« J'étais en situation de redressement judiciaire, mais je n'arrivais plus à faire face, je perdais des marchés et, à force de lutter pour essayer de remonter la pente, j'ai fait une dépression. Sur la route, je craquais, j'avais des spasmes, je ne savais plus où j'allais. J'ai vu le moment où j'allais perdre la maison que j'avais bâtie avec des maçons. » Après des inondations qui détruisent ses récoltes de salades, une grève des transporteurs qui provoque du jour au lendemain un effondrement du prix de ses melons et les baisses incessantes des cours des fruits et légumes, Daniel Gaillardet se retrouve en 1997 au bord du gouffre. Maison, serres, terres et matériel sont hypothéqués et l'endettement s'élève à 400 000 F. L'expulsion n'est pas loin.
Quatre ans plus tard, cet ex-agriculteur de 45 ans travaille comme jardinier chez des particuliers des environs de Cavaillon (Vaucluse) et affiche un sourire assez serein à l'évocation de sa maison qu'il loue aujourd'hui 184 F par mois. Une situation qui ne doit rien au hasard. Daniel Gaillardet a été le premier à bénéficier du dispositif expérimental d'action en faveur du logement des agriculteurs en difficulté, mis en place dans les Bouches-du-Rhône.
L'opération a été officiellement lancée en avril 2000, par la signature d'un protocole d'accord portant sur une vingtaine d'opérations et réunissant l'Etat, le conseil général, l'OPAC-Sud, la Caisse des dépôts et consignations et plusieurs associations, dont Solidarité Paysans Provence (1), à l'initiative du projet. Lorsque cette dernière s'implante, en 1994, dans les Bouches-du- Rhône, le département est touché de plein fouet par la crise des fruits et des légumes : près de 200 mé- nages agricoles sont titulaires du revenu minimum d'insertion (RMI) et environ un tiers de ceux ayant contracté un emprunt au Crédit agricole sont au service contentieux.
Cette situation est aggra- vée par des habitudes parfois risquées. « Très souvent, le logement de l'agriculteur en difficulté n'est pas séparé de son patrimoine professionnel. Lorsqu'une liquidation judiciaire était prononcée, la maison était également vendue et ses occupants se trouvaient expulsés du jour au lendemain », explique Marie-Claire Campeneire, responsable du secteur logement au conseil général.
L'isolement des exploitants agricoles face à la pression des créanciers et la persistance de certaines mentalités viennent accroître encore ces difficultés. « Devant un gros problème financier, beaucoup d'agriculteurs de la région vont s'abrutir de travail et n'auront plus de contact avec l'extérieur. Ils pensent que, dans la mesure où ils travaillent plus, ils vont boucher le trou et, bien évidemment, ils n'y arrivent pas, commente Francis Thomas, directeur de Solidarité Paysans Provence. Alors, comme ce sont des crises qui peuvent durer des années, ça finit par casser et on voit des gens confrontés à des problèmes de santé importants, d'alcoolisme ou même de drogue, et à des conflits au sein de leur couple. »
Face à ces drames, les dispositifs de droit commun sont inadaptés : le Fonds de solidarité logement est, par exemple, inefficace pour des endettements dont les montants peuvent atteindre une dizaine de millions de francs. L'association Solidarité Paysans Provence va alors se tourner vers des partenaires capables de mettre sur pied un dispositif permettant aux agriculteurs de devenir locataires de leur maison à très faible coût.
Le montage de l'opération repose sur une idée simple : grâce aux prêts locatifs aidés d'intégration (PLA-I) de la Caisse des dépôts et consignations, à un engagement financier de l'Etat (30 % du montant total de l'opération) et à celui du conseil général (1,2 million de francs, réparti en subventions comprises entre 20 000 F et 100 000 F selon les cas), l'OPAC-Sud se porte acquéreur des logements des agriculteurs en difficulté qui deviennent locataires. Le conseil général apporte en outre sa garantie aux emprunts contractés par l'OPAC-Sud.
Avantages de ce système ? Les ménages peuvent rester dans leur maison pour des loyers résiduels mensuels compris entre 100 F et 400 F avec une possibilité de rachat au bout de dix ans. Rester dans une demeure qui appartient souvent à la famille depuis plusieurs générations ou que l'on a construit soi-même, constitue bien évidemment un soulagement pour ces familles déjà fragilisées sur le plan professionnel. Néanmoins, ce dispositif suppose une implication et un investissement très lourds pour certains acteurs. « Traiter un dossier de ce type nous demande le même travail que celui que nous effectuerions pour une opération plus standard d'une quarantaine de logements, explique ainsi Bernard Escalle, directeur financier de l'OPAC-Sud. Nous devons tenir compte de l'estimation réalisée par les Domaines, des différentes aides financières disponibles et des situations très diverses des personnes en difficulté - personnes proches de la retraite, titulaires du RMI, avec ou sans enfants, etc. - pour évaluer un montant du loyer résiduel adapté aux possibilités de chacun. »
Cette action expérimentale exige aussi un important travail en amont de la part de Solidarité Paysans Provence, partenaire incontournable au niveau de sa préparation. Tant à l'égard des familles qu'à celui des créanciers avec lesquels il faut négocier pour faire accepter l'estimation des Domaines. Laquelle ne leur permet pas généralement de récupérer totalement leur argent. « Nous effectuons un gros travail d'accompagnement des personnes dans les procédures judiciaires, reconnaît Francis Thomas. Nous avons une convention avec un avocat qui accepte systématiquement les dossiers d'aide juridictionnelle. Nous assistons les familles aux audiences, nous les accompagnons chez les créanciers, nous représentons l'OPAC-Sud pour aller présenter l'offre au tribunal, etc. Nous préparons vraiment le terrain pour que les principaux intéressés n'aient plus qu'à aller signer chez le notaire. »
De son côté, l'association Une famille, un toit 13 se charge d'aider les agriculteurs en réalisant un travail d'explication, de mise en relation avec les responsables de l'OPAC ou encore d'accueil des géomètres. Cette action est d'autant plus nécessaire que la population concernée a souvent des réflexes individualistes et des réticences à accepter des aides financières considérées parfois comme une aumône. « Les paysans, ne veulent pas entendre parler du RMI. Je pense qu'ils ont un peu honte », explique Laurence Caste, une agricultrice de Salon-de-Provence. Celle-ci a bénéficié avec son mari du dispositif après la mise en liquidation judiciaire de leur exploitation, spécialisée dans la tomate.
De même, convaincre les personnes en difficulté qu'il faut prendre une décision rapide n'est pas toujours aisé pour l'équipe de Solidarité Paysans Provence. Même si pour Laurence Caste et son époux, l'association n'a eu aucune peine à faire accepter le plus tôt possible une liquidation, après s'être aperçue que le plan de redressement établi par un avocat ne permettrait pas de venir à bout d'un endettement de plusieurs millions de francs. « Nous avons décidé de provoquer nous-mêmes la liquidation, souligne Francis Thomas, parce qu'il n'y a rien de pire que de vivre sur de faux espoirs pendant plusieurs années. »
Pour d'autres en revanche, l'état de fragilité psychologique entrave toute capacité à décider : « Nous disons à certains qu'il vaut mieux arrêter, mais ça ne sert à rien, ils se sont installés dans un monde totalement irréel. Ils continuent jusqu'à être épuisés et se retrouver dans une situation encore plus grave. D'autres n'ont jamais voulu faire appel à nous et ont fini, par exemple, par s'en aller dans les Alpes, laissant leur maison partir lors d'une vente aux enchères », poursuit le directeur de Solidarité Paysans Provence.
Pas facile de voir sombrer des personnes sans réagir, avouent les responsables de l'association, qui ont décidé de mettre en place un dispositif de supervision psychologique pour les bénévoles et les
salariés. « Je me souviens de cet agriculteur qui faisait surtout des fruits et des céréales. Après avoir été mis en redressement, il a vendu ses terres à un escroc malgré nos mises en garde, raconte Geneviève Chauvet, trésorière de Solidarité Paysans Provence. Aujourd'hui, nous lui expliquons comment procéder pour sauver ce qui reste, mais il ne fait rien et nous sommes désarmés. Avec le psychologue qui vient tous les deux mois, nous décortiquons ce type de situation totalement bloquée et nous essayons de voir comment en parler avec les personnes. »
Pas question pour autant, affirment les responsables, de revenir sur le principe de la demande explicite des personnes à bénéficier du dispositif. Si l'information est désormais bien diffusée - via les plaquettes disponibles dans les mairies ou certaines agences bancaires et grâce à l'action des assistantes sociales de la Mutualité sociale agricole notamment -, les membres de l'association ne veulent pas faire de prosélytisme. « L'idée d'une démarche volontaire est extrêmement importante. L'agriculteur doit comprendre qu'il y a malgré tout de très gros efforts à faire, qu'une participation de sa part est indispensable pour faire le deuil d'une activité professionnelle, d'un statut », défend Francis Thomas.
Sur les 19 dossiers entrant dans le cadre du protocole signé en avril 2000 : quatre se sont d'ores et déjà conclus par la signature d'un bail avec l'OPAC-Sud, sept ménages sont en passe de devenir locataires et sept autres dans les mois à venir. Si l'on écarte un dossier annulé du fait de la mobilisation d'aides familiales qui ont permis de trouver une autre solution, le dispositif aura donc tenu grosso modo son objectif :une vingtaine de familles maintenues dans leur logement d'ici à la fin de l'année. Et pour nombre d'acteurs, il mériterait d'être pérennisé, voire même étendu au niveau national. « Ce protocole avait pour objectif premier d'expérimenter localement des actions qui permettront, nous l'espérons, de déboucher sur des mesures gouvernementales », explique Marie-Claire Campeneire.
Dans l'immédiat, certains partenaires, à l'exemple de Solidarité Paysans Provence, cherchent à apporter des améliorations, notamment en matière de suivi social. Une ou deux réunions annuelles sont ainsi prévues pour faire le point avec l'ensemble des bénéficiaires sur leurs relations avec le bailleur, les règlements des loyers ou l'entretien des logements. L'arrivée d'un travailleur social devrait également permettre un accompagnement social des personnes éprouvées moralement et financièrement. Et dont la majorité a dû renoncer à son activité professionnelle d'origine. Daniel Gaillardet, lui, ne regrette pas son ancien statut : « Cette exploitation a été ma mort. Depuis un an, j'ai appris à vivre dans les jardins et mon but maintenant c'est de racheter ma maison... dans dix ans. »
Henri Cormier
(1) Solidarité Paysans Provence : Z. I. du Pont - Avenue des Vergers - 13750 Plan d'Orgon - Tél. 04 90 73 17 61 - Outre Solidarité Paysans Provence, les autres associations signataires du protocole sont Une famille, un toit 13, Les Compagnons Bâtisseurs Provence et la Fondation Abbé- Pierre.