« Contrairement à ce que dit l'adage- qu'il faut se méfier des mots -, je pense qu'il faut s'y fier entièrement, corps et biens : les mots font les choses. Dès lors, il faut peut-être y regarder à deux fois et prêter une oreille attentive aux mots du social, pour qu'ils ne se transforment pas en maux pires ou en maudits mots dits. Michel Chauvière et Michel Autès ont largement démonté cette escroquerie conceptuelle sous- jacente au terme d'exclusion (voir également Saül Karsz, L'exclusion, définir pour en finir, qui vient de paraître aux éditions Dunod). Je dirai deux mots du terme, très à la mode dans la sphère du travail social, d'usager.
Usager, dit-on ? Quel drôle de mot. Le code civil de 1805 précise que “l'usager est titulaire d'un droit réel d'usage sur une chose ou un bien appartenant à autrui, qu'il ne peut céder, ni louer à un autre”, par exemple le droit de pâture, ou celui de ramasser du bois laissé après les coupes, ou encore de grappiller après vendange. L'usager est donc d'emblée un ramasse-miettes, un être de la marge auquel on condescend quelques droits de survie. Le concept porte lourdement jusque dans l'équivoque cette tâche. Nombre de personnes en formation écrivent “usagé”, ce qui à mes yeux n'est pas une faute d'orthographe, mais le dévoilement exact de la vérité contenue dans le mot.
Issu d'un processus social de stigmatisation, tel que le décrit Erwin Goffman ( Stigmates, éditions de Minuit, 1976), l'usager est, avant même l'application du droit, assigné à résidence dans une catégorie d'infamie : l'usagé. Celui que la logique sociale, avant même qu'il puisse faire valoir son droit de sujet, a déjà usé jusqu'à la corde. Comment, dans un travail dit social, sortir de cette logique infernale ? La fabrique des exclus (Jean Maisondieu, Bayard, 1997) tourne plus vite que toute idéaliste velléité d'insertion, enfermant chacun dans une contradiction terrifiante.
La société capitaliste et marchande - pardon, on dit aujourd'hui libérale ! - se fait une nécessité d'exiler de l'intérieur des groupes de population de plus en plus larges. C'est une logique à la Ubu : pour sauver l'emploi, dégraissons ; pour réduire la fracture sociale, excluons... Ce n'est pas rien alors de désigner ceux de nos concitoyens qui font les frais de cette machinerie comme usagers.
Sortir de cette logique infernale exige de faire un pas de côté et, sans doute, de jeter aux poubelles de l'histoire ces catégories infamantes, l'exclusion et son revers bien pensant, l'insertion. Ces concepts mous, inventés pour justifier, dans la plus pure tradition scientiste, la mise au ban d'une partie de nos contemporains, sont les outils de la réification des sujets. Tout usager est fait objet : de soins, de mesures, de contrôle...
Dans ce contexte, j'ouvrirai une autre porte, celle d'une certaine clinique du sujet. Les termes de sujet de droit et de sujet de l'inconscient sont à articuler. Il faut, comme nous le conseille Freud dans Psychologie collective et analyse du moi, cesser d'opposer le sujet et le collectif, l'un ne va pas sans l'autre. Le sujet n'est pas l'individu, mais ce qui est produit par l'appareillage du corps humain au langage, c'est-à-dire au social. En cela, la clinique du sujet comme être parlant s'oppose au repli de l'individualisme, d'une part, et au retour holiste des tribus, d'autre part. Quant à Jacques Lacan, il déclare, à la fin de sa vie, que “l'inconscient, c'est le social”.
Comment, dans les pratiques sociales, en prenant appui sur la loi, tout en se dégageant des stigmatisations infamantes des sujets, ouvrir une autre voie ? La clinique du sujet implique la prise en compte de chacun un par un et des points d'insertion dans le social qui lui font souffrance (famille, travail, relation aux autres et à soi-même). Le temps de la prise en charge débouche alors sur la mise en œuvre d'un temps du sujet, d'un “temps du désir”, pour reprendre une expression du psychanalyste Denis Vasse.
Ce temps du sujet procède d'un temps logique inhérent à chaque sujet. Logique des mesures sociales et logique subjective ne vont pas toujours de pair. Le sujet tel que Freud en promeut les coordonnées marche bien souvent à contretemps, à cloche-pied. Le sujet boîte là où on le voudrait voir courir. C'est ainsi, c'est de structure. Et Freud de préciser, reprenant un énoncé biblique, que “boiter n'est pas péché”. Il y a et il y aura toujours ce malaise dans le social. Le rapport entre le sujet et ses autres ne colle pas.
On attend des travailleurs sociaux un certain effet de pacification dans cette rencontre conflictuelle entre un sujet et son environnement. Il ne faut pas s'y fier ! On attend une médiation, un passage... forcément “pas sage”. Enfin, du sujet de droit, soumis à des devoirs- qui l'inscrivent dans le lien social -, on glisse doucement vers une place de consommateur. Le droit n'est plus qu'un des nombreux objets du marché des biens. Le terme d'usager laisserait croire que le sujet puisse se déplacer béatement dans la culture comme dans un supermarché : il a droit à divers objets de consommation et les travailleurs sociaux sont en tête de gondole pour faire l'article : il est bien frais mon “rémi”, regardez ma “céèmu” comme elle fait envie, cette petite “trace” vous va si bien au teint...
A rabattre l'usager sur un droit d'usage qu'en est-il aujourd'hui de la prise en compte des sujets dans leur singularité d'êtres parlant ? C'est tout l'enjeu du travail dit social, qui n'existe pas, mais qui pourtant... nous travaille, que de répondre à de telles questions. Encore faut-il éviter de s'engouffrer tête baissée dans des mots qui participent au malheur des êtres. »
Joseph Rouzel Psychanalyste et formateur - 181, rue Jean-Carmet - 34070 Montpellier -Tél. 04 67 07 39 23.
(1) Il est notamment l'auteur de deux ouvrages récents : Le travail d'éducateur spécialisé - Ed. Dunod - Juin 2000 ; Du travail social à la psychanalyse - Les éditions du Champ social - Mars 2001.