Amener à « réfléchir sur les écarts observés entre les logiques institutionnelles et professionnelles [à l'œuvre dans le travail social] et les logiques d'action des jeunes ». Telle était, en effet, synthétisée par Brigitte Bouquet, directrice du Cedias- Musée social, la grande vertu des travaux de recherche effectués dans le cadre du diplôme supérieur en travail social (DSTS) et du certificat d'aptitude aux fonctions de directeur d'établissement social (CAFDES) et présentés lors de journées régionales de valorisation de ces diplômes (1). Réunis autour du thème « jeunes et travail social », de nombreux professionnels sont venus expliquer comment le constat de ces écarts les avait conduits à s'interroger sur la pertinence de leurs pratiques.
C'est le cas de Christine Touzeau- Guézou qui, avant de diriger un centre social à La Rochelle, était formatrice au GRETA, à Nantes. Elle a essayé de comprendre pourquoi les jeunes auxquels elle proposait des dispositifs d'insertion sociale et professionnelle arrivaient de moins en moins à s'intégrer de façon autonome au marché du travail. A partir d'une série d'entretiens avec une dizaine d'entre eux - entretiens approfondis et souvent difficiles, tant la verbalisation leur était peu familière -, elle s'est efforcée de mettre en évidence leurs « mécanismes de résistance ». Pourquoi, quand une solution se profilait - un apprentissage, un contrat à durée déterminée... -, se mettaient-ils en échec, en oubliant par exemple d'aller travailler, ou en abandonnant franchement le poste ? En s'intéressant à ce qui fait sens dans leur vie et à leur mode de socialisation, elle a mis au jour la place marginale du travail dans leur échelle de valeurs, influencée par la fréquente inactivité professionnelle des parents. S'ils expriment souvent la volonté de réussir professionnellement et socialement, ils mettent rarement leurs paroles en conformité avec leurs actes. « Car ils rompraient alors avec leur environnement familial et culturel », explique Christine Touzeau-Guézou, et trahiraient de la sorte leur entourage, avec lequel ils entretiennent des liens de solidarité très forts. Une dimension que les formateurs doivent évidemment prendre en compte quand ils leur demandent de construire un projet professionnel. De quelle façon ?La question est d'autant plus ardue que les financeurs se montrent souvent exigeants en matière de « résultats »...
Pris en tenaille également entre la logique de leur administration et celle de leurs jeunes usagers, les travailleurs sociaux du centre d'action sociale de la Ville de Paris du XVIIe arrondissement, parfois amenés à délivrer une aide financière exceptionnelle à des jeunes de 18 à 25 ans. Dans la recherche qu'elle a menée sur le sujet, Monique Polissard, qui a travaillé dans ce centre, a mis l'accent sur « l'insatisfaction réciproque » qui domine dans les relations entre les deux groupes. Du côté des agents communaux, soumis aux directives de leur institution, « la logique du dossier l'emporte sur la logique de la personne », note-t-elle. D'où certains « malentendus », les jeunes étant surpris de la lenteur de la réponse et de la modicité des aides. En outre, cantonnés au cadre du soutien financier occasionnel, le personnel du centre d'action sociale ne peut traiter les autres difficultés dont cette demande n'est que la partie émergée :accès à l'emploi, au logement, santé, solitude... et est conduit à réorienter vers d'autres services. Ce qui fait souvent naître chez lui un sentiment de frustration, qui rejoint celui des jeunes, tentés d'interpréter cette réorientation comme « un rejet de la part de l'institution ».
Une fois posé le diagnostic de l'inadéquation des pratiques au public, il faut agir et remettre les routines en question. Le service social de la caisse régionale d'assurance maladie (CRAM) d'Ile-de- France a tenté ce pari. Il y a quelques années, il s'est vu fixer, par la caisse nationale de l'assurance maladie, l'objectif d'atteindre les jeunes en insertion dans le cadre de sa mission d'accès aux soins. Une « difficile rencontre car les jeunes ne vont pas spontanément vers un service social spécialisé comme le nôtre », souligne Dominique Piedade-Bonidan, cadre du service social de la CRAM dans la Seine-Saint-Denis, et chargée d'élaborer des propositions pour la faciliter. Dans cette optique, elle a notamment rencontré des jeunes en processus d'insertion, par l'intermédiaire d'une structure associative de formation... Une ouverture qui a fait surgir de nombreuses questions. L'approche écrite, par le courrier, est-elle un bon moyen d'entrer en contact avec des jeunes en difficulté d'apprentissage scolaire ? Autres obstacles, l'obligation de prendre rendez-vous, ou le côté « inquisitorial » de l'accueil, l'identité, l'adresse et le numéro de sécurité sociale devant être déclinés. A l'évidence, cette « rigidité administrative ne colle pas avec la souplesse nécessaire », résume Dominique Piedade-Bonidan, estimant que son institution a beaucoup à apprendre des associations. Cela prendra du temps. Mais, d'ores et déjà, la CRAM a dû sortir de son « splendide isolement » - ainsi que le recommandait récemment aux institutions l'inspection générale des affaires sociales (2) -, et passer par la médiation de structures plus proches de ces publics. Elle a clarifié et formalisé ses relations avec des associations diverses, des missions locales, des centres de santé... « Les assistants de service social ne doivent pas se sentir mis en difficulté par les nouveaux intervenants du champ social, mais travailler sur la plus-value de l'accompagnement qu'ils peuvent apporter et faire valoir leur complémentarité avec les autres professionnels », insiste Dominique Piedade-Bonidan.
Si la modification des pratiques est venue, dans le précédent exemple, d'une injonction extérieure, c'est par « agacement » que Jean-Marie Occhiali, chef de service dans une maison d'enfants à caractère social (MECS) de Seine-et-Marne a, lui, réorienté quelque peu l'action du centre d'accueil de jour qu'il dirige. Certains adolescents internes à la MECS finissaient, du fait de leurs comportements intolérables, par être exclus de tous les collèges. Si bien que pour ces « incasables », les éducateurs devaient trop souvent improviser une orientation vers un établissement pré- professionnel en internat. « Ce n'était pas satisfaisant, car ce n'était pas un processus de formation pensé, réfléchi, mais par défaut. Il s'agissait de les envoyer dans le premier établissement qui disait “oui” et ils étaient de moins en moins à dire “oui” », explique Jean-Marie Occhiali. Sans compter que cela avait pour effet de rompre les liens affectifs que les éducateurs avaient réussi à tisser avec ces adolescents, alors qu'il importait qu'ils soient maintenus, a fortiori en période de crise.
Or le centre de jour de la MECS scolarisait certains enfants d'âge primaire. L'idée lui est venue de mobiliser son équipe - enseignant, psychologue, maîtresse de maison... - pour fonctionner temporairement comme une cellule d'orientation, lorsque les circonstances le requéraient. Il s'agit de donner à l'adolescent le temps qu'il lui faut pour « se ressourcer et se restaurer » et élaborer un projet qui soit vraiment le sien : réintégrer un collège, ou même quitter l'internat de la MECS pour un autre établissement... Mais « ce sera alors concerté, organisé dans le temps, et non géré dans la crise et l'urgence », insiste Jean-Marie Occhiali.
Sortir les « incasables » de l'impasse, c'est aussi le projet de l'association Métabole, à Paris (3). Depuis sept ans, elle accompagne des jeunes cumulant difficultés d'insertion professionnelle et sociale et difficultés psychologiques ou psycho-pathologiques importantes. « Trop bien pour rester dans une structure psychiatrique, trop mal pour être accueillis par les services sociaux », résume Xavier Florian, le directeur de l'association. Adressés par les services de l'aide sociale à l'enfance de toute la France - principalement de l'Ile-de- France -, par des foyers divers, ou venus spontanément, informés par le bouche à oreille, ils sont une centaine à être suivis en permanence par Métabole. Laquelle s'est créée en rupture avec la logique de cloisonnement entre le thérapeutique et l'éducatif, entre le sanitaire et le social. « Une logique professionnelle qui nous a été dictée non par une idéologie, mais par l'observation des besoins des usagers », relève le directeur.
Si l'accompagnement de chacun est effectué à la fois par un « psy » - psychologue clinicien, psychiatre, psychanalyste - et par un travailleur social, la répartition des rôles bouleverse les règles habituelles de la pluridisciplinarité . « Les institutions classiques s'étaient révélées inopérantes pour ce public. Il fallait trouver autre chose. Réunir la dimension psychique et sociale nous a semblé plus pertinent et cohérent », explique Xavier Florian. Au thérapeute, revient donc l'accompagnement psycho-social, au plus près du jeune, qu'il rencontre plusieurs fois par semaine. Il consiste en la construction d'un espace de parole, mais non déconnecté des aspects sociaux et socio-professionnels concernant son patient. Le praticien peut, par exemple, accompagner le jeune lors d'un rendez- vous avec une administration, après l'avoir préparé par un jeu de rôle. De son côté, le travailleur social, beaucoup moins présent dans la vie du jeune, protège cet espace de parole en assumant la responsabilité des décisions prises ainsi que la coordination de l'ensemble des partenaires intervenant : le « psy », mais aussi la mission locale, le bailleur... La règle de Métabole, « institution hors les murs », est en effet de placer les jeunes en situation d'autonomie et d'encourager leur circulation dans la cité. Ils disposent d'un logement individuel (studio, chambre d'hôtel ou de foyer de jeunes travailleurs), travaillent ou suivent une formation... Leur psychothérapeute, en outre, intervient en libéral, dans son cabinet, ce qui participe de la « désinstitutionnalisation » voulue par l'association.
La pertinence du dispositif réside dans les difficultés que ces jeunes rencontrent pour verbaliser et conceptualiser. Pour eux, le « passage à l'acte » constitue un véritable discours. Il n'est donc pas inutile que le thérapeute, qui travaille justement sur le discours, y assiste. D'où l'intérêt pour lui de sortir de son cabinet. Une trentaine de praticiens ont accepté de collaborer avec Métabole et de bouleverser ainsi leur cadre traditionnel d'intervention. Bien conscients, de surcroît, qu'il s'agit là du seul moyen pour atteindre ce public, réfractaire aux « psy ». « Soit on accepte que ces adolescents restent sur le bord de la route, soit on réinterroge nos cadres de travail pour aller vers eux », souligne le directeur. De fait, la première des réussites de Métabole est à chercher dans le fait qu'un nombre important de ces jeunes réussissent à nouer une relation avec un praticien et à accepter son suivi et son soutien pendant les 21 mois en moyenne que dure leur passage par l'association.
Bien qu'innovante (parce qu'innovante ?), l'action de Métabole est précarisée. Elle a, en effet, fait l'objet d'une simple déclaration au département de Paris, et n'a jamais été examinée en comité régional de l'organisation sanitaire et sociale. Elle n'est, de plus, jamais assurée de son fonctionnement d'une année sur l'autre, n'ayant aucune certitude sur le nombre de jeunes qui lui seront envoyés. « L'innovation et l'expérimentation ont besoin d'être promues et soutenues », insiste Xavier Florian, qui regrette que le projet de révision de la loi de 1975 sur les institutions sociales et médico-sociales (4) reste « pauvre » sur ce point. Or « l'expérimentation n'est pas une possibilité qui s'offre à nous mais une nécessité qui s'impose », martèle-t-il. Un point de vue partagé par l'ensemble des professionnels venus témoigner de leurs recherches.
Céline Gargoly
(1) Concernant l'Ile-de-France, elles ont eu lieu à Paris les 17 et 18 mai. Dans le cadre de la politique de valorisation des recherches des professionnels impulsée par la direction générale de l'action sociale et les directions régionales des affaires sanitaires et sociales, le Cedias-Musée social organise chaque année de telles rencontres thématiques, au cours desquelles certains auteurs de mémoires de DSTS et de CAFDES viennent présenter leurs travaux - Cedias-Musée social : 5, rue Las- Cases - 75007 Paris - Tél. 01 45 51 66 10.
(2) Voir ASH n° 2221 du 29-06-01.
(3) Métabole : 24, rue Léon-Frot - 75011 Paris - Tél. 01 44 93 87 78 - Site :
(4) Voir ASH n° 2201 du 9-02-01.