« Au nom du droit de l'enfant à connaître ses deux parents, les centres maternels ne doivent plus ignorer les pères », soutient Jean-Georges Kergosien, chef de service du centre Rose des vents (1). A l'origine de ce mini-plaidoyer, la constatation d'une inadéquation entre le cadre juridique des centres maternels et la réalité : « Légalement, notre structure ne doit accueillir que les femmes enceintes et les mères d'enfant de moins de 3 ans quand elles sont isolées, observe le chef de service. Or depuis plusieurs années, nous remarquons qu'elles sont de moins en moins dans ce cas. » En effet, une enquête, réalisée au sein du centre Rose des vents, montre qu'en 1995, 11 % des résidentes pouvaient être dites isolées (contre 85,70 % en 1983). Aujourd'hui, cette tendance se confirme. Pour répondre à cette situation, le centre a donc décidé de s'ouvrir aux hommes, de manière informelle.
Créé en 1973, le centre maternel Rose des vents reçoit uniquement des mineures et des jeunes majeures jusqu'à 25 ans. Six jeunes femmes vivent en hébergement collectif et six autres bénéficient d'un appartement extérieur.
Les résidentes sont placées par le juge des enfants ou le service d'aide sociale à l'enfance, mais elles peuvent aussi venir (lorsqu'elles sont majeures) au centre maternel de leur propre initiative. Si les jeunes femmes sont accueillies dès 12 semaines de grossesse, le centre, qui a un nombre de places limité, les reçoit plus souvent quand elles sont enceintes de six mois. Elles peuvent ensuite y demeurer, généralement, jusqu'à ce que l'enfant ait un an. Une équipe de six éducateurs les accompagnent durant leur séjour. Une conseillère en économie sociale et familiale explique aux résidentes les aides financières auxquelles elles peuvent prétendre et leur apprend à gérer leur budget. Pour le suivi médical, une puéricultrice et une auxiliaire de puériculture sont présentes tous les jours. Une fois par mois, un pédiatre propose des consultations dans le centre. Enfin, une maîtresse de maison s'occupe de la vie matérielle de l'établissement et un chef de service veille à sa bonne marche.
Avant d'intégrer le centre maternel, un entretien mené par le chef de service et un éducateur permet de prendre contact avec la future résidente : « Lors de cette visite, nous essayons d'aider la jeune femme à situer l'enfant à naître dans une perspective familiale, précise Jean-Georges Kergosien . Fatalement, nous abordons la question du père : Où est-il ? A t-il l'intention de reconnaître l'enfant ? Le couple a-t-il un projet de vie commune ? » Actuellement, parmi les 12 jeunes filles hébergées, trois sont véritablement isolées. Les autres ont un compagnon, qui, quand il n'est pas le géniteur du bébé, pourrait être amené à remplir une fonction paternelle. Bien sûr, ces relations sont souvent fragiles, mais comment peuvent-elles se consolider si le centre maternel exclut d'emblée les hommes ? « Le problème c'est qu'en France, les politiques sociales familiales s'adressent traditionnellement aux femmes et aux enfants », déplore Jean-Georges Kergosien.
Dès l'arrivée de la future mère dans le centre, l'équipe encourage le compagnon à être présent. Tant qu'il respecte les règles de vie, il peut venir voir sa compagne, puis le bébé. « Certes, nous ne sommes pas habilités à le prendre en charge, précise Jean-Georges Kergosien. Mais quand il désire un accompagnement, comment pourrions-nous le lui refuser sous prétexte que cela n'entre pas dans le cadre légal de notre mission ? » En effet, lui fermer la porte reviendrait à le marginaliser, nuire à l'émergence de sa paternité et, finalement, priver l'enfant d'un père.
Or les éducateurs constatent au quotidien les dégâts provoqués par cette absence :98 % des jeunes femmes accueillies au centre souffrent d'une carence paternelle. Pour éviter l'éclatement des familles naissantes, le soutien aux jeunes gens qui construisent leur couple s'avère indispensable. Sans autre moyen que ceux attribués pour son habilitation à recevoir 12 jeunes femmes et dix bébés, l'équipe tente de répondre aux demandes des compagnons. « Certains ont juste besoin de parler, d'être écoutés et conseillés, pour ensuite se sentir plus forts, prêts à assumer leur paternité », remarque Christine Le Coat, puéricultrice. Pour d'autres, l'accompagnement consiste à les aider à accéder à l'emploi, à éclaircir des situations administratives, à obtenir un appartement ou des aides financières. « Ces jeunes hommes ont parfois connu des problèmes avec la justice et l'administration, reprend Christine Le Coat. C'est pourquoi, ils ont du mal à entreprendre des démarches auprès des institutions. » Une présence à leurs côtés les rassure et les stimule. De même, comme les couples sont rarement mariés, l'équipe incite les futurs pères à faire valoir leurs droits en matière d'autorité parentale. Pour cela, ils doivent se rendre au tribunal. « Nous les accompagnons, sinon, ils n'y vont pas », ajoute Christine Le Coat.
L'action conduite auprès des futurs et jeunes pères occasionne incontestablement une charge de travail plus importante. « Cela représente au moins 10 % de notre activité », évalue Jean-Georges Kergosien. En comptabilisant ce volume de temps, il semble qu'un poste supplémentaire serait nécessaire. Mais, officiellement, cette activité n'entre pas dans la mission des centres maternels. « Certaines circonscriptions d'action sociale commencent à reconnaître l'ambiguïté des situations que nous vivons, observe Jean-Georges Kergosien. Mais d'autres continuent de penser que dès qu'il y a couple, ce n'est plus de notre ressort. » Pour sortir de l'impasse, l'idéal serait, selon lui, de modifier la loi afin de répondre aux besoins actuels. A défaut, il souhaite que les conseils généraux, dont les centres maternels dépendent, aient assez de « courage » pour aller au-delà de leurs obligations légales.
Brigitte Chatoney, chef de service dans un centre maternel à Paris (2), est d'accord pour dénoncer le fait que les pères ne doivent plus être systématiquement exclus des structures qui reçoivent les futures et jeunes mères en difficulté. Cependant, il lui semble impératif de préserver la spécificité des lieux d'accueil réservés aux mères isolées. « Il existe toujours des femmes seules avec enfant. La plupart sont souvent dans une situation financière précaire. Et certaines fuient parfois un mari violent. Il semble donc indispensable d'avoir des structures pour les recevoir. Cependant, il est urgent de développer d'autres alternatives pour les couples. »
Pour l'instant, les établissements sociaux accueillant des familles s'avèrent essentiellement ciblés sur des populations spécifiques (séropositifs, sans domicile fixe...). Les centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), qui dépendent de l'Etat, sont théoriquement habilités à recevoir les couples avec enfant. « Toutefois, cet accueil reste très marginal », remarque Brigitte Chatoney. « D'ailleurs, aucune structure n'accompagne véritablement la parentalité, dénonce-t-elle encore . Or nous savons parfaitement qu'être parent est le fruit d'un remaniement psychique. » Et ce processus est d'autant plus exposé lorsque les liens sociaux sont défaillants. C'est pourquoi, il lui semble important de soutenir les couples durant la grossesse et les mois qui suivent la naissance de l'enfant.
Forte de cette conviction, Brigitte Chatoney a élaboré un projet : « Aire de famille ». Son objectif : répondre aux besoins spécifiques des familles naissantes grâce à plusieurs initiatives. La première consisterait à mettre à disposition des jeunes couples en situation de vulnérabilité sociale et psychique un appartement en bail glissant (3). « Car un hébergement stable est un premier pas indispensable à la création d'une famille », défend Brigitte Chatoney. Les personnes se verraient également proposer un accompagnement haptonomique de la grossesse. Par ailleurs, un soutien psychologique permettrait d'aider à la construction du couple. Enfin, celui-ci serait épaulé dans ses démarches (administratives, financières) et son insertion professionnelle grâce à des partenariats avec les missions locales et les centres de formation. Le projet « Aire de famille » a été soumis à plusieurs partenaires sociaux (DASES, DASS de Paris...) et Brigitte Chatoney bénéficie déjà des fonds privés de deux fondations. Mais ce n'est pas suffisant. Elle attend maintenant des engagements financiers clairs et pérennes.
Véronique Mahé
Si tout le monde s'accorde aujourd'hui sur l'importance de la présence du père auprès de son enfant et sur la nécessité d'éviter les séparations familiales, cette question bute sur celle de « la double compétence », au carrefour de deux logiques distinctes : celle de la protection de l'enfance qui oblige les départements à s'occuper des femmes enceintes et mères isolées avec enfants de moins de 3 ans, en mésestimant la place des pères ; celle de l'aide sociale à l'hébergement qui renvoie à l'Etat la prise en charge des familles ne pouvant assumer leurs responsabilités sociales ou familiales. Sachant que la loi contre les exclusions réaffirme que l'Etat doit assurer l'accueil des familles dans les centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) « sans séparation des couples et des fratries ». D'où une zone de flou qui, si elle se résout parfois localement par des accords entre les conseils généraux et les DDASS, donne lieu trop souvent à d'incessantes parties de ping-pong entre les financeurs. Par exemple, dans les Pays-de-Loire (4) , les jeunes couples avec enfants de moins de 3 ans ne sont accueillis ni en CHRS du fait de l'âge du tout-petit, ni en centre maternel à cause de la présence du père ; aussi, là, les solutions peuvent-elles entraîner la séparation du couple, avec la mère et l'enfant en centre maternel et le père en CHRS. A l'inverse, dans la Seine-Saint-Denis, le département finance des places en CHRS pour les familles avec enfants de moins de 3 ans. Alors comment sortir du dialogue de sourds et des solutions bricolées, plus ou moins bien, au niveau local ?D'autant que les structures d'accueil relevant de l'Etat ou du département sont de plus en plus sollicitées face à la précarisation croissante des familles et à l'afflux de parents demandeurs d'asile accompagnés d'enfants. Interrogé par les ASH, le cabinet de Ségolène Royal indique que deux pistes pourraient être examinées. Soit modifier les règles de la protection de l'enfance, afin que les conseils généraux puissent prendre en charge les pères, lorsque la sécurité de l'enfant est assurée ; solution pour le moins délicate puisqu'elle touche au partage des compétences issu de la décentralisation. Soit « étudier le versement par l'Etat d'une aide complémentaire afin de favoriser l'accueil des pères, selon des modalités à déterminer, dans le cadre d'accords signés entre l'Etat et les départements » ; ce qui implique alors un effort budgétaire de la part de l'Etat. « Il y a sans doute à réfléchir à des structures innovantes, financées par l'Etat et les départements, permettant d'accueillir les jeunes couples avec enfant », défend, pour sa part, Claude Romeo, président de l'Association nationale des directeurs d'action sociale et de santé des conseils généraux. Isabelle Sarazin
(1) Géré par le centre d'action éducative et sociale Ker-Huel : 7, rue Alexandre-Duval - BP 6203 - 35062 Rennes cedex - Tél. 02 99 35 05 65.
(2) Les Acacias : 57, rue de la Santé - 75013 Paris - Tél. 01 45 35 37 48.
(3) Loué d'abord par une association, le bail passerait ensuite au nom des occupants.
(4) Source : Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale.