« Nous nous sommes mobilisés parce que nous éprouvions une lassitude de la surcharge de travail. Déjà, à 39 heures, nous étions insatisfaits de la qualité de notre action éducative en milieu ouvert » (AEMO). A l'instar de France Chaumeil, élue au comité d'entreprise, des travailleurs sociaux de l'Association girondine d'éducation spécialisée et de prévention sociale (AGEP) (1) ont décidé de prendre les devants dès que la première loi Aubry est parue : « Nous avions très peur de souffrir des 35 heures, nous craignions que les embauches ne soient pas à la hauteur de la baisse du temps de travail. Nous avons donc engagé une réflexion pour anticiper les négociations et devenir une force de proposition », explique Lionel Peyrout, délégué syndical CGT.
Initiative originale, les salariés de l'AGEP contactent leurs collègues des autres services associatifs d'action éducative en milieu ouvert de Bordeaux qui, ils le savent, partagent les mêmes préoccupations. Des éducateurs de trois autres associations, Orientation et rééducation des enfants et adolescents de la Gironde, Prado et Rénovation, répondent présents. Le « collectif inter AEMO de Gironde » est né, en novembre 1998.
Rapidement, une trentaine de professionnels, syndiqués ou non, fréquentent les réunions mensuelles. Sans véritable statut, le collectif - dont Jacques Argelès, directeur général de l'AGEP, souligne le caractère « informel » tout en précisant qu'il lui prête volontiers des salles de réunions -, recueille tout de même le soutien de la CGT et de la CFDT.
Les initiateurs commencent par consulter les 150 salariés que comptent les quatre associations. Quels sont leurs vœux en matière d'application des 35 heures ? Quelles difficultés professionnelles rencontrent-ils ? Le constat établi ressemble à celui de beaucoup de travailleurs sociaux en AEMO dans tout le pays. L'augmentation du nombre des familles avec un seul enfant pris en charge « multiplie les entretiens à tenir », et celui, sans cesse plus élevé, de familles « recomposées » accroît les temps de déplacement. En outre, la « dégradation générale des conditions socio-économiques des usagers », la multiplication des pathologies relevant de la psychiatrie amènent les éducateurs spécialisés à gérer des situations qui vont en se complexifiant. Par ailleurs, « dans les familles nombreuses, les magistrats prennent de plus en plus l'habitude de demander une AEMO pour l'enfant le plus en danger. Dans les faits, nous sommes souvent conduits à solliciter l'extension des mesures à la fratrie », explique France Chaumeil.
Il est donc nécessaire que les responsables d'associations et les autorités de tutelle prennent en compte ces nouvelles conditions de travail dans le cadre des négociations 35 heures. Alors que ces dernières ont débuté dans les quatre structures, le collectif rédige, en avril 1999, un « protocole d'accord ». Deux revendications émergent. Tout d'abord, « le temps dégagé par la réduction du temps de travail donnera lieu à des embauches au moins équivalentes en matière de temps de travail et de niveau de qualification ». En clair, pour 10 % de réduction du temps de travail, les travailleurs sociaux demandent 11,4 % d'embauches de compensation. Ensuite, deuxième revendication : il faut réviser la convention départementale. Celle-ci établit, depuis la fin des années 80, que chaque éducateur spécialisé à temps plein doit exécuter en moyenne 28 mesures, pour 14 familles. Le collectif inter AEMO propose d'abaisser le nombre de mesures à 25, pour 12 familles.
« Nous savions que nous avions peu de chances de l'obtenir, mais nous espérions que les directeurs des quatre associations, qui se disaient d'accord avec nous pour préserver la qualité du travail, signeraient le protocole », explique Lionel Peyrout. Espoir déçu, la réponse est négative. Chaque directeur entend négocier un accord dans sa propre association. « Il existe des démarches légales, les associations sont des personnes morales qui doivent répondre à des procédures administratives définies. De plus, chaque service d'action éducative en milieu ouvert possède sa propre logique économique et prend des options différentes de celles de ses voisins », argumente Jacques Argelès, qui négociait à l'époque en tant que directeur du service d'action éducative en milieu ouvert de l'AGEP.
Parallèlement, le collectif tente de rencontrer les organismes de tutelle des associations (conseil général, protection judiciaire de la jeunesse). En décembre 1999, regrettant de ne pas avoir été reçu, il passe à la vitesse supérieure :pétition « massivement signée par les salariés », selon Lionel Peyrout, et courriers sont envoyés à la direction départementale de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), au directeur de l'action sociale du département, aux conseillers généraux, au tribunal pour enfants. Les travailleurs sociaux font part de leurs inquiétudes devant des accords « tous inadaptés pour répondre aux besoins des usagers », rappellent leurs revendications et, surtout, annoncent une grève pour le 10 janvier 2000.
Celle-ci est suivie par 70 % des salariés, selon le collectif. Après l'assemblée générale, une cinquantaine d'entre eux manifestent dans les rues de Bordeaux. Puis une délégation « s'invite » à la direction départementale de la PJJ et à la direction de l'action sociale du département. Elle est « bien reçue » chez la première, qui soutient la volonté des travailleurs sociaux de maintenir la qualité de la prestation. A peu de frais, puisque la direction départementale de la PJJ décide du contenu du travail des associations, mais sans le financer, ou en très faible partie. Le second rendez-vous se déroule moins bien : « Au conseil général, nous avons trouvé des gestionnaires en face de nous. Ils sont restés hermétiques à nos demandes et ont réaffirmé leur volonté de ne financer que ce que la loi imposait », c'est-à-dire 6 % d'embauches pour 10 % de réduction du temps de travail, témoigne Lionel Peyrout. Le département ne veut pas revenir non plus sur le principe de 28 mesures par travailleur social à temps plein. Et pour cause : cette norme sert de base au calcul des budgets alloués aux services. Le nerf de la guerre reste, encore et toujours, l'argent. Le collectif a beau déplorer avec amertume cette « mise en place des 35 heures au moindre coût », il a perdu la bataille.
Qui plus est, le « front commun » s'effrite. En effet, les accords 35 heures entrent en application, de décembre 1999 à avril 2000, avec des modalités différentes selon les structures. Si le service AEMO du Prado crée 6 % de postes de compensation, celui de Rénovation en obtient 7 %, alors qu'à l'AGEP, le directeur décroche 9,4 %d'embauches d'éducateurs spécialisés et d'assistants sociaux. Dans une lettre au directeur de l'action sociale, le collectif pointe une contradiction avec la politique affichée du département d'assurer une cohérence des services de l'action éducative en milieu ouvert : pourquoi, « pour une même tâche, les services se voient-ils dotés de moyens inégaux ? ».
Quoi qu'il en soit, la mobilisation des salariés est bel et bien désamorcée . « L'idée de la direction générale selon laquelle de toute façon, il ne faut pas rêver, il n'y aura pas davantage de postes, a fait insidieusement son chemin dans l'esprit des salariés. Certains ont renoncé à se battre pour baisser le nombre de mesures », constate, avec amertume, Françoise Hirtz, éducatrice spécialisée au service AEMO du Prado. « Ils s'habituent petit à petit à gérer la surcharge, acceptent une moindre régularité dans leur travail, et une présence moindre auprès des familles », renchérit France Chaumeil.
De fait, les travailleurs sociaux semblent assurer tant bien que mal une charge de travail qui n'a quasiment pas été réduite malgré les embauches. Selon les services et les variations conjoncturelles, le nombre de mesures par éducateur spécialisé à temps plein s'établit toujours autour de 27 ou 28. Et chacun continue de jongler comme il peut. Les directeurs, à l'instar de Daniel Géraud, directeur du service AEMO de Rénovation, entendent « ce malaise, ce sentiment que l'organisation est plus rigide et qu'il faut toujours courir». « Où faire des gains de productivité tout en respectant notre souci commun de maintenir la qualité du service ? A l'AGEP, nous ne voulions pas toucher aux groupes d'analyse des pratiques, qui sont une garantie essentielle due aux usagers. Il existe des temps incompressibles, par exemple celui passé dans les embouteillages pour aller voir les familles. Je demande aux éducateurs de mieux organiser leurs tournées, mais le gain de temps est marginal. Bref, ce sont surtout les moments informels de communication entre professionnels qui passent à l'as. Et il existe un risque que les travailleurs sociaux soient obligés d'être moins présents auprès des usagers, que la prestation devienne incomplète », abonde Jacques Argelès. Et celui-ci de préciser que la mise en place des 35 heures arrive à un moment bien particulier dans l'évolution de l'action éducative en milieu ouvert. « On nous demande de développer davantage le travail en réseau avec les autres politiques d'aide sociale (ville, Education nationale, etc.), ce qui exige que l'on passe beaucoup plus de temps auprès des familles. Cela devrait donc impliquer une baisse conséquente du nombre de mesures » par professionnel, estime le directeur général de l'association.
Voilà pourquoi ce dernier, avec ses collègues dirigeant les autres services AEMO bordelais, a engagé des pourparlers avec le conseil général pour réduire le nombre de mesures fixé au niveau départemental. Une négociation qui n'est pas facilitée par l'absence de norme nationale. « Du fait de la décentralisation, les disparités départementales sont nettes en matière de charge de travail. A Paris, la norme est de 24 mesures par salarié à temps plein », défend Jacques Argelès.
Les directeurs parviendront-ils, eux, à faire délier les cordons de la bourse au conseil général ? Les personnels commencent à apprécier modérément le suspense. « Dans notre association, les salariés sont prêts à se remobiliser à cause de la surcharge persistante de travail », prévient Claudine Chaminade, déléguée du personnel à Rénovation. « De plus, nous n'avons pas obtenu la revalorisation des salaires promise pour janvier », s'irrite Lionel Peyrout. Le collectif inter AEMO, lors de sa dernière réunion, fin mars, a décidé d'interpeller à nouveau les salariés. Courriers, pétitions et grève sont envisagés.
Paule Dandoy
Activité : action éducative en milieu ouvert judiciaire.
Personnel : 77 salariés.
Accord 35 heures : signé le 29 juin 1999 (Aubry I), par la CFDT, entré en application le 1er avril 2000, avec effet rétroactif au 1er janvier 2000.
Modalités de la RTT : réduction du temps de travail de 10 %, compensée par 8 % de créations d'emplois au niveau de l'association, mais 9,4 % de postes éducatifs dans le service AEMO.
(1) AGEP : 60, rue de Pessac - 33000 Bordeaux - Tél. 05 57 81 79 19.