Les associations de protection de l'enfance et les représentants des salariés peuvent déjà être satisfaits. L'article 7 de la proposition de loi relative à la lutte contre les discriminations, qui vise à protéger les salariés des établissements et services médico-sociaux ayant dénoncé des mauvais traitements (dans et hors de l'institution), a été adopté en première lecture au Parlement. Et l'ensemble du texte devrait être examiné à nouveau, le 3 avril, à l'Assemblée nationale. Immanquablement, cette disposition devrait marquer une étape importante en offrant aux travailleurs sociaux la protection de la loi. Et apporter ainsi une réponse à une revendication formulée de longue date par les professionnels.
« Dès 1996, cela faisait partie des propositions que nous avions formulées à Xavier Emmanuelli, alors secrétaire d'Etat à l'action humanitaire d'urgence, lorsque celui-ci entendait faire de la protection de l'enfance une grande cause nationale pour 1997 », rappelle Pascal Vivet, président du Centre d'information des droits de l'Enfant et vice-président de la section française de Défense des enfants-International (DE-I). Le chemin aura été long : régulièrement interpellés par les associations, l'Union fédérale de l'action sociale-CGT et la CFDT Santé- sociaux (1), les pouvoirs publics promettent des mesures qui ne voient jamais le jour. Alors que certains envisagent l'insertion, au code du travail, d'une sorte de clause de conscience spécifique aux travailleurs sociaux, d'autres privilégient l'idée d'une protection identique à celle des salariés élus (délégués syndical ou du personnel, représentant au comité d'entre- prise). C'est, en tout cas, ce que suggère, en mai 1999, une avant-proposition de loi rédigée par Pierre Verdier, directeur de la Vie au grand air. En janvier 2000, alors que plus de 130 associations de protection de l'enfance interpellent le gouvernement pour lui rappeler l'urgence de la situation, le Premier ministre lui- même déclare devant le Conseil national consultatif des personnes handicapées que les professionnels « doivent pouvoir, sans craindre une menace pour leur emploi, dénoncer ces actes intolérables » (2). Débute alors une cuisine parlementaire qui aboutit à l'adoption d'une disposition intégrée à la loi contre les discriminations (3).
Cet article répond-il alors aux situations des professionnels victimes de représailles ? Quelle est sa portée réelle ? Levier efficace pour sortir de la loi du silence ou cote mal taillée ?
Depuis la loi du 10 juillet 1989 relative à la prévention des mauvais traitements à l'égard des mineurs et à la protection des mineurs maltraités et avec le nouveau code pénal, les personnels des institutions et services éducatifs, sociaux et médico-sociaux sont davantage invités, autorisés, voire tenus à parler lorsqu'ils ont eu connaissance de sévices ou de privations infligés à un mineur de 15 ans ou à une personne vulnérable, que ceux-ci se déroulent dans ou hors de l'institution. « La voie normale, non imposée par la loi mais souvent prévue par les règlements intérieurs, est alors qu'ils doivent en informer leur hiérarchie, à charge pour elle de prévenir les autorités », précise Pierre Verdier. Le problème survient lorsque, pour diverses raisons - désaccord sur les faits ou volonté d'étouffer l'affaire - celle-ci n'en fait rien et que le salarié est amené à dénoncer directement à l'extérieur les faits de maltraitance. « Et c'est bien parce qu'il a passé outre la voie hiérarchique que l'employeur peut alors le licencier pour faute grave », explique Stéphane Ambry, avocat au barreau de Bordeaux, qui a défendu plusieurs professionnels dans ce cas. Entre 150 et 200 salariés seraient directement concernés, selon lui. Chiffre également avancé par Pascal Vivet, mais difficilement vérifiable et contesté par certains. Une chose est sûre : la nouvelle disposition rendrait désormais impossible ce type de licenciement. Soit une « avancée incontestable », s'accordent à reconnaître bon nombre de responsables associatifs ou syndicaux (4).
Certains regrettent néanmoins que l'idée d'un statut de salarié protégé (qui suppose l'avis du comité d'entreprise et l'accord de l'inspecteur du travail en cas de licenciement) n'ait pas été reprise. « Après tout, il existe bien un statut protégé pour les salariés membres des comités d'hygiène et de sécurité », rappelle Pascal Vivet. « La protection aurait en effet été plus complète », estime Jean-Marc Lhuillier, professeur de droit social à l'Ecole nationale de la santé publique. Pierre Verdier craignant de son côté que « le nouveau texte ne change pas grand chose par rapport à la jurisprudence » (5). A l'inverse, transformer ces professionnels en salariés protégés « risquait de créer une confusion dans le débat et à terme de dénaturer ce statut issu du droit du travail », se défend- on au cabinet de Ségolène Royal.
Autre limite évoquée : l'employeur pourra toujours alléguer d'autres motifs pour licencier et se débarrasser de « la brebis galeuse » par qui le scandale risque d'arriver. Mais, dans ce cas, la gymnastique deviendrait périlleuse et, de toute façon, la faute grave ne pourrait plus être utilisée.
En fait, l'une des limites majeures à cette disposition législative « est que les employeurs la contournent en continuant d'attaquer ces salariés au pénal, en diffamation », alerte Stéphane Ambry. Auquel cas le professionnel doit faire la preuve de ce qu'il avance dans des délais très courts, dans le cadre d'une procédure très stricte et particulière ; et généralement il n'y parvient pas. « C'est alors la condamnation pour diffamation qui devient le motif de licenciement », explique l'avocat. Voilà qui ampute d'emblée le dispositif.
On sait bien également - c'est peut-être là le point essentiel - que la peur du licenciement est loin d'être la seule alliée du silence. Aussi ne faut-il pas trop attendre d'une disposition qui ne ferait finalement sauter qu'un verrou. « Il est normal que le salarié obligé ou autorisé à dénoncer trouve une protection. Mais cette mesure ne prend sens que dans le plan global de lutte contre les violences en institutions présenté par Ségolène Royal (6) », souligne-t-on d'ailleurs au ministère. Le plus souvent en effet, ce type d'affaire révèle, au-delà des faits incriminés, sinon de graves dysfonctionnements institutionnels, au moins d'importants problèmes de communication et/ou de méconnaissance des règles. « Un salarié en porte-à-faux avec sa hiérarchie ne doit pas rester seul et entrer dans un conflit qui pourrait apparaître personnel. Il doit prévenir les délégués du personnel, syndicaux, faire jouer les instruments de régulation, les réunions », rappelle Jean-Marc Lhuillier. Autant de relais précieux qui malheureusement peuvent aussi devenir des alliés puissants du silence. « Une pression terrible peut venir du personnel pour ne pas dénoncer et certaines sections syndicales, en tant que parties de l'institution, participent parfois à la chape de plomb qui s'installe », reconnaît François Chérèque, secrétaire général de la CFDT Santé- sociaux. « Dans les cas de violences institutionnelles dénoncées, on observe très souvent une alliance objective totale entre syndicats de salariés et employeur, les uns jouant la solidarité avec le ou les collègues soupçonnés de maltraitance, l'autre l'image de l'institution », renchérit Stéphane Ambry.
Enfin, le huis clos institutionnel s'installe parfois, sans même que ces pressions soient nécessaires. Lorsque les repères n'ont pas été posés et que les instances de régulation fonctionnent mal, « la difficulté à analyser ce que l'on voit ou apprend, à juger du normal et de l'anormal, les délais de réflexion que l'on se donne retardent, voire annulent, la prise de parole », note Jean-Marc Lhuillier. Il devient alors de plus en plus difficile de porter au regard extérieur ce dont on se sent avec le temps un peu complice, ou de reconnaître un trop long aveuglement. Souvent aussi, la confusion, la méconnaissance du droit et les maladresses s'en mêlent, comme dans le cas de cette psychologue en institut médico- éducatif, défendue par Stéphane Ambry. Se croyant tenue au secret professionnel, elle n'a pas signalé explicitement le cas de maltraitance à mineur (au sein de sa famille) dont elle avait connaissance à l'aide sociale à l'enfance, mais s'y est plainte de ne pas être entendue par son institution. « L'enquête administrative qui a suivi dans l'établissement n'a évidemment pu mettre en évidence une maltraitance qui avait lieu dans la famille, mais elle a provoqué le licenciement pour faute grave de la salariée », déplore l'avocat.
Trop peu d'institutions et d'administrations se seraient, selon lui, donné réellement les moyens, en termes de formation ou encore d'organisation, de prévenir ces situations. Et l'on ne peut que déplorer l'absence trop répandue de protocoles de signalement et d'intervention entre la justice et les services de la protection de l'enfance. La circulaire interministérielle du 10 janvier 2001 créant des groupes de coordination départementaux de protection de l'enfance constitue-t-elle un début de réponse ? Il s'agit bien finalement « de situer cette disposition dans une politique d'ensemble de lutte contre les violences en institution et de prévention des maltraitances, insiste Sylvain Cuzent, directeur général de l'Association nationale des communautés éducatives. L'une des meilleures protections est l'engagement des établissements dans une dynamique de travail sur la qualité, sur les pratiques professionnelles et leur évaluation. »
Autant de garanties, avec celle d'un contrôle extérieur allant au-delà des aspects strictement réglementaires et budgétaires, qui instaurent « des tiers désignés » pour « rompre le huis clos et garantir que l'enfant [ou l'adulte vulnérable] n'en sera pas l'otage » (7).
Valérie Larmignat
L'article 7 de la proposition de loi relative à la lutte contre les discriminations a été adopté en des termes conformes en première lecture par l'Assemblée nationale, le 12 octobre 2000, et le Sénat, le 9 janvier 2001.
Il insère à la loi du 30 juin 1975 relative aux institutions sociales et médico-sociales, un article 29-3 : « Dans les établissements et services mentionnés à l'article 3 de la présente loi, le fait qu'un salarié ou un agent a témoigné de mauvais traitements ou privations infligés à une personne accueillie ou relaté de tels agissements ne peut être pris en considération pour décider de mesures défavorables le concernant en matière d'embauche, de rémunération, de formation, d'affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement du contrat de travail, ou pour décider la résiliation du contrat de travail ou une sanction disciplinaire. » « En cas de licenciement, le juge peut prononcer la réintégration du salarié si celui-ci le demande. »
Il insère également à la loi du 10 juillet 1989 relative à l'accueil par des particuliers, à leur domicile, à titre onéreux, de personnes âgées ou handicapés adultes, un article 17-1 : « Les dispositions de l'article 29-3 de la loi n° 75-535 relative aux institutions sociales et médico-sociales sont applicables aux salariés d'une personne ou d'un couple accueillant. »
(1) Voir ASH n° 2119 du 14-05-99.
(2) Voir ASH n° 2151 du 28-01-00.
(3) Une proposition de loi déposée par le groupe communiste en mars 2000 s'est transformée en proposition de loi socialiste.
(4) Notamment l'Association nationale des communautés éducatives, l'Association nationale des directeurs d'action sociale et de santé des conseils généraux, la CFDT Santé-sociaux et l'UFAS-CGT.
(5) Les prud'hommes parviennent déjà, dans certaines affaires, à annuler ou à requalifier des licenciements pour faute grave.
(6) Voir ASH n° 2182 du 29-09-00.
(7) Cette citation est extraite du Guide méthodologique élaboré par un groupe de travail de la direction générale de l'action sociale : « Prévenir, repérer et traiter les violences à l'encontre des enfants et des jeunes dans les institutions sociales et médico sociales » - Editions ENSP - 2000.