« Il y a près de trois ans, nous affirmions avec force, en réponse aux propos de l'époque, qui déclaraient les travailleurs sociaux incompétents et obsolètes, que “le travail social n'était pas mort” (1).
Si cette affirmation vaut encore pour aujourd'hui, force est de constater que la nature du travail social a changé :
passage d'une logique de profession à une logique de fonction ;
passage d'une logique de qualification à une logique de compétence.
D'aucuns diront que ces transformations annoncent le signe d'une déqualification, voire d'une déprofessionnalisation du secteur social.
Les travailleurs sociaux dits “canoniques” (assistants sociaux et éducateurs spécialisés, en particulier) ont conservé leur titre professionnel lorsqu'ils sont employés à des missions traditionnelles, éducatives ou administratives, faisant croire que la définition de leur métier se limitait à cela, puisque toute évolution de fonction vers des modes d'intervention jugés plus novateurs (!), tels que la médiation, l'accompagnement, le partenariat..., se traduit pour eux par un changement d'appellation, ne permettant plus de différencier en quoi leurs compétences ou qualifications d'origine avaient permis ces évolutions.
Quant à l'appellation “d'assistant socio-éducatif”, devenue majoritaire dans les offres d'emploi de la fonction publique, elle a conduit à considérer qu'il pouvait y avoir indifférenciation, voire interchangeabilité entre professionnels d'une même équipe.
Aujourd'hui, c'est l'appartenance institutionnelle qui identifie les salariés, ou l'intitulé de la mission qui leur est confiée, même ponctuellement.
Le travail social, à l'instar d'autres secteurs de la société, est sommé de rendre compte de ses actions, la responsabilité est devenue une nouvelle valeur éthique.
Mais on confond souvent le fait de rendre compte avec le fait de se justifier, faisant des travailleurs sociaux des “présumés coupables” des dysfonctionnements de la société, occultant par là même la responsabilité des politiques institutionnelles qu'on leur demande d'appliquer sans les questionner. “L'ère du soupçon” dans laquelle nous vivons n'incite ni à la prise de risques, ni à l'innovation.
L'application de l'aménagement et de la réduction du temps de travail (ARTT) dans le secteur social, dont on n'a pas fini de mesurer les incidences, a mobilisé l'énergie et le temps des équipes de travail sur des questions d'organisation, plus que sur la question du sens des pratiques.
Les nouvelles formes d'encadrement demandent d'interroger la rentabilité des procédures, plus qu'elles n'incitent à évaluer la pertinence des processus nécessaires.
Y a-t-il d'ailleurs encore la possibilité de confronter ses pratiques, dans des institutions où le travail, de plus en plus parcellisé, limite fortement les possibilités de rencontres internes et surtout externes ?
La fréquentation des colloques est en baisse, les formations longues sont boudées au profit de formations courtes, internes, destinées essentiellement à s'adapter aux logiques institutionnelles.
Le droit des usagers implique (et c'est une bonne chose) davantage de “transparence administrative” et le respect du principe du contradictoire face aux décisions les concernant.
Ces deux principes étaient peu portés jusqu'à présent par les institutions, et demandent aux professionnels de revoir leurs pratiques, ce qui demande du temps.
Or, parallèlement, la pression de certaines associations, relayées par les médias, notamment dans le domaine de l'aide sociale à l'enfance (ASE) (2) , accroît l'idée de travailleurs sociaux normatifs, et donc “maltraitants” à l'égard de la population...
Ces critiques pourraient interroger de façon constructive le rôle des travailleurs sociaux, si elles n'augmentaient pas le soupçon ou la défiance à leur égard, accroissant par là même le sentiment de malaise des professionnels, confrontés à des injonctions institutionnelles de plus en plus contradictoires : celle de taire le contenu de leur travail ; celle de transmettre à tous ceux qui le leur demandent (services de justice, administration fiscale...) des informations sur les personnes aidées.
Liberté d'opinion et droit d'expression ne vont pas toujours de pair dans les institutions sociales : certains ont mesuré, à leurs dépens, le risque d'une parole ou d'une interpellation, pourtant inscrites comme exigence déontologique. Y a-t-il d'ailleurs encore une place pour une déontologie professionnelle, forcément liée jusqu'à présent à une identité professionnelle qui a de plus en plus de mal à se dire ?
On lui préfère aujourd'hui des références éthiques communes au sein de champs d'intervention ou d'institutions, oubliant que la différence de logiques d'intervention traduit parfois aussi des différences d'objectifs et de valeurs. Mais l'heure est plus au consensus qu'au conflit...
Nous savons aujourd'hui qu'il y aura une pénurie de travailleurs sociaux diplômés dans les années à venir, du fait de l'incidence de l'ARTT et de la pyramide des âges. Cela n'est pas spécifique au travail social, puisque l'ensemble de la fonction publique est touché par ce phénomène.
Nous constatons, en ce qui concerne le métier d'instituteur ou de professeur, une campagne sans précédent de leur ministère de tutelle (3) pour renforcer, avec force campagnes publicitaires, une image positive de ce secteur professionnel, en améliorant les conditions de formation et de travail. Allons-nous assister à la même détermination de la part de notre ministère de tutelle, qui est celui de l'emploi et de la solidarité ?
Il faudrait pour cela que la logique de l'emploi tienne compte des nécessités de la solidarité, qu'il y ait des réponses plus satisfaisantes aux inquiétudes des futurs travailleurs sociaux que sont les étudiants, à l'égard de tous ceux qui se sont impliqués en vue d'une réforme des études et des diplômes professionnels, à l'attention des employeurs, de plus en plus nombreux, qui alertent sur les problèmes de recrutement de travailleurs sociaux.
Faut-il considérer que les principaux travailleurs sociaux de demain sont les faisant-fonction d'aujourd'hui, les emplois-jeunes à qui il faudra offrir une pérennisation de leur poste au-delà du dispositif, les bénévoles ou salariés à qui la validation d'acquis permettra de postuler aux emplois du travail social ?
Si tel est le cas, nous assistons bel et bien à la fin d'un travail social constitué principalement jusqu'ici de professions sociales, pour laisser place à une intervention sociale aux contours à définir...
Je ne sais si cette analyse du paysage du travail social est excessive, je le souhaite... Mais si ces tendances se confirment, comment imaginer alors l'avenir des associations professionnelles, ou ce qu'il en reste, dans le travail social ?
Quel sens, quelles place peuvent avoir encore des associations professionnelles essentiellement constituées sur la défense et la promotion d'une logique professionnelle ?
Certaines associations ont disparu (l'Association nationale des éducateurs de jeunes inadaptés, pour les éducateurs), d'autres essayent de se réorganiser (la Fédération nationale des éducateurs de jeunes enfants, les conseillers en économie sociale et familiale).
L'Association nationale des assistants de service social, quant à elle, montre depuis plusieurs années sa volonté de partager sa réflexion avec d'autres partenaires, d'offrir un lieu de concertation et de propositions dans les débats de l'action sociale.
C'est ce qui l'a amenée à élargir les thèmes de ses congrès et de ses publications, à organiser des manifestations partenariales (le Forum de l'innovation sociale à Poitiers) à construire en commun des projets, tels le Réseau d'information sur le développement social, le suivi partenarial d'avis déontologiques, ou encore l'organisation, l'an prochain, du congrès mondial de la formation en travail social.
La volonté et le discours sont importants, l'institutionnalisation et les moyens le sont aussi, pour mener à bien ces différents projets.
La structure de l'ANAS a permis, pendant plus de 50 ans, de participer à l'évolution du travail social, à affirmer des valeurs avec une liberté de parole due au fait que ses seuls moyens budgétaires étaient les cotisations de ses adhérents et les produits de ses journées d'études et publications. La question de son avenir est actuellement posée.
C'est pourquoi nous invitons ceux qui se reconnaissent dans ces propos, et partagent la volonté d'affirmer l'utilité des professions sociales, à nous contacter, pour en débattre et imaginer ensemble l'avenir. »
Christine Garcette Directrice de l'ANAS : 15, rue de Bruxelles - 75009 Paris -Tél. 01 45 26 33 79.
(1) Voir ASH n° 2078 du 3-07-98.
(2) Voir Libération du 16-05-01.
(3) Voir Libération du 17-05-01.