« Dans son édition du mois de janvier 2001, Le Monde diplomatique publie un article de Claire Brisset, défenseure des enfants, intitulé : “Tout est cousu d'enfance”, et dans lequel elle tente d'alerter l'opinion sur le sort des 150 000 enfants placés et des dizaines de milliers d'enfants victimes de violences en France.
Après avoir rappelé les sommes investies par les départements dans l'aide sociale à l'enfance, et le manque de moyens de la justice des mineurs, Claire Brisset déplore que certaines mesures de protection et de soins attendent des mois avant d'être mises en place, alors que la France détient le taux de suicide des jeunes le plus élevé d'Europe !
Elle aborde également, avec pertinence, la question de l'absence de droits à la défense et à l'information des parents dès lors que le juge des enfants est saisi.
Mais dans cet article, la défenseure des enfants dénonce les placements d'enfants pour raisons économiques en se référant aux statistiques de l'association ATD quart monde.
Or cette vision des placements a été infirmée par le rapport Naves-Cathala (1) qui conclut qu'il n'est pas possible d'affirmer que des décisions de placement aient été prises du seul fait de la pauvreté des familles. Les auteurs, sans nier l'importance du facteur “précarité”, repèrent comme raisons fréquentes des placements les carences éducatives, les difficultés psychologiques ou psychiatriques des parents, les maltraitances, les abus sexuels, les conflits familiaux.
Pourquoi alors Claire Brisset continue-t-elle, six mois après ce rapport - auquel elle se réfère par ailleurs -, d'affirmer l'existence d'un “délit de pauvreté qui serait à l'origine de plus de la moitié des pl acements” ? Bien plus incompréhensible encore est son approche concernant le placement familial : “A-t-on mesuré le caractère absurde du placement dans des familles d'accueil rémunérées alors que les mêmes sommes auraient pu permettre le maintien de l'enfant dans sa propre famille ? D'exceptionnelle, cette mesure est devenue, dans certains départements, quasi routinière.”
Claire Brisset en serait-elle restée à une conception ancestrale du placement familial, niant le travail éducatif et thérapeutique effectué avec les enfants accueillis et leur famille, et réduisant l'action des familles d'accueil à la fonction “gîte et couvert”, conception battue en brèche depuis plusieurs dizaines d'années en particulier grâce à la formation et à la professionnalisation des assistantes maternelles.
L'ANPF, qui regroupe des associations et des services, ainsi que de très nombreux praticiens du placement familial, intervenant dans le champ de la protection de l'enfance, se doit de réagir à de tels propos.
Si l'intention avait été d'alerter les décideurs face à certaines dérives, concernant les demandes d'accueil en placement familial, alors nous y aurions pleinement souscrit, mais encore aurait-il fallu que l'affirmation s'appuie sur de véritables arguments !
De fait, nous sommes régulièrement dans l'obligation de réaffirmer que le placement familial doit répondre à des indications précises. Il n'est pas, au simple motif qu'il est moins coûteux et plus souple, une alternative à d'autres institutions qui restent indiquées dans de nombreux cas et qui, malheureusement, manquent trop souvent de place. Il ne s'agit pas non plus, pour le placement familial, de répondre à un idéal de réparation, ou à une idéologie sur-valorisant l'outil “famille” et ne prenant pas en compte la dimension institutionnelle du dispositif, dans lequel s'inscrit la famille d'accueil.
La charte de l'Association nationale des placements familiaux est explicite à cet égard : elle énonce que le placement familial n'est pas une fin en soi et que le bien-fondé de son indication doit constamment être évalué entre les partenaires concernés.
Mais la formulation employée par la défenseure des enfants ne pose pas dans ces termes cette question de l'indication, puisqu'elle se limite à une simple alternative, opposant, de façon systématique, le maintien dans la famille, d'une part, et le “placement en famille d'accueil”, d'autre part.
Alors, pour tenter encore de comprendre le sens des propos tenus par Claire Brisset, peut-être faut-il supposer qu'elle évoque certains services dans lesquels le placement familial n'est toujours pas organisé : les enfants sont confiés à une famille d'accueil, et il n'existe pas un dispositif institutionnel spécifique pour en assurer le suivi, et garantir la responsabilité et le contrôle des initiatives prises par les acteurs en présence, et la cohérence des actions entreprises.
Dans ces conditions, effectivement, il s'agirait d'un “placement en famille d'accueil”, qui pourrait, vu les enjeux en présence, avoir quelque chose d'absurde ! Et cette pratique serait à hauts risques pour l'enfant, pour le travail d'élaboration des liens avec sa famille, et pour la famille d'accueil. Alors, oui peut-être, les sommes investies dans ces conditions pourraient être affectées à d'autres formules pour assurer la protection des enfants, au sein ou en dehors de leur milieu familial.
Et une de ces formules est le placement familial, tel que nous le concevons, c'est à dire une structure institutionnelle autonome et responsable associant une équipe technique et les familles d'accueil, dans une étroite collaboration, pour assurer la protection et une prise en charge interdisciplinaire et cohérente des enfants accueillis.
De ce point de vue, l'expérience acquise au cours de ces dernières décennies de la plupart des services de placement familial que nous connaissons montre la pertinence de l'accueil familial pour de nombreux enfants en très grandes difficultés familiales : parents souffrant de troubles psychiatriques, enfants gravement carencés, enfants victimes de maltraitances, de sévices, d'abus sexuels, d'inceste, etc. (2).
Ces institutions emploient des assistantes maternelles qui mettent leur famille entière au service de ces enfants pour leur offrir une vie de famille dans un cadre chaleureux et stable, et pour leur donner des repères structurants (3).
Et ces institutions, tout en veillant à la qualité de l'investissement affectif entre enfant et famille d'accueil, et à la pertinence de cet accueil familial, assurent également la prise en charge éducative et thérapeutique des enfants, ainsi que le travail de maintien et d'élaboration des liens avec leur famille. En ce sens les enfants ne sont pas “placés en famille d'accuei l”, mais bien dans une institution dont la caractéristique est de leur offrir, entre autres, un accueil familial, tout en leur permettant de reconstruire, ou d'élaborer des liens avec leur famille.
Dans cette vision du placement familial, il n'y a donc pas opposition entre, d'une part, les liens et relations de l'enfant avec sa famille, et, d'autre part, son inscription quotidienne dans la famille d'accueil, ni entre, d'une part, le soutien de l'enfant dans son histoire et dans son identité, et, d'autre part, la référence à d'autres figures parentales pour l'aider à se repérer dans les générations. Cette approche complexe du placement familial - qui reflète la situation complexe de l'enfant - montre bien la formidable dynamique dans laquelle sont impliqués les différents acteurs (enfant, famille, famille d'accueil, intervenants techniques), dynamique porteuse de changement grâce à un travail constant de mise en cohérence des différents registres d'intervention.
Recourir au placement familial c'est, en définitive, miser sur la complexité, sur les contradictions de ce dispositif, c'est en quelque sorte cultiver le paradoxe, pour créer une dynamique de changement, et pour ouvrir des espaces d'élaboration de liens entre un enfant et sa famille, grâce à l'investissement affectif d'une autre famille.
Il ne semble pas que la défenseure des enfants ait disposé des éléments nécessaires pour réfléchir selon cette perspective avant d'écrire les lignes rappelées ci-dessus, qui reflètent une vision pour le moins simpliste du placement familial.
Enfin, s'agissant plus généralement du système de protection de l'enfance, n'est-il pas contradictoire, d'en appeler à la détection et à la prise en charge précoces et de condamner parallèlement la mise en place de mesures de protection, dussent- elles prendre la forme de placements ?
N'est-il pas dangereux pour l'avenir de la protection de l'enfance, et pour la justice des mineurs (à laquelle semble attachée Claire Brisset) qui est à l'origine d'une majorité des mesures de placement, de laisser croire qu'elle fonctionne à partir de décisions arbitraires et “routinières”.
Si de fait la plupart des familles dont les enfants sont protégés dans le cadre d'un placement sont “pauvres ” - car il est effectivement plus difficile d'élever ses enfants quand on vit dans cette condition sociale - faut-il pour cela incriminer les dispositifs institutionnels qui assurent leur prise en charge, et les faire apparaître comme responsables de cette situation, en omettant de préciser qu'à l'inverse dans de nombreux cas, ce sont les parents eux-mêmes qui font appel aux services pour une aide éducative et une protection de leurs enfants ?
Le rôle de la défenseure des enfants est-il de disqualifier l'ensemble du système de protection de l'enfance en se laissant entraîner dans une généralisation abusive de situations particulières ou exceptionnelles ?
Et en définitive, n'est-ce pas un procédé qui porte préjudice à tous les acteurs de ce système ? Et notamment aux parents qui sont ainsi réduits à une position de victimes, ce qui n'est pas l'attitude la plus adéquate pour leur permettre de s'investir dans une démarche de restauration de leur droit et de leur rôle dans l'éducation de leurs enfants. [...] »
Christian Mesnier et Alain Boucher ANPF : 63, rue de Provence -75009 Paris -Tél. 01 42 80 21 21.
(1) « Accueil provisoire et placements d'enfants et d'adolescents » - Voir ASH n° 2177 du 25-08-00.
(2) Il ne s'agit évidemment pas, en rappelant cela, d'éluder la question des conditions socio- économiques des familles concernées, qui vivent le plus souvent dans la pauvreté.
(3) Ces familles d'accueil sont d'ailleurs souvent déstabilisées dans leur propre équilibre par l'enfant accueilli, qui apporte avec lui ses souffrances, ses traumatismes, ses carences, bref sa problématique familiale, et qui met la famille d'accueil à l'épreuve pour vérifier si elle fonctionne sur le même mode que la sienne.