Recevoir la newsletter

Jusqu'à la mort, accompagner la vie ?

Article réservé aux abonnés

Confronté au vieillissement de ses résidents, l'IME-MAS Gaifleury de Saint-Georges-de-Reintembault ne pouvait éluder la perspective de leur mort. C'est pourquoi l'équipe envisage désormais de développer, jusqu'à la fin, le projet qu'elle met chaque jour en œuvre : accompagner la vie.

Aborder la mort dans un lieu consacré à la vie : le paradoxe n'est bien sûr qu'apparent. Cependant, tant qu'elles n'ont pas été confrontées à cette situation, les institutions pensent être relativement à l'abri de la perte d'un de leurs résidents et se préparent peu à cette éventualité. Dressé par Anne Dusart, conseillère technique du Centre régional pour l'enfance et l'adolescence inadaptées de Bourgogne dans son étude sur le deuil chez les personnes déficientes intellectuelles (voir encadré ci-dessous), ce constat l'avait conduit à parler du « fantasme d'immunité institutionnelle ».

La plupart du temps, en effet, la perspective de la mort d'un résident paraît inenvisageable ou trop anxiogène pour donner lieu à de véritables concertations institutionnelles. Néanmoins, déjà lors de cette enquête, des débats commençaient à émerger sur les possibilités et les limites des institutions pour accompagner des fins de vie, quand aucun impératif médical n'exige d'hospitalisation.

« La question s'est imposée à nous avec la maladie d'Irène », explique Anne-Marie Buronfosse, infirmière à l'Institut médico-éducatif-Maison d'accueil spécialisée  (IME-MAS) Gaifleury, de Saint-Georges-de-Reintembault (Ille-et- Vilaine) (1). Vivant dans cette institution qui accueille des personnes lourdement polyhandicapées (2), Irène, 37 ans, est hospitalisée à plusieurs reprises courant 1996. Au retour de sa cinquième hospitalisation, la jeune femme est dite condamnée. Devant l'inquiétude et l'épuisement de leurs collègues aides médico-psychologiques (AMP) et aides- soignantes, les infirmières de Gaifleury s'emploient à les soulager partiellement du surcroît de travail occasionné par l'état de la résidente. Celui-ci, peu à peu, s'améliore : Irène retrouve appétit, goût à la vie, et communique de nouveau avec le personnel par des sourires, des regards expressifs et des gazouillements. Mais d'avoir ainsi frôlé la mort ne laisse pas l'équipe indemne : cette expérience la conduit à s'interroger sur la possibilité d'accompagner une personne polyhandicapée en fin de vie et la façon d'aider les autres résidents à affronter une telle situation.

Répondre à la demande des résidents

Ces derniers, simultanément, font beaucoup progresser l'équipe dans sa réflexion. La même année en effet, deux décès subits se produisent dans l'institution. Or, lorsque Jean meurt, ses parents souhaitent que la dépouille de leur fils reste dans la chapelle de l'établissement jusqu'à l'enterrement. « Nous avons parlé de Jean avec les camarades de son groupe, et certains nous ont fait comprendre leur désir d'aller le voir, précise Michel Viot, chef de service éducatif à la maison d'accueil spécialisée. Leur demande nous a semblé très intéressante et nous y avons souscrit. C'était, pour nous, une première. » Trois mois plus tard, lors du décès d'Alice, plusieurs résidents souhaitent également se rendre près du lit où repose la jeune femme. « Ces disparitions nous ont considérablement fait évoluer par rapport à ce que nous pensions que les jeunes pouvaient supporter et vivre de la mort », souligne Michel Viot. Elles contribuent aussi à faire prendre davantage conscience à l'équipe de l'inéluctable multiplication des décès à laquelle elle serait bientôt confrontée. Les adultes les plus âgés (35-40 ans) présentent en effet des signes évidents de vieillissement et une altération progressive de leur état général.  « La perspective attachante et valorisante de favoriser les progrès des résidents allait devoir s'effacer devant celle, plus inquiétante et plus douloureuse aussi, d'envisager leur fin de vie », commente Anne-Marie Buronfosse. Un changement de regard éprouvant pour toute l'équipe de Gaifleury, et particulièrement pour les membres du personnel qui ont accompagné les résidents tout au long de leur parcours, depuis l'ouverture de l'IME-MAS, il y a 25 ans.

LE VÉCU DU DEUIL CHEZ LES PERSONNES LES PLUS LOURDEMENT HANDICAPÉES

61 personnes déficientes intellectuelles sur les 227 endeuillés dont Anne Dusart, psychosociologue, a analysé la situation dans sa recherche (3), présentaient un niveau de handicap élevé (déficiences profondes accompagnées, ou non, de handicaps physiques). Lorsque le handicap est majeur, la possibilité d'entrevoir ce que vit l'intéressé est parfois si restreinte qu'il est impossible de se prononcer sur l'impact d'un décès. Pour autant, bien sûr,  souligne la psychosociologue, rien n'autorise a priori à assimiler une non-réaction durable à une non-perception de l'événement. Il est cependant des cas où le handicap est tel que la disparition d'un proche ne semble prendre aucun sens, ni sous forme d'une compréhension de sa mort, ni sous forme d'un ressenti de son absence. Mais ces cas sont très rares : dans la population étudiée, seules trois personnes atteintes de déficiences sévères, dûment informées du décès d'un de leurs parents, n'ont présenté aucune réaction, ni sur le moment, ni après coup, sans que l'absence d'indication soit imputable à un défaut d'observation de la part des équipes. « La compréhension de la mort apparaît bien supérieure à ce qu'on pouvait attendre, note Anne Dusart. Il n'y a vraisemblablement pas à douter du caractère primitif et profond de l'idée de mort chez les déficients intellectuels, même, confusément, chez les plus lourdement handicapés. »

Le besoin de se former

Désireux de se préparer à mieux appréhender cette réalité, Anne-Marie Buronfosse et Michel Viot obtiennent l'accord de la direction pour suivre un enseignement universitaire en soins palliatifs. Une formation à l'accompagnement en fin de vie est également dispensée dans l'établissement : dix aides médico-psychologiques, une infirmière et la directrice-adjointe de la MAS y participent. Simultanément, un important travail de concertation s'engage avec les personnels et les parents. «  La question était de savoir si nous irions jusqu'au bout de notre projet de vie, résume Anne- Marie Buronfosse : Dans l'éventualité d'une fin proche, le résident resterait-il au centre de notre prise en charge ? »

Aucune des 14 familles consultées ne souhaite que son enfant décède à l'hôpital. Deux d'entre elles désireraient, le moment venu, le reprendre chez elles, ou, si c'est impossible, qu'il finisse ses jours à Gaifleury. Tel est aussi le vœu formulé par la totalité des autres parents.

La position des personnels n'est pas différente. A la quasi-unanimité, les 49 personnes interrogées- AMP, aides-soignantes, infirmières, veilleuses de nuit et femmes de ménage - pensent que rester à Gaifleury est probablement la meilleure solution pour le résident en fin de vie. Ce qui ne les empêche pas, bien sûr, de s'interroger sur leurs capacités à faire face à cet accompagnement, et de redouter, notamment, les souffrances de la maladie et de l'agonie. Les professionnels expriment aussi le besoin d'être soutenus, le cas échéant, par tous les membres de l'institution (équipe de direction, chefs de service, médecins, psychologue, kinésithérapeute, etc.). Ils soulignent également la nécessité de dégager les moyens matériels et humains à même de faciliter cette prise en charge : aménagement d'une pièce permettant d'offrir une certaine

intimité à la personne en fin de vie et à sa famille et mise à disposition d'un salarié supplémentaire, susceptible de rester auprès du mourant sans entraver le quotidien des autres résidents. Comment ces derniers vont-ils vivre l'approche de la mort d'un de leurs compagnons et quel peut être l'impact de cet événement sur leur comportement ? « Convient-il d'assurer le bien d'un seul au détriment de l'ensemble des autres ou le bien de tous au préjudice d'un seul ? », s'inquiète une aide médico-

psychologique. Poser le problème ainsi signifie que l'on est sûr des conséquences néfastes de la confrontation à la mort des personnes polyhandicapées, estime Anne-Marie Buronfosse. « Or nous n'avons pas l'expérience autorisant une telle certitude. » D'avoir côtoyé la présence souffrante d'Irène, par exemple, n'a apparemment perturbé aucune de ses cinq camarades de chambre. Et les réactions de certains résidents aux décès de Jean et d'Alice donnent au contraire à penser que « nos grands jeunes gens mûrissent dans leur tête, y compris dans ce domaine de la mort », ajoute Michel Viot.

Le même cheminement a permis à l'équipe de réussir à vaincre ses propres angoisses et d'adopter une position commune. « Il y a quelques années, il n'aurait pas été concevable qu'un résident puisse mourir dans l'établissement, déclare Jeanne Lubin, directrice adjointe de la MAS. Au contraire maintenant, nous souhaitons lui donner la chance de partir avec nous, puisque sa maison est ici. » L'éventualité ne s'est pas encore présentée de mettre à l'épreuve cette nouvelle sérénité. En outre, si l'assurance de dégager les moyens humains qu'impliquerait un accompagnement en fin de vie a été clairement donnée, celui-ci ne pourrait pas s'effectuer dans des conditions optimales, faute d'aménagement des locaux.

Mais accepter que la mort puisse se vivre à Gaifleury retentit sur l'ensemble de la prise en charge des résidents accueillis. « Cela oblige à se focaliser sur ce qui est essentiel pour la personne polyhandicapée, estime Anne-Marie Buronfosse : qu'elle soit bien dans son corps et dans son esprit ; qu'elle sache qu'elle est aimée et qu'ainsi, jusqu'à la fin, elle ait la possibilité de grandir en humanité. »

DES PRATIQUES QUI ÉVOLUENT

A la suite de son étude sur le rapport à la mort des personnes déficientes intellectuelles, le Centre régional d'études et d'actions sur les handicaps et les inadaptations de Bourgogne a mis au point deux modules de formation : l'un porte sur le vécu du deuil chez la personne handicapée mentale et le soutien à l'endeuillé, l'autre est consacré à l'accompagnement en fin de vie et au travail avec l'entourage (4) . « Prendre conscience qu'on peut parler “vrai”, car les personnes déficientes intellectuelles ne manifestent généralement aucune de ces réactions démesurées que redoutent les professionnels comme les parents (attitudes incongrues,  excessives ou déplacées), conduit les équipes à associer plus volontiers les endeuillés aux rites funéraires », explique Martine Bonnot, psychologue qui assure régulièrement ces formations. L'implication de la hiérarchie s'avère déterminante dans l'évolution des institutions, souligne-t-elle :  « Quand les chefs de service, voire les directeurs, assistent à la formation, ils jouent ensuite un rôle moteur pour modifier les pratiques des établissements. » Au Foyer du parc (Paray-le-Monial) où elle-même exerce, la psychologue a aussi pu apprécier les changements qui ont résulté de la participation de ce lieu de vie à l'enquête du CREAI. Le travail alors mené a notamment débouché sur le remaniement du projet d'établissement et la mise en place de protocoles d'accompagnement (autour de l'annonce du décès et de l'association des personnes endeuillées aux rites funéraires). En outre, pour pouvoir évoquer la mort en dehors de tout contexte d'urgence, un groupe de parole réunit régulièrement les résidents, y compris ceux qui n'ont pas la capacité de verbaliser.

Caroline Helfter

Notes

(1)  Expérience qu'elle a notamment présentée lors d'une journée d'étude organisée le 20 février à Saint-Georges- de-Reintembault - Rens. : Françoise Mohaër - IRTS - 2,  avenue du Bois-Labbé - BP 71639 - 35016 Rennes cedex - Tél. 02 99 59 35 94.

(2)  L'IME accueille 24 résidents de 5 à 20 ans et la MAS 54 personnes âgées de 20 à 40 ans - IME-MAS Gaifleury : 2, rue de l'Eglise - 35420 Saint-Georges-de-Reintembault - Tél. 02 99 97 04 18.

(3)  Les personnes déficientes intellectuelles face à la mort, étude réalisée dans le cadre du CREAI de Bourgogne pour la Fondation de France - Coll. Réflexion, 1998 -120 F - Fondation de France : 40, avenue Hoche - 75008 Paris - Tél. 01 44 21 31 00 - Voir également ASH n° 2048 du 5-12-97.

(4)  CREAI de Bourgogne : 28, bd Carnot - 21000 Dijon - Tél. 03 80 66 19 88.

LES ACTEURS

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur