadré). Pourtant, malgré tout son intérêt, ce mode d'accueil demeure marginal, peu reconnu, et rencontre des difficultés. Bon nombre de réseaux doivent fermer, faute pour eux de réussir à trouver des familles. Et même si Tempo n'a pas de gros problèmes de recrutement, l'association ne peut souvent répondre aux demandes qu'après un certain délai.
Reste qu'au-delà du champ de la toxicomanie, au sens strict du terme, cette solution semble aussi adaptée aux personnes alcooliques. Par ailleurs, elle est déjà utilisée comme mesure alternative à l'incarcération pour des personnes ex-toxicomanes et ayant une peine à purger. Elle pourrait l'être aussi - comme l'attestent les nombreuses sollicitations dont fait l'objet Tempo - pour les publics sortant d'hospitalisation psychiatrique.
Valérie Larmignat
On dénombre, sur le territoire métropolitain, une vingtaine de réseaux de familles offrant entre 120 et 150 places pour l'accueil de toxicomanes, selon une étude réalisée en 1999 par l'Association nationale des intervenants en toxicomanie (ANIT) (3) . La grande majorité se situe dans le sud de la France et les trois quarts ont plus de dix ans d'existence. Ces réseaux étaient déjà présents dans les premiers temps de la prise en charge de la problématique toxicomane. Leur reconnaissance est pourtant récente : un arrêté du 28 août 1993 prend acte de leur spécificité et leur fixe un cadre d'exercice (familles non salariées mais indemnisées, principe de confidentialité, distance maximum famille/centre de soins...). Partie intégrante du dispositif de soins spécialisés, les réseaux sont rattachés à un centre de soins conventionné spécialisé pour toxicomanes (CSST) - comprenant un centre d'accueil et de soins et/ou un centre de postcure communautaire -, géré par une association et, beaucoup plus rarement, par un service hospitalier. Mais, au niveau national, ce mode d'accueil semble en perte de vitesse. Seuls 10 % des CSST disent aujourd'hui y recourir contre 20 %, il y a dix ans. Et de nombreux réseaux cessent de fonctionner, notamment en raison de la difficulté à recruter des familles. Les premiers résultats d'une évaluation de ces dispositifs - amorcée en 2000 à la demande de la mission interministérielle de lutte contre la drogue et les toxicomanies et de la direction générale de la santé et réalisée par l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies - attestent de la fragilité des réseaux. L'étude pointe toutefois la pertinence et l'intérêt de ce mode d'accueil. Les discussions actuellement en cours, dans le cadre de cette évaluation, entre le ministère et les acteurs associatifs concernés pourraient déboucher sur l'élaboration d'une charte commune de qualité visant à rendre plus explicites et plus lisibles les pratiques d'accueil familial.
(1) Tempo : 4, rue Ampère - 26000 Valence - Tél. 04 75 40 17 70.
(2) La liste des familles est seulement soumise pour avis à la DDASS. C'est le centre de soins - qui, lui, est agréé - qui est garant des familles.
(3) ANIT : 8, rue de l'Haye - 69230 Saint-Genis-Laval - Tél. 04 78 56 46 00.