La question de la coopération entre les institutions sociales et médico-sociales et les structures sanitaires fait partie des véritables serpents de mer du secteur (1). Mais aussi récurrente soit-elle, la problématique de la prise en charge de la santé mentale et des modes de coopération entre la psychiatrie et les établissements médico-sociaux reste une question cruciale pour les professionnels des établissements accueillant des enfants, des adultes handicapés ou encore des personnes âgées (2). Bernard Kouchner, ministre délégué à la santé, en a d'ailleurs fait un axe de sa politique de « refondation » de la santé mentale (3).
L'enjeu est de taille. La véritable scission entre social et sanitaire qu'a instaurée la loi du 30 juin 1975 et, parallèlement, la désinstitutionnalisation de la psychiatrie, ont laissé « en plan » une catégorie de personnes que le social et la psychiatrie se renvoient comme « des patates chaudes ». Sans suivi ni soins réellement adaptés, cumulant les troubles, ces publics mettent à mal les équipes et n'ont finalement leur place nulle part. Plus globalement, « c'est la question de la prise en charge, non seulement de la maladie mentale mais aussi de la souffrance psychique et de la santé mentale au sens large dans les structures médico-sociales, qui est posée », rappelle Alain Pidolle, président de la Conférence nationale des présidents de commissions médicales d'établissements de centres hospitaliers spécialisés (CHS).
La situation est devenue « intolérable », alerte le docteur Gérard Massé, responsable de la mission d'appui en santé mentale et chef de service à l'hôpital Sainte- Anne. Une psychiatrie exsangue souffre de la pénurie en hommes (psychiatres et bientôt infirmiers psychiatriques) et de la baisse du nombre de lit sans que l'ambulatoire ne prenne complètement le relais. « La situation en zone rurale est grave et tient uniquement grâce aux médecins à titre étranger », reconnaît Gérard Massé.
Et chacun de décrire ces situations ubuesques : deux mois et demi d'attente pour une hospitalisation d'urgence et deux ans d'attente pour hospitaliser un enfant âgé de un an. Les services médico-sociaux peinent à trouver des vacations de psychiatres (privés) pour assurer les prestations de soins. Dans le même temps, les hôpitaux psychiatriques gardent des patients polyhandicapés en attente d'une hypothétique place en établissement et assument de fait une mission sociale. « Quand on fait une étude de population, le critère le plus explicatif du long séjour en psychiatrie est la rupture familiale loin devant telle ou telle pathologie », explique Gérard Massé. A côté, le secteur médico-social se débat avec de faibles moyens et surtout un manque chronique et massif de places pour les adultes handicapés. En même temps, les foyers de vie, les centres d'hébergement et de réinsertion sociale, les foyers de l'enfance et les instituts médico-éducatifs sont les seuls à offrir un hébergement à l'année et accueillent des personnes qui auraient, il y a 20 ans, relevé du système psychiatrique asilaire. Parallèlement les foyers résidences pour personnes âgées sont de plus en plus sollicités pour recevoir des malades mentaux stabilisés de 50 ou 60 ans. Bref les besoins de soins sont immenses, mais aussi les besoins de soutien aux équipes en termes de supervision ou de groupes de parole. Et la réponse reste lacunaire et mal organisée. Mais le tableau ne serait pas tout à fait complet sans évoquer les difficultés de dialogue qui en découlent et viennent s'ajouter au contentieux « historique » existant entre le médico- social et le secteur psychiatrique : le premier reproche au second son indisponibilité ; le second se plaint de jouer les pompiers pour des établissements accusés de chercher à se débarrasser de leurs résidents les plus lourds sur l'hôpital.
Des tentatives essaient de dépasser ce dialogue de sourds. Des conventions de partenariat, à l'instar de celle qui s'organise à l'échelle départementale dans la Loire-Atlantique entre le syndicat inter- hospitalier en santé mentale (regroupant cinq établissements) et des structures médico-sociales, tentent çà et là de formaliser et d'organiser « les engagements réciproques » dans un souci de « cohérence et de complémentarité » de la prise en charge, selon Anne-Claire Gautron, directrice adjointe au centre hospitalier de Saint-Nazaire. Ailleurs, ce sont les psychiatres d'un hôpital de jour accueillant des personnes âgées qui mettent en place des groupes de parole et un soutien au personnel de la maison de retraite voisine ou encore le secteur et un centre d'aide par le travail qui gèrent en commun des ateliers thérapeutiques. « D'ailleurs la santé mentale telle qu'elle est organisée ne présente-t-elle pas une prédisposition au travail en réseau, à travers la pratique de secteur et la psychiatrie dite de liaison ? », s'interroge Bernard Raynal, directeur du CHS de Rennes. Outre le fait que la coordination avec le médico-social fait explicitement partie des missions de la psychiatrie, les actions en ambulatoire, hors les murs, se sont considérablement développées. Elles auraient augmenté de 70 % entre 1990 et 1997 selon une étude de la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (4). Autre évolution qui va dans le sens du décloisonnement : la possibilité pour les établissements de santé, depuis l'ordonnance hospitalière du 24 avril 1996, de créer et gérer des établissements sociaux et médico-sociaux. Mais ces « progrès » montrent leurs limites. Les coopérations relèvent encore trop souvent de l'artisanat et de la bonne volonté ; les interventions de la psychiatrie hors ses murs restent minoritaires et la possibilité qu'elle a de créer ses propres structures sociales ne règle pas la question de ses rapports au secteur social et médico-social, géré en majorité par le monde associatif.
La résolution des dilemmes financiers et administratifs (infongibilité des enveloppes budgétaires, modes de financements incompatibles, orientations et statuts des personnes), qui constituent autant d'obstacles à des prises en charge adaptées aux besoins des individus, exige « des arbitrages nationaux », estime Gérard Massé. Mais elle n'est qu'une partie de la réponse. Au-delà, « l'enjeu consiste à savoir par exemple, s'il faut développer des services de psycho-gériatrie ou plutôt déplacer des équipes mobiles vers les maisons de retraite. On hésite encore. Or, il s'agit de faire basculer plus complètement le potentiel soignant hors des murs et de faire franchement le choix d'une psychiatrie de liaison », défend-il vigoureusement. Pas si simple toutefois, lorsque le manque de personnel conduit dans certaines régions « à un véritable repli sur l'hôpital », observe Alain Pidolle. Nombreux sont ceux qui soulignent, en outre, la nécessité d'une planification concertée entre le médico-social et le sanitaire pour éviter les absurdités géographiques actuelles. En effet, un secteur peut avoir quatre maisons de retraite, deux instituts médico-éducatifs et plusieurs centres d'aide par le travail sur son territoire alors que le secteur voisin sera vide d'équipement médico-social.
Deux pistes de réflexion semblent néanmoins ouvrir des perspectives. La première consiste « à mettre à plat la question du soin et de la santé dans les établissements sociaux », explique Pierre- Etienne Gruas, directeur du Centre départemental de l'enfance et de la famille de Gironde. Partant d'un sentiment d'illégitimité à repérer la demande de soin et faisant appel à l'hôpital psychiatrique en urgence, l'équipe éducative du centre s'est engagée dans un travail de réflexion l'amenant à remobiliser les familles sur la question de la santé et à s'en ressaisir elle-même. « C'est seulement sur cette base » et après avoir transformé le rôle de l'infirmier et augmenté les temps des soignants dans l'institution « que nous pouvions interpeller de manière pertinente le secteur de pédo- psychiatrie pour un travail en réseau sur certaines situations », souligne Pierre- Etienne Gruas. Dans la même optique, Joël Thomas, à la fois responsable de secteur et intervenant régulier dans un foyer de vie pour adultes handicapés, pose la question des problématiques psychiques dans les structures qui ne disposent pas de temps de soignants budgétisé. « La prise en compte de l'expression clinique spécifique des personnes déficientes intellectuelles qui présentent des troubles du comportement associés s'envisage difficilement dans une thérapie traditionnelle en cabinet et pose la question de la présence de psychiatres dans les foyers de vie. De même, je ne vois pas d'obstacle majeur à accueillir dans ces structures des malades mentaux stabilisés à condition que la question des soins soit formalisée et discutée et que le projet de vie de ces personnes intègre des soins. Seule façon d'éviter des allers-retours mal maîtrisés et néfastes entre l'hôpital et l'établissement », juge-t-il.
La seconde piste invite la psychiatrie - qui doit faire face à une demande exponentielle dans tous les domaines - à mieux définir sa position, ses missions et ses priorités. « Non pas que les demandes qui lui sont adressées soit de fausses demandes, mais il manque une réponse pensée et organisée, estime Alain Pidolle. Est-ce ainsi à un centre médico-psychologique de traiter les peines de cœur des adolescents envoyés directement par le lycée voisin ? »
Une réflexion doit aussi s'engager sur les rôles respectifs des psychiatres et des autres soignants des secteurs, notamment vis-à-vis des différents types de demandes que leur adressent les établissements médico-sociaux (supervision des équipes, soins directs des résidents, séjours de rupture) ainsi que sur les missions qui peuvent revenir aux psychologues cliniciens.
Enfin, évoquant « les lacunes réelles du système de soins et l'abandon thérapeutique », le docteur Jean-Claude Chanseau invite la psychiatrie à sortir de « la théorisation systématique sur les méfaits de l'internat, à prendre ses responsabilités et à reconnaître que des enfants ou des adultes relèvent effectivement d'une structure de soins, notamment en ouvrant des lits d'accueil temporaire ».
Valérie Larmignat
En 1997, on comptait 829 secteurs de psychiatrie générale destinés aux adultes et 321 secteurs de psychiatrie infanto-juvénile. Le secteur public offre 80 % des lits et des places dans ce domaine. A côté de l'hospitalisation classique à temps plein et de l'hospitalisation de jour, les prises en charge à temps partiel (centres d'accueil thérapeutiques à temps partiel) et les prestations en ambulatoire (via notamment l'activité des centres médico-psychologiques) se sont développées.80 % des adultes et 96 % des enfants suivis par le secteur le sont en ambulatoire. Entre 1990 et 1997, la psychiatrie- secteurs public et privé confondus - a perdu plus du quart de ses lits en hospitalisation complète. Dans le même temps, les places en hospitalisation partielle augmentaient de 21,5 %. Les disparités départementales sont fortes et certains départements particulièrement sous-dotés : plus du quart ont moins de 30 places d'hospitalisation partielle pour 100 000 habitants et 17 n'offrent aucun lit d'hospitalisation complète en psychiatrie infanto-juvénile. Quant aux 12 000 psychiatres recensés, 54 % exercent en libéral, dont plus de la moitié en région parisienne. Source : DREES - Etudes et résultats n° 48 - Janvier 2000.
(1) Voir ASH n° 2127 du 9-07-99.
(2) Comme l'a montré le colloque « Santé mentale : quelles prises en charge dans les établissements sociaux et médico-sociaux » du 14 mars 2001 à Paris, dans le cadre des VIIe assises nationales du secteur social et médico-social, organisées par la Fédération hospitalière de France : 33, avenue d'Italie - 75013 Paris - Tél. 01 44 06 84 44 et l'association D3S - C/o : Fanny Sallé - Foyer de vie - 56, avenue de Bodon - 44250 Saint-Brévin-les-Pins - Tél. 02 51 74 71 86.
(3) Voir ASH n° 2210 du 13-04-01.
(4) DREES - « Bilan de la sectorisation psychiatrique » - Collection Statistiques n° 2 - Juin 2000.