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« Les travailleurs sociaux au risque de la politique de la ville »

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Les professionnels du travail social doivent investir la politique de la ville mais ne pas cautionner son « approche sécuritaire », estime Alain Bonneaud, animateur de développement social, en réaction à la publication du rapport Brévan-Picard (1) et à celle d'un récent article des ASH sur les « métiers » de la ville (2).

« Le rapport Brévan-Picard œuvre-t-il vraiment pour le rapprochement réciproque du travail social et de la politique de la ville ? A-t-on le droit d'en douter ? La politique de la ville se pose aujourd'hui en référence obligée de l'intervention sociale globale dans les sites de l'exclusion, creuset de toutes les politiques publiques : urbanisme et rénovation urbaine, services publics de proximité, logement social, insertion sociale, professionnelle et économique, éducation, prévention, sécurité, culture, santé, action sociale, participation des habitants. Dans le cadre de l'incontournable loi d'airain du marché, c'est elle qui a la redoutable charge “d'enrayer la marginalisation de pans entiers de la ville” et de “répondre au problème de la réinsertion des territoires et des populations des sites désertés par le marché dans le cercle vertueux du développement”. Comment alors ne pas passer pour ennemi de la patrie en danger en mettant en cause l'union sacrée nationale nécessaire à ces enjeux que sont “la nécessité de lutter contre les processus de ségrégation et de répondre aux nouvelles formes d'exclusion et d'insécurité”  ?

Or, depuis 20 ans que cette politique occupe la place publique des quartiers déshérités envahie par les incivilités, les travailleurs sociaux rechignent à cet enrôlement. Seraient-ils donc de mauvais citoyens insensibles aux misères du monde, eux qui occupent le “front” de la misère sociale au quotidien ? Par profession, certes, mais pas seulement, car si ces métiers “de la relation” sont fondés sur l'engagement de soi, encore faut-il en faire le choix.

Si le rapport reconnaît certains excès passés de la politique de la ville à l'égard des travailleurs sociaux, c'est du bout des lèvres : “Il faut peut-être reconnaître, à ce sujet, la part qui peut revenir à la politique de la ville dans cette critique implicite du travail social.” Cela parce qu'“on” se rend compte, après les avoir méprisés, que l'on a besoin de leurs savoirs et leurs savoir-faire ! Et s'il s'agit d'intégrer le travail social dans la politique de la ville, et non d'un “rapprochement”, ce n'est pas pour n'importe quelle politique. D'ailleurs, les auteurs du rapport ne sont pas sûrs du travail social : “On peut se demander s'il peut encore saisir ce rendez-vous renouvelé.” Est-ce la réminiscence des luttes des années 90-92 exposant au grand jour le malaise des travailleurs sociaux, voire la crise du travail social qui inquiète ?

Au-delà des revendications catégorielles, les travailleurs sociaux en lutte posaient la question de la fonction du travail social dans la société. Qui est une question politique dans laquelle la dimension du contrôle social est explicitement évoquée. Lorsque le rapport Brévan-Picard reprend la qualification d'artisans libéraux pour désigner les travailleurs sociaux, il use d'un argument fallacieux, malheureusement repris par certains travailleurs sociaux. L'autonomie inhérente au mode opératoire des métiers relationnels ne relativise en rien le cadre réglementaire, et donc politique, dans lequel agit le travailleur social. Au contraire, c'est ce cadre de politique publique qui fait de cette autonomie même un vecteur de la police du social à laquelle contribue le travail social. La plupart des travailleurs sociaux en sont bien conscients.

Quels objectifs politiques pour le travail social ?

Ce sont donc bien les objectifs politiques assignés au travail social tels que les pose le rapport qui doivent être interrogés. Au-delà, ou en deçà, des discours sur la “fonction intégratrice” du travail social dans le projet commun d'“assurer la cohésion sociale”. Au-delà aussi de la pseudo-résistance, prétendument issue des insuffisances de la décentralisation, des collectivités territoriales à la mise en cohérence de leurs actions, alors que l'on sait l'importance de la place des associations des maires, notamment des grandes villes, et des départements de France, élus qui sont dans leur grande majorité aussi députés et font donc les lois, dans la politique de la ville.

Sur le terrain, qu'en est-il concrètement ?

Si les travailleurs sociaux sont “absorbés par les tâches de gestion de procédure”, c'est bien le résultat d'une politique qui, depuis les périodes de crise, a délibérément réduit les moyens de l'action sociale, alors que croissait le nombre de nécessiteux. Autant dans le recrutement, la formation, les moyens de fonctionnement, les moyens de la direction générale de l'action sociale ou de la Jeunesse et des Sports... La critique, en négatif, des modes opératoires du travail social, donc des travailleurs sociaux, soumis à ces restrictions, donc à la réduction de leurs capacités d'action, par les nouveaux emplois de la médiation bénéficiant des crédits exceptionnels de la politique de la ville et de l'oreille attentive du sous-préfet et de l'élu, relève de la violence institutionnelle.

Prédominance des dispositifs de prévention sécurité

La différence de mise en œuvre des contrats locaux de sécurité par rapport aux contrats éducatifs locaux dans les contrats de ville est significative de la prégnance de l'approche sécuritaire. Se justifiant de la lutte contre la violence, les dispositifs de prévention sécurité sont prédominants dans les quartiers (plan de lutte contre la violence scolaire, groupes locaux de traitement de la délinquance, agents locaux de médiation sociale, observatoire de la délinquance, cellules de veille sociale...), induisant une allégeance aux pratiques policières et généralisant la délation déguisée en citoyenneté participative et en éducation à la citoyenneté. Dans ce contexte, les rapports du judiciaire et du social traduisent une mise au pas des travailleurs sociaux, prenant la forme, par exemple, de la mise en cause abusive du secret professionnel. Un procureur toulousain n'hésite pas à définir ainsi la “continuité éducative” entre éducateurs et justice : “A vous la carotte [l'office des loisirs] , à moi le bâton !” Est-ce cela qu'il faut entendre par la “mise en confiance des travailleurs sociaux”  ?

La participation des habitants, présentée comme enjeu de nouvelles pratiques démocratiques, se réduit au clientélisme par la notabilisation de responsables associatifs locaux, dont le fonctionnement démocratique, au sein des associations, ne fait l'objet d'aucun questionnement. Ou à la constitution de “groupes de parole habitants” informels, ignorant le travail à mener dans les instances participatives instaurées par la loi dans la totalité des établissements publics et assimilés, notamment sanitaires et sociaux, qui seraient le lieu pourtant d'une véritable place institutionnelle des usagers. Il est vrai que, sur ce point, les travailleurs sociaux sont aussi peu nombreux à exercer leur vigilance. De même que les expériences de fonctionnement démocratique institutionnel, telles celles menées par le groupe Desgenettes dans plus de 300 établissements scolaires depuis 1982 sont inconnues de la politique de la ville. Par ailleurs, l'histoire des quartiers est pleine des initiatives autonomes des habitants brisées parce que non assujetties, donc non maîtrisées par les élus. Refuser un local, différer une réponse, suffisent souvent à faire avorter une auto-organisation par nature fragile. Cette répression des initiatives a certainement participé à la non-reconstitution, dans l'évolution des quartiers “désertés par les classes solvables, des formes traditionnelles d'encadrement social”.

Tous les travailleurs du social présents dans les quartiers peuvent témoigner de ces pratiques concrètes de la politique de la ville. Ainsi, le choix politique de favoriser la politique de la ville au détriment du développement de l'action sociale globale dans le sens du développement social, tel qu'inscrit dans les textes depuis déjà le VIe plan, prend tout son sens. La politique de la ville est d'abord une politique de développement urbain. Dans le cadre de la planification et de l'aménagement du territoire, à la convergence de l'essor des villes capitales régionales engagées dans une compétition mondiale, de la restructuration postfordiste du champ économique, et de l'émergence de la crise sociale illustrée par les violences dites urbaines, elle s'est déployée, quasiment dans le même mouvement, dans les champs du développement social urbain, de l'insertion sociale et économique, de la lutte contre l'insécurité et de la prévention de la délinquance. Sur ce versant, elle s'inscrit dans la politique prioritaire européenne de la prévention de la criminalité aux côtés des actions de lutte contre la grande criminalité.

S'appuyant, d'une part, sur les logiques sécuritaires, d'autre part, sur les technologies de l'implication défendues par Pascal Nicolas-Le Strat, docteur en sciences politiques (3), la politique de la ville ne lève pas le doute sur ses objectifs réels, que Jean-Pierre Garnier, chercheur au CNRS (4), désigne comme le “nouvel ordre local”.

Pour un développement social au service des citoyens

Coincés entre la charité-spectacle et la politique-spectacle des amuseurs télévisuels, les travailleurs sociaux ont depuis longtemps, pas tous évidemment, opté pour un développement social au service des citoyens. Peut-être est-il temps aujourd'hui pour eux, afin que les objectifs politiques du travail social ne soient pas définis par d'autres que ses bénéficiaires, d'emboîter le pas à Michel Autès qui demande de “reconnaître aux professionnels du social une autonomie et un droit d'interpellation” et à Jacques Ladsous qui, à propos de l'injonction contradictoire à laquelle sont soumis les travailleurs sociaux entre leur hiérarchie et la loi, les invite à prendre les textes au pied de la lettre : “Après tout, le totalitarisme n'existe que parce que les gens se taisent.” (5)  »

Alain Bonneaud Animateur de développement social - 2, rue du Docteur-Schweitzer - 31200 Toulouse - Tél.05 61 26 82 64.

Notes

(1)  Voir ASH n° 2181 du 22-09-00.

(2)  Voir ASH n° 2203 du 23-02-01.

(3)  Auteur de L'implication : une nouvelle base de l'intervention sociale - 1996 - Ed. L'Harmattan.

(4)  Auteur du Nouvel ordre local : gouverner la violence - 1999 - Ed. L'Harmattan.

(5)  In Les travaux de l'Observatoire des nouveaux risques sociaux - 1999 - Mouvance et Réseaux Village.

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