Peut-on associer les habitants à une réflexion sur l'insécurité avec les élus et les professionnels impliqués dans la vie locale ? Prenant à revers les discours sur l'impuissance des politiques à juguler la violence dans les quartiers, des initiatives tentent avec la collaboration du Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB) (1) de développer ce type de collaboration.
La délégation interministérielle à la ville a initié, fin 1998, une telle démarche à Montreuil (Seine-Saint- Denis) au quartier Branly-Boissière, objet d'une action de développement social urbain. Cette opération s'inscrivait dans le cadre de la préparation des rencontres nationales des acteurs de la prévention et de la sécurité, organisées les 17 et 18 mars 1999 à Montpellier (2). « Il ne s'agissait pas, pour moi, “d'écouter la demande sociale”, mais davantage de construire les positions respectives des habitants, des élus et des professionnels par rapport à un enjeu collectif : la sécurité publique », explique Joëlle Bordet, psychosociologue au Centre scientifique et technique du bâtiment associé à l'initiative.
La réflexion, qui s'est déroulée sur cinq mois, a été menée en plusieurs temps : d'abord avec des groupes d'habitants déjà actifs dans le quartier (centre social, cours d'alphabétisation, comité de quartier, foyer accueillant de nombreux résidents originaires d'Afrique de l'Ouest, groupe de jeunes) ; puis avec les responsables politiques et les professionnels (éducateurs de prévention et de la protection judiciaire de la jeunesse, animateurs, policiers, chauffeurs de bus...) ; enfin avec les trois « collèges » réunis.
A la question : « Qu'est-ce qui fait peur et qu'est-ce qui rassure dans le quartier ? », les réponses des habitants sont évidemment différentes selon l'âge et la situation de chacun. Elles mettent néanmoins en évidence un sentiment d'insécurité largement partagé - comme l'est, d'ailleurs, la satisfaction de pouvoir en parler ensemble. Les modes de présence de la police dans le quartier font aussi l'objet d'interrogations, et l'absence d'informations et d'échanges à ce propos est pointée par l'ensemble des habitants.
Tous reconnaissent faire face individuellement aux dangers quotidiens comme ils peuvent. Et ils semblent, à cet égard, avoir beaucoup de mal à identifier ce que vivent les autres, précise Joëlle Bordet. Mais c'est cette prise de conscience qui les conduit à manifester un vif intérêt pour la création d'instances collectives pouvant leur permettre de sortir d'une impuissance solitaire. S'ils perçoivent la présence des élus et des institutions comme un facteur important de « réassurance », les habitants souhaiteraient mieux compren- dre les trafics qui se développent dans le quartier et la signification des infractions commises par les jeunes. Au cours de débats sur le racisme et les incivilités, ces derniers ont eu l'occasion d'expliquer leurs difficultés à ne pas répondre de façon violente aux conduites stigmatisantes dont ils s'estiment l'objet. Et à exister de façon positive sur la scène sociale quand le seul pouvoir qui leur est reconnu est celui de « faire peur à l'autre ». Pouvoir d'ailleurs dont ils ne nient pas tirer profit en termes de prestige personnel.
Quand Joëlle Bordet leur a restitué, séparément, les points de vue des habitants, les responsables politiques, tout comme les professionnels du quartier, semblent avoir eu beaucoup de mal à les entendre. « Surtout préoccupés du fort taux d'électeurs d'extrême droite dans ce secteur de la ville, commente-t-elle, les élus disent leur désarroi devant ce phénomène qui réinterroge leur projet politique et ils soulignent également le manque de moyens dont ils disposent pour lutter efficacement contre les effets de l'exclusion sociale de la jeunesse. »
Les professionnels, de leur côté, ont réagi différemment selon qu'ils assument une mission d'aide ou de contrôle. Les acteurs du champ éducatif, note la psychosociologue, se sont relativement peu exprimés, « laissant poindre, implicitement, un sentiment d'impuissance ». En revanche les chauffeurs de bus et les policiers - les plus exposés aux agressions physiques et verbales des jeunes - n'ont pas réussi à dialoguer avec ceux qui « soutiennent les jeunes ». Ils ne sont, du reste, pas venus au débat collectif organisé par la suite avec les élus et les habitants - nombreux, quant à eux, à s'être mobilisés.
Des échanges tendus y ont eu lieu - surtout entre les adolescents qualifiés de « délinquants » et certains habitants. Néanmoins cette rencontre s'est avérée riche d'enseignements, en permettant notamment d'évoquer les modes de collaboration à développer pour favoriser la scolarité et l'emploi - domaines identifiés comme prioritaires pour lutter contre l'insécurité.
Quinze habitants du quartier Branly-Boissière- dont plusieurs jeunes - sont allés présenter, aux rencontres de Montpellier, le travail réalisé. De retour à Montreuil, ils ont émis le souhait - partagé par d'autres habitants et certains des acteurs impliqués - de conduire plus avant la réflexion. Cependant, malgré leur intérêt pour la dynamique engagée, « cette expérimentation, trop courte et répondant à une commande venue de l'extérieur, n'a pas permis de créer les conditions d'une coopération à plus long terme, même si le dialogue se poursuit avec les représentants de la municipalité », analyse Joëlle Bordet.
C'est justement à inscrire dans la durée, les modalités d'une telle concertation - voire d'une « coproduction » de la sécurité avec les habitants et les professionnels - que les responsables de la communauté urbaine de Dunkerque (CUD) s'emploient depuis le printemps dernier. Une initiative menée là aussi avec le soutien technique des chercheurs du CSTB.
Pour alimenter et interroger, collectivement, les orientations de son contrat local de sécurité, la ville de Grande-Synthe (Nord) a créé, l'an dernier, un « atelier de la sécurité » (3). Récemment dotée d'une charte qui pérennise son existence, cette structure participative comprend en permanence deux élus, une dizaine d'habitants (sollicités par la municipalité au vu de leur implication associative) et divers acteurs institutionnels : des représentants de l'Education nationale, de la police, de l'action sociale, de la protection judiciaire de la jeunesse, des bailleurs sociaux, des animateurs du service municipal de la jeunesse et des responsables du développement social urbain et de la sécurité.
En auditionnant différents groupes concernés- comités d'habitants de quartier, associations de jeunes, etc. - , l'atelier de Grande-Synthe cherche à identifier les situations d'insécurité vécues sur le terrain. Au-delà du constat, son objectif est de promouvoir des réponses concrètes et de veiller à ce que les institutions les mettent effectivement en œuvre.
Le travail sur le vandalisme contre des bâtiments scolaires, mené avec une vingtaine de responsables d'établissements (écoles primaires et collèges), est à cet égard exemplaire. Les échanges des participants ont d'abord été consacrés à clarifier la place et le rôle de chacun lorsque se produisent de tels événements : en particulier les modes d'intervention de la police et de la justice apparus comme très opaques aux représentants de l'Education nationale.
L'analyse de certaines situations rencontrées a également permis de repérer les mobiles pouvant parfois expliquer la conduite des jeunes - vengeances face à des exclusions scolaires ou à des conflits vécus comme des injustices, notamment. Dépasser le sentiment que ces actes sont totalement aléatoires et gratuits remet les directeurs d'établissements en capacité de dialoguer avec les jeunes concernés - auteurs ou spectateurs des dégradations commises -, explique Joëlle Bordet. Cela leur permet aussi d'envisager en amont et en aval des réponses concertées avec leurs partenaires éducatifs du quartier, en particulier les groupes de prévention jeunes. « Complémentaire du traitement des faits en termes de répression, cette approche constitue un axe de travail pour lutter contre la délinquance et transformer les violences en conflits. »
Concrètement, une réflexion « à chaud », lors d'actes de vandalisme perpétrés sur un bâtiment scolaire, a déjà eu lieu avec des habitants ayant assisté, impuissants, à l'événement. Organisé par la police, en relation avec les représentants de la ville et de l'Education nationale, le débat a permis d'entendre - et de dédrama- tiser - les inquiétudes de ces témoins, qui ne se sentent ni protégés ni en mesure de réagir.
En revanche, la collaboration avec les éducateurs de prévention et les médiateurs locaux de conflits s'est avérée plus difficile à amorcer. Au départ, ces professionnels n'ont pas vu d'un très bon œil la création de l'atelier de la sécurité, perçu comme une nouvelle machine de guerre contre les jeunes. Ils craignaient également que cette instance ne porte un regard négatif sur leur capacité à réguler les tensions. Progressivement, cependant, ces réticences ont laissé place à un plus grand intérêt pour la démarche et les acteurs de la jeunesse s'y associent désormais activement.
Mais il faut encore réussir à impliquer directement les jeunes au travail de l'atelier. Avec l'aide des animateurs du club de prévention du quartier du Courgain, ce pourrait être bientôt chose faite :une « commission jeunes » devrait voir le jour, qui permettrait de parler avec les intéressés de leurs représentations de la sécurité et de réfléchir avec eux aux actions envisagées ou à lancer.
Dans le même objectif, un groupe d'élus pourrait lui aussi être constitué. En effet, malgré leur engagement constant pour la dynamique qu'ils ont initiée, les responsables politiques ne sont pas suffisamment disponibles pour participer régulièrement aux activités de l'atelier. « Il faut donc trouver d'autres moyens pour travailler avec eux plus étroitement afin que les techniciens de la ville ne soient pas les principaux interlocuteurs de l'atelier », commente Joëlle Bordet.
Personne, bien sûr, ne considère pour autant que cet outil de démocratie locale puisse régler à lui seul tous les problèmes. L'atelier de sécurité a néanmoins le mérite d'ouvrir un espace de communication et de veille citoyenne. Et peut sans doute contribuer à mieux faire coïncider intérêt général et bien- être individuel.
Caroline Helfter
(1) CSTB : 4, avenue du Recteur-Poincaré - 75782 Paris cedex 16 - Tél. 01 40 50 29 17.
(2) Un travail du même type a été mené à Grenoble et à Perpignan - Prévention et sécurité : vers un nouvel ordre social ? - Editions de la DIV, 2000 - Disp. gracieusement sur demande au centre de ressources de la DIV : 194, av. du Président- Wilson - 93217 Saint-Denis La Plaine cedex - Tél. 01 49 17 46 46.
(3) La CUD a initié des actions similaires à Dunkerque et à Saint-Pol-sur-Mer, auxquelles collabore également le CSTB.