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« La RTT bouleverse notre rapport au temps »

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Au service AEMO de la Sauvegarde des Yvelines, la mise en place des 35 heures, sous forme d'horaires individualisés, se déroule dans une relative paix sociale. Atout précieux, l'équipe avait déjà amorcé, en 1996, la révolution culturelle imposée aujourd'hui à tous les travailleurs sociaux : apprendre à compter son temps de travail.

« Ici, au quotidien, les 35 heures, ça marche. C'est même surprenant, au regard des crises que la mise en place de la réduction du temps de travail peut provoquer dans d'autres associations du secteur social », déclare, satisfait , Daniel Pottiez, chef de service au sein de la structure d'action éducative en milieu ouvert (AEMO) de la Sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence des Yvelines (1) (voir encadré).

De fait, les élus du personnel du service AEMO, dont le siège se trouve à Versailles, rappellent que les discussions ont été et sont toujours animées, que des pétitions ont été signées et que certaines frustrations demeurent. Néanmoins, ils le reconnaissent : les salariés ne se sont pas mobilisés contre le passage aux 35 heures.

Vers des horaires individualisés

Comment cette structure est-elle parvenue à mettre en place la réduction du temps de travail  (RTT) dans une relative paix sociale ? En premier lieu, la négociation a débuté rapidement, avec une volonté affichée de la direction générale de l'association de parvenir à un accord anticipé sous l'égide de la loi Aubry I. Celui-ci a donc été signé le 28 juin 1999 et, long passage en commission d'agrément oblige, il est entré en vigueur le 1er janvier 2000. C'est-à-dire assez tôt pour embaucher les 2,8 équivalents temps plein d'éducateurs spécialisés, avant que la pénurie de travailleurs sociaux diplômés, particulièrement aiguë en région pari- sienne, ne s'aggrave (2).

Mais surtout, le service AEMO avait déjà accompli sa petite révolution avant les 35 heures. Retour en 1995. A la suite d'un conflit dans les internats de la Sauvegarde des Yvelines, l'inspecteur du travail demande à l'association de mieux contrôler les heures de présence des salariés. La direction générale, soucieuse de revenir à la légalité, lance un débat dans tous ses services. « Celui-ci fut très mal perçu par les salariés du milieu ouvert. Ils avaient peur du contrôle sur la qualité de leur travail  », raconte Bernard Cavat, directeur du service. Après négociations avec les syndicats, décision est prise d'instaurer, fin 1996, une « grille de réalisation horaire ». Puisque les travailleurs sociaux du milieu ouvert, jamais à l'abri d'une intervention d'urgence dans une famille, ne peuvent prévoir leur emploi du temps, on leur demande d'inscrire chaque semaine leurs horaires quotidiens d'arrivée, de départ et de pause. Même s'il est précisé que le responsable de service ne fait que « prendre acte » du formulaire, cela « crée un malaise chez les travailleurs sociaux, qui se sentent obligés d'être “dans les clous”. Bref, ils ont traîné les pieds », face à ce qui était vécu comme une remise en cause de leur liberté d'organisation du travail, se rappelle Daniel Pottiez.

Il n'empêche, « une évolution s'amorce. Les éducateurs commencent à se demander : “comment exercer notre pratique en un temps limité ? Quelles priorités choisir ?Comment dois-je rendre compte de mon activité ?” Notre secteur avait mis ce débat de côté jusque-là », note Bernard Cavat. Un bout de chemin a donc été fait avant que ces questions ne redeviennent centrales avec l'arrivée des 35 heures.

Malgré tout, les négociations sur la RTT n'ont pas été de tout repos. La direction propose en effet aux professionnels de diminuer leur charge de travail de 10 %- soit, concrètement, un ou deux suivis de mineurs en moins par éducateur spécialisé -, réduction compensée par 6 % d'embauche. Mais surtout, elle veut mettre en place un horaire individualisé. D'abord, pour préserver la réactivité des équipes, éviter une organisation individuelle et collective trop rigide et inadaptée à l'action en milieu ouvert. Ensuite,   « pour permettre aux professionnels de faire en toute autonomie leurs choix des priorités au cas où les 35 heures impliqueraient des modifications de pratique », justifie Bernard Cavat. En face, les élus du personnel souhaitent adopter le régime, largement répandu dans tous les secteurs de l'économie, de deux demi-journées ou d'une journée de RTT par mois. Las, devant la détermination de leur directeur, ils acceptent la formule de l'horaire individualisé.

L'abandon du militantisme

Ainsi, chacun continue de remplir les fameuses grilles, sauf que ces dernières sont désormais soumises à un contrôle éventuel. En outre, l'accord précise des modalités très strictes de récupération des heures supplémentaires. Si les salariés peuvent dépasser de sept heures au maximum la durée hebdomadaire légale de travail, ils n'ont droit à les récupérer que par tranches de deux heures par demi-journée, les 15 jours suivants... Et ce, tout en respectant les temps collectifs importants, que l'équipe n'a voulu sacrifier sous aucun prétexte. Si les impératifs de travail sont tels que les éducateurs cumulent jusqu'à 21 heures, ils sont autorisés, mais seulement par dérogation, à prendre trois journées de récupération dans le trimestre.

Avec la publication des deux reportages de cette semaine, s'achève notre grande enquête sur la mise en place des 35 heures dans la branche associative sanitaire, sociale et médico-sociale (3) . Ce dernier volet ne clôt pas pour autant le débat. N'hésitez pas à nous faire part de vos réactions ou témoignages pour l'alimenter.

L'objectif de la direction est clair : elle veut obliger les salariés à « apprendre à travailler sur un temps contraint », à « lisser » leur temps de travail autour de 35 heures et surtout, à en finir avec les cumuls de jours de récupération. « Du coup, nous n'avons pas l'impression de bénéficier des 35 heures, qui seraient beaucoup plus visibles si nous pouvions prendre une demi-journée par semaine. Contrairement à beaucoup de salariés, nous ne profitons ni de la souplesse ni du gain de temps libre, pourtant conformes à l'esprit de la loi Aubry », regrette Thierry Royer, délégué du personnel FO.

« Il existe une telle rigidité - les salariés vivent particulièrement mal d'être obligés de demander par écrit l'autorisation d'une récupération supérieure à deux heures -, un souci tellement omniprésent de respecter les 35 heures, que les temps d'échanges informels, par exemple le matin entre collègues, disparaissent. La régulation concerne même les repas ! », renchérit Dominique Joly, élue CFDT. Avec son confrère, elle dénonce d'autres effets pervers. D'une part, le fait que chaque travailleur social régule ses propres horaires individualise les rapports avec la direction. « Comment vont s'exprimer les conflits ? Est-ce que les individus ne vont pas chercher à éviter les confrontations avec leur chef de service, plutôt que de saisir les délégués du personnel ? Quel espace de négociation collective va-t-il nous rester ? », s'inquiète Thierry Royer.

Mais ce contrôle individuel est aussi mal vécu parce qu'il remet en cause des habitudes culturelles et professionnelles bien ancrées, reconnaît-il. « Avec ce système, il n'y a plus d'heures supplémentaires. Nous sommes donc obligés de changer notre rapport au temps. Nous avons longtemps accepté de travailler gratuitement, d'être un peu corvéables. Mais aujourd'hui, nous sommes conduits à abandonner notre militantisme. Sans doute au bénéfice de davantage de professionnalisme ou de technicité. Car voir les familles toutes les trois semaines et non plus tous les 15 jours nous oblige à davantage de rigueur. Mais cette rigueur est-elle vraiment constructive ? », s'interroge le syndicaliste.

Quelques salariés continuent de refuser de compter leur temps, rendent des « grilles bidons » ou font même des heures supplémentaires dont ils ne réclament pas le paiement. Toutefois, dans son « bilan provisoire sur l'ARTT », établi en janvier 2001, Bernard Cavat note qu'en « moyenne annuelle sur l'exercice 2000, le recours à des demi-journées et journées de récupération pour dépassement du solde horaire a été assez exceptionnel : un jour par trimestre ». Si les 35 heures commencent donc à être « intégrées », la question, aujourd'hui, à l'AEMO de Versailles, est de faire évoluer les pratiques en fonction de ce nouveau rapport au temps.

 Est-il nécessaire de rencontrer trois fois par semaine ce mineur ? Faut-il aller chercher les familles ou les faire venir dans les services ? Quel temps consacrer aux recherches-actions si chronophages ? Sommes-nous plus utiles dans les partenariats extérieurs ou auprès des familles ? Quels sont les apports des réunions collectives ? Chefs de service et éducateurs spécialisés commencent à remettre à plat quasiment le contenu de chaque heure de travail. Concrètement, la rigueur fait loi : « Une évaluation doit désormais durer une heure et pas 1 heure 15 », donne pour exemple Daniel Pottiez, chef de service à l'antenne de Verneuil-sur-Seine. Et bien sûr, les répercussions se font sentir sur la qualité de la relation aux usagers. « Le travailleur social a souvent envie, par empathie, d'aller toujours plus loin dans la relation. Or, dans le cadre d'un temps imparti, nous ne pouvons plus, comme il y a 20 ans, aller voir les familles “pour les voir”, jusqu'à 22 h 30. Les 35 heures accentuent la rationalisation de notre travail et changent forcément la qualité relationnelle », estime Anne Rebeller, responsable de l'antenne de Versailles. D'ailleurs, celle-ci avoue vivre encore comme un « paradoxe » le fait de dire aux professionnels de son service : « Faites attention, vous travaillez trop ! »...

Mais cette recherche constante de l'efficacité n'a-t-elle pas des effets pervers ? « Les 35 heures accentuent le risque de pousser l'éducateur à être trop dans le “faire”. Les psychologues ont un rôle important à jouer pour veiller sur les membres de l'équipe et leur rappeler la nécessité de prendre du temps dans la relation quand ils deviennent trop mécaniques », reconnaît Daniel Pottiez.

Une psychosociologue aux côtés du personnel

De fait, les salariés sont inquiets du maintien de la qualité du service. Plus précisément, ils se sentent aujourd'hui « coincés » entre une exigence professionnelle toujours présente et une régulation qui leur impose de travailler moins longtemps. « Il existe une souffrance diffuse devant ce paradoxe, qui a besoin d'être traitée », constate Bernard Cavat. Aussi, ce directeur a-t-il embauché, dans le quota de postes 35 heures, une psychosociologue chargée, entre autres, de mettre en place un chantier de réflexion avec le personnel. Il est en effet indispensable, selon lui, de reprendre le débat engagé en 1996 dans l'association : «  Comment les éducateurs se représentent-ils leur engagement dans un temps limité ? Etre un bon professionnel, n'est-ce pas compter son temps ? Ou est-ce que la reconnaissance du travailleur social tient au fait qu'il soit si engagé qu'il ne compte pas ce temps ? La singularité du champ éducatif tient-elle à ce qu'il reste en marge du code du travail ? Personnellement, je pense que le secteur a besoin de s'intégrer, d'être en phase avec le règlement pour mieux faire valoir ses besoins, financiers et humains », conclut Bernard Cavat.

Paule Dandoy

LE SERVICE AEMO EN CHIFFRES

  Activité : action éducative en milieu ouvert judiciaire, investigation, orientation éducative, enquête sociale.

  Personnel : une centaine de salariés dont 80 travailleurs sociaux, répartis sur six antennes dans le département.

  Accord 35 heures : signé le 28 juin 1999, par la CGT, FO et la CGC. Entré en application le 1er janvier 2000.

  Modalités de la RTT : réduction du temps de travail de 10 %, compensée par 6 % de créations de postes : 3,8 équivalents temps plein, dont 2,8 éducateurs spécialisés, un demi-poste de psychosociologue, un demi-poste de secrétariat.

Notes

(1)  Structure d'AEMO de la Sauvegarde des Yvelines : 58,  avenue des Etats-Unis - 78000 Versailles - Tél. 01 39 24 85 70.

(2)  Voir ASH n° 2198 du 19-01-01.

(3)  Voir ASH n° 2198 du 19-01-01 et n° 2202 du 16-02-01.

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