Un rapport de plus sur la psychiatrie ? On peut effectivement s'interroger au vu de l'abondance de la littérature sur le sujet produite depuis 1992... Ni les cris d'alarme poussés ponctuellement par les professionnels, ni les nombreux groupes de travail pilotés par le ministère de la Santé n'ont, pour l'instant, réussi à ouvrir un véritable débat sur la psychiatrie... Et tandis que les déclarations d'intention se suivent - en 1998, Bernard Kouchner, alors secrétaire d'Etat à la santé, n'invitait-il pas déjà à redéfinir la politique de santé mentale et à réorganiser l'offre de soins (1) ? - , les usagers et les professionnels attendent...
Le malaise de la psychiatrie liée à la place qu'elle occupe au sein de la politique de santé publique et à son organisation est largement connu. Dans leur rapport De la psychiatrie vers la santé mentale, remis le 2 juillet à Bernard Kouchner, ministre délégué à la santé (2), les psychiatres Eric Piel et Jean-Luc Roelandt proposent d'aller au bout de la logique de sectorisation avec l'idée d'arriver, à terme, à la fermeture des hôpitaux psychiatriques. S'appuyant sur leur rapport d'étape, Bernard Kouchner avait déjà promis, en avril dernier, de « refonder la politique de santé mentale » (3). N'excluant pas d'ailleurs l'idée d'une loi-cadre, comme le réclament Eric Piel et Jean-Luc Roelandt. Reste qu'au-delà des incantations, les échéances électorales et l'importance des moyens qu'implique une réorganisation en profondeur de la psychiatrie pourraient bien, comme le craint la CFDT Santé sociaux, transformer cet énième rapport en simple « contribution au débat ».
On le sait, et le document y revient, la multiplication des troubles pour lesquels sont désormais interpellées les équipes de psychiatrie et le nombre de personnes concernées - une sur trois sur la vie entière - imposent de faire de la santé mentale « une priorité de santé publique ». On note ainsi, depuis 1992, une augmentation des publics suivis de 17 % chez les libéraux et de 46 % dans le secteur public. Face à cette situation, l'offre de soins, prépondérante dans le secteur public (qui détient plus de 70 % des lits et places dans 81 départements), est inégalement répartie. Non seulement les capacités d'hospitalisation sont très réduites en psychiatrie infanto-juvénile, mais les disparités départementales sont très marquées dans l'offre de soins (de 1 à 9). Par exemple, en psychiatrie générale, cinq départements disposent de moins de 100 lits en hospitalisation complète pour 100 000 habitants de 20 ans et plus, alors qu'à l'autre extrême, 11 départements ont une capacité supérieure à 250 lits pour 100 000 adultes. Et en psychiatrie infanto-juvénile, 17 départements n'offrent aucun lit d'hospitalisation complète. Quant au dispositif médico- social, s'il s'est peu à peu ouvert aux usagers de la psychiatrie les carences restent très importantes en matière d'intégration en milieu ordinaire, de soutien des familles et « peut-être de places en établissements ».
L'organisation du dispositif psychiatrique public et associatif repose sur la sectorisation psychiatrique. Fondée sur l'accessibilité, la continuité des soins, elle a permis le développement des structures alternatives. Alors, pourquoi cette politique de sectorisation « enviée et reprise parfois » est-elle si difficile à appliquer ?, s'interrogent les psychiatres. D'abord la planification de l'offre de soins est complexe et mal articulée avec la planification médico-sociale. Mais surtout, la décision politique de confier, en 1986, la gestion du secteur psychiatrique à l'hôpital a remis en cause la philosophie d'origine, déplorent les auteurs. Lesquels dénoncent le poids des logiques hospitalières, qui confortent l'idée que le secteur est « une excroissance de l'hôpital », et surtout « la survivance des concentrations psychiatriques asilaires » qui empêche toute transformation. Résultat ? Le système de soins psychiatriques fonctionne à trois vitesses. A côté d'une offre « libérale » pour les classes moyennes et aisées, subsiste une offre publique utilisée par les personnes démunies et dont les relais avec la psychiatrie « libérale » et le champ social sont « globalement insatisfaisants ». Enfin, il existe une prise en charge sociale des souffrances psychiques des exclus, très variable suivant les territoires.
Alors comment agir ? « Il est urgent d'intégrer la psychiatrie dans la médecine et la santé mentale dans la cité », expliquent les auteurs. En mettant en cohérence les différents niveaux de planification et en définissant des outils d'aide à la décision adaptés. Et surtout, en allant jusqu'au bout de la politique de sectorisation. Ce qui, résument-ils, consiste à passer des pratiques en psychiatrie (définies comme des soins spécialisés en milieu strictement sanitaire) à celles de santé mentale. Ce dernier concept recouvrant tout un travail de prévention, de soins, de réinsertion mené en réseau dans la communauté. Soit un retour à la philosophie originelle de la sectorisation qui, en permettant « d'aller vers » les personnes souffrantes avec les professionnels sanitaires, médico-sociaux et sociaux et les élus, suppose une « révolution psychiatrique ». Pas question en tout cas de « mettre des psychiatres partout », se défendent les auteurs, mais au contraire de réaffirmer le caractère sanitaire de leurs missions en articulation avec les autres acteurs du réseau.
Concrètement, il s'agit d'abord d'achever la sectorisation de l'ensemble des services publics de psychiatrie. Mais pas seulement, et les psychiatres proposent une réorganisation en profondeur de l'offre de soins. Ils suggèrent de regrouper les secteurs de psychiatrie générale et de psychiatrie infanto-juvénile au sein de services territoriaux de psychiatrie créés par bassin de santé ou territoire « pertinent », et autonomes financièrement. Au niveau de chaque secteur, l'offre de soins serait composée d'une équipe de soins à domicile disponible 24 h/24 h (dans les secteurs urbains), de centres médico-psychologiques ouverts cinq jours par semaine de 8 heures à 20 heures et le samedi matin, de structures de soins et d'insertion intégrées dans les lieux municipaux ou associatifs, de familles d'accueil, d'appartements associatifs et thérapeutiques. De plus, chaque secteur serait doté d'un centre d'hospitalisation de 10 à 25 lits destiné à offrir une alternative à l'hospitalisation psychiatrique. Le service territorial de psychiatrie serait articulé à un réseau territorial de santé mentale géré par un groupement d'intérêt public. Composé d'acteurs sanitaires, sociaux et judiciaires et financé par de nombreux partenaires, il devrait élaborer un projet territorial de santé mentale pour une durée de cinq ans. Parallèlement, les rapporteurs réclament un plan décennal de fermeture des hôpitaux psychiatriques, associé à un moratoire portant sur les gros investissements médicaux et sociaux sur les sites des anciens centres hospitaliers spécialisés (CHS).
Mais les auteurs ne s'arrêtent pas à ce schéma ambitieux. Ils invitent également à articuler logique de soins et logique pénale afin que la prison ne soit plus le « désastre psychiatrique » dénoncé par le rapport de Pierre Pradier (4). Actuellement, les équipes des services médico-psychologiques régionaux (SMPR), qui fonctionnent très souvent en vase clos, dispensent des soins psychiatriques dans les maisons centrales ou les maisons d'arrêt à des détenus souffrant de problèmes psychologiques. Quand la pathologie psychiatrique devient trop lourde, ceux-ci peuvent être transférés en service d'hospitalisation psychiatrique sur ordre du préfet. A charge alors pour les équipes des secteurs de les soigner et de les garder, ce qui transforme l'établissement de soins en établissement d'enfermement. Lorsqu'une personne est violente ou jugée dangereuse, elle peut être transférée en unité pour malades difficiles ; mais les quatre existant dans les CHS ne proposent que 400 lits et ne reçoivent pas que des prisonniers.
Le rapport propose donc de réorganiser les soins ambulatoires dans les établissements pénitentiaires confiés aux SMPR. Et lorsqu'une hospitalisation est nécessaire de l'envisager au sein d'unités d'hospitalisation sécurisées interrégionales créées au sein des hôpitaux généraux, où la garde serait confiée aux agents de l'administration pénitentiaire ou de la police. Ces unités seraient placées sous la responsabilité des équipes des SMPR. Enfin, abordant la question de l'irresponsabilité pénale des malades mentaux, les rapporteurs sont catégoriques : « La folie n'étant en aucun cas une cause de non imputabilité de l'acte commis », ils réclament la révision de l'article 122-1 alinéa 1 du code pénal. « Nous sommes pour la nécessité du procès », y compris avec la possibilité d'un temps de soin préalable.
La CFDT Santé-sociaux se félicite d'orientations qui vont dans le sens d'une organisation des lieux de soins au plus près des lieux de vie des malades et d'un renforcement du droit des usagers. Mais celles-ci « ne peuvent s'envisager que dans le cadre d'une loi d'orientation de la psychiatrie ». Là-dessus, le syndicat rejoint les auteurs du rapport. Néanmoins, il s'interroge sur la décision de fermer en dix ans les centres hospitaliers spécialisés (CHS). « C'est donner l'impression que tous les CHS fonctionnent encore comme des asiles et qu'aucune évolution n'a été faite », indique le syndicat qui craint également que les moyens ne suivent pas. « Tout le monde sait que la transformation de structures lourdes en petites unités d'hospitalisation provoque une augmentation des coûts et qu'aucun politique n'est prêt à s'engager dans de telles dépenses. »
Même fermeté sur la loi du 27 juin 1990 sur les droits et la protection des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux. Alors que le projet de loi de modernisation du système de santé propose quelques aménagements de ce texte, les auteurs refusent un simple toilettage et demandent son abrogation pure et simple. En ne distinguant pas, pour les traitements psychiatriques sous contrainte, le danger pour soi et pour autrui, cette loi présente « l'inconvénient de confondre les soins obligatoires et l'ordre public, la santé et la justice », expliquent- ils. De plus, cette assimilation, qui concerne uniquement les malades mentaux, est gérée par les préfets qui ont le double pouvoir sanitaire et de police. « Pourquoi une loi d'exception ? », s'interroge Eric Piel. Et celui-ci préconise « une loi despécifiée pour l'obligation de soin », « une vraie loi sanitaire laissant l'initiative aux médecins, dans le cadre des pouvoirs décentralisés et sous la garantie effective et de proximité de la justice ».
D'autres propositions concernent les formations et la répartition des professionnels, la recherche, la collaboration entre le sanitaire, le médico-social et le social... Reste que, pour les rapporteurs, il convient avant tout « d'afficher un nouvel élan pour la santé mentale ». Et ceux-ci réclament une loi-cadre permettant un débat parlementaire et l'expression d'une véritable volonté politique.
Isabelle Sarazin
Le déploiement de la psychiatrie vers le champ de la santé mentale doit se faire avec les usagers, insistent les psychiatres. Lesquels formulent une série de propositions visant à assurer leur représentativité à tous les niveaux du système de soins, à promouvoir leurs droits et à lutter contre la stigmatisation et l'exclusion des personnes souffrant de troubles mentaux. Soit un ensemble de mesures allant de la mise en place d'une aide financière nationale aux associations d'usagers agréées, de la possibilité d'un accès direct du patient à son dossier, de la diffusion de chartes de bonnes conduites, à des campagnes de sensibilisation du public sur les maladies mentales.
(1) Voir ASH n° ASH n° 2062 du 13-03-98.
(2) Commandé en juillet 2000 par le ministère de l'Emploi et de la Solidarité.
(3) Voir ASH n° 2210 du 13-04-01.
(4) Voir ASH n° 2145 du 10-12-99.