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« OMBRE ET LUMIÈRE SUR LA PROTECTION DE L'ENFANCE »

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Le dispositif de protection de l'enfance traverse depuis peu une crise d'identité sans précédent. Après les critiques sur la prise en charge des mineurs délinquants et celles visant les accueils provisoires et les placements, on se demande désormais à quoi sert encore l'AEMO (1), interroge Charles Ségalen, éducateur spécialisé dans un service d'investigation et d'orientation éducative.

«Le rapport Naves-Cathala, présenté en juillet dernier, répondait à la mission de savoir si l'augmentation de la précarité économique avait une incidence sur les décisions d'accueil provisoire et de placements et d'analyser la réalité de ce qui existait en matière de prévention de ces mesures. Selon ce rapport, les statistiques ne laissent aucun doute :entre 1994 et 1998, en pleine période de développement de la précarité, les accueils provisoires et les placements restent stationnaires. Les rapporteurs sont fondés à conclure “qu'aucun des enfants dont la mission a examiné la situation n'a été séparé de son milieu actuel du seul fait de la pauvreté de ses parents”.

« Mission remplie ? Nullement, car la seconde question- la validité du dispositif - fait l'objet d'un étonnant développement, contrastant avec la démarche technique et mesurée de la première partie de l'étude. La mission a découvert “des méthodes d'intervention qui ne répondent pas aux besoins actuels des familles”. En effet, constate-t-on, nombre de parents sont victimes des préjugés, du mépris ou de la violence des intervenants, travailleurs sociaux comme magistrats. Et pour cause, l'évaluation des situations familiales s'avère “majoritairement insuffisante”, tandis que près de 40 % des placements ont été décidés en urgence. Il est question de “guet-apens” et de “rapt” judiciaires. “Tous les parents rencontrés ont décrit cette intervention comme violente.” A ceci s'ajoute la réalité du nombre croissant d'AEMO en attente d'attribution, les référents ASE surchargés de missions et les assistantes sociales croulant sous les tâches administratives. Le tout conduisant à ce que les familles se voient privées de projet familial, “seule richesse des plus pauvres”. L'opération, douteuse, est encore coûteuse :30 milliards annuels pour les seuls conseils généraux, dont c'est le premier poste de dépenses sociales.

« Et de tirer de cet état des lieux la curieuse conclusion : “Comment, dans ces conditions, peut-on parler de contractualisation de l'action sociale et éducative ?” Un mot est lâché -  “contractualisation”  - qui, à lui seul, en dit plus long que toutes ces pages, un peu “people”, dont on ne comprenait plus le sens.

L'AEMO sur le banc des accusés

«Désormais, comme en témoignent les ASH du 12 janvier, les tirs se concentrent sur l'AEMO. La critique emprunte le même chemin : se servir d'éléments conjoncturels comme vitrine à un fond de commerce d'une autre nature. Cette fois, c'est l'explosion de la délinquance des mineurs, réalité qu'il importe de traiter en temps réel. Pris de court, les magistrats de l'enfance manquent de temps pour traiter le civil. Conséquence : baisse de l'activité des services d'AEMO. D'abord locale, elle prend un tournant national. Moins d'enfants en danger ? Pas du tout. On découvre- ça tombe bien - qu'en même temps que moins de moyens, ceux-ci s'avéreraient désuets. En effet, l'assistance éducative, qui déjà participe à la ruine du projet familial, se révèle, en plus du coût, prendre du temps. Elle accumule les nuisances.

« A son tour Claire Brisset, défenseure des enfants, recommande, dans son premier rapport au président de la République, que les placements ordonnés pour de très jeunes enfants soient “réellement motivés par une situation de danger”   (2). Cela méritait d'être précisé. Peu après, dans Le Monde diplomatique   (3), on découvre, à la lire, que plus un pays se dote d'équipements de protection et plus il invente de dangers : le fait que la France accueille plus de mineurs à l'aide sociale à l'enfance que ses voisins accréditerait la thèse, pourtant déniée dans le rapport Naves- Cathala, du “délit de pauvreté”. Et de ne pas se contenter de parler “de total aveuglement” ou encore de “rapt” d'enfant, mais d'oser l'association avec les massacres et les génocides récents venus, tellement près de nous, “secouer, s'agissant des enfants, la torpeur ambiante” pour favoriser - merci l'actualité - “l'amorce d'une prise de conscience”. C'est elle qui parle, Dieu merci, de “tic de langage” et d'“abus réthorique” censés “demander aux mots de suppléer aux attitudes”.

« Il ne s'agit pas dans ce propos de réfuter la critique, parfois méritée, bienvenue quand elle est courageuse et ambitieuse, mais de s'arrêter sur sa fonction de dénonciation, moralisatrice et réductrice, tentation des belles âmes, quand elle sert, plus qu'à dire, à taire les choses.

« On ne peut taire dans l'étude attentive d'un dispositif de protection de l'enfance que l'action éducative et sociale consistera toujours, quels que soient les besoins des familles et les méthodes employées, à inscrire de l'individuel dans du collectif. On ne peut passer sous silence que c'est d'un déficit historique des éléments constitutifs du lien social (l'Etat, le travail, la famille, l'autorité dans le sens de ce qui, en contrepartie d'exiger, autorise), d'une panne, autrement dit, du collectif que souffrent les services et établissements principalement conçus pour rendre ce dernier crédible et opérant. Les raisons d'être ensemble précèdent les façons d'être ensemble. Pas l'inverse. Au prétexte de faire la lumière sur le dispositif, on parle de moyens plus que de finalités, et de moyens, pour finir, à la place de finalités.

« On ne peut se contenter de croire ou de faire croire que ces finalités on va les retrouver chez soi, au bas de l'immeuble, à charge pour chaque quartier de réinventer ses échanges, sa solidarité, sa police, sa justice, son avenir, en un mot sa carte d'identité. Cette généreuse promotion du local a des allures, dérisoires, de démocratie de cage d'escalier.

« Si la politique de la ville est réellement offreuse d'identités collectives méconnues, tant mieux. L'AEMO y amènera son public. Toute forme nouvelle d'identité collective est un gain de finalité pour l'AEMO et une excellente raison d'y employer tous les moyens dont elle dispose. S'il s'agit de formes d'identité collective, non pas offertes, mais attendues de la politique de la ville, et qu'il incombe à l'AEMO d'y subvenir, n'est-ce pas mettre la charrue avant les bœufs, ou les moyens encore à la place des finalités ? Mettre en concurrence l'AEMO et la politique de la ville est aussi intéressant que de mettre en concurrence l'école et l'entreprise. C'est attendre, ni plus ni moins, de l'AEMO qu'elle entre en politique. Si c'est le cas, qu'on se le dise.

« La crise dite de légitimité de l'AEMO ne tient pas au fait que ses compétences n'aient pas trouvé d'usage comme aide-éducateur ou comme agent d'ambiance. C'est une crise de finalité. Une crise de perspectives dans le sens où, s'agissant du jeune, ce ne sont plus les conditions de son éducation - pour reprendre la formule consacrée - qui sont gravement compromises, mais les résultats attendus de celle-ci qui s'avèrent gravement improbables. Au point de douter de la réalité même du danger, puisque, à l'évidence, on s'en émeut moins.

« C'est bien parce que l'adhésion de la famille à ce qu'offrait la prévention est restée vaine que la situation est passée dans le judiciaire. Pas l'inverse. On mélange à l'envie les causes et les conséquences. Si les parents des 66 % de mineurs confiés à l'ASE par un juge pour enfants, ou ceux des 56 % d'AEMO décidées autoritairement s'opposent à la mesure prise, on les adresse à la politique de la ville ?

La protection de l'enfance devient un marché

«Sous un habillage de défaillances et d'inertie techniques, de rendez-vous manqués, ce n'est pas tant de perte que de déni de légitimité dont il s'agit. Ce que l'ombre faite à la protection de l'enfance vient tristement mettre en lumière, c'est le basculement- le retour - de la souffrance sociale de la sphère du droit public à celle du droit privé. Opération de délégitimation, de dé-mission qui, sous couvert de responsabilisation, de contractualisation, entend faire de la protection de l'enfant une affaire, désormais, d'offre et de demande ; un marché, une affaire à assumer non plus collectivement mais individuellement. Véritable opération d'atomisation et, pour finir, de dilution des responsabilités, visant à faire considérer chacun, seul, responsable de son malheur, comme de celui qu'il inflige aux siens. A lui, seul, d'en mesurer la gravité et l'intérêt d'y remédier. On n'est pourtant pas sans savoir dans ce métier que moins il y a d'aspirations collectives et plus il y a d'aspirations individuelles, portées qu'elles sont alors, naturellement, à disposer d'autrui ; c'est l'autoroute de la délinquance.

« A moins de servir de cache-misère institutionnel, aucune contractualisation ne peut faire l'économie d'une problématisation et d'une conflictualisation, de la mise au jour et en scène, autrement dit, d'intérêts contraires, lesquels ne peuvent se réduire - on s'en rejouirait - à opposer familles et travailleurs sociaux.

« L'Europe tente de faire l'union sur le plus petit dénominateur commun de protection sociale, protection de l'enfance comprise. Et quand on veut noyer son chien... Lorsque le droit pénal, enfin, devient le seul ordre contraignant des libertés individuelles, on va de l'économie de marché à la société de marché (4).

« Pour relever le défi, et pour emprunter la même logique, il convient de préciser que ce qui se présente ici n'est pas une fatalité mais simplement... une offre. Alors, à la politique de la ville d'en décider ? A l'AEMO d'y engager ses troupes ?La commande sociale - c'est peut-être la leçon - appartient-elle désormais, la bride sur le cou, à qui veut bien la prendre ?

« Il faut saluer au passage la mobilisation d'ATD quart monde, qui fait ici office de porte-voix - de collectif  - de personnes en difficulté et s'impose comme interlocuteur aux pouvoirs publics. C'est la principale avancée dans cette affaire. Elle est prometteuse. Les organisations représentatives de publics en difficulté, en effet, en pleine croissance, ne se laisseront pas longtemps récupérer à d'aussi pauvres fins. »

Charles Ségalen Educateur spécialisé Tél. 01 39 18 29 22 E-mail : meilavern@worldonline.fr

Notes

(1)  Rapport de l'IGAS de janvier 1999 et rapport Naves-Cathala (IGAS-IGSJ) de juin 2000 - Voir ASH n° 2197 du 12-01-01.

(2)  Voir ASH n° 2190 du 24-11-00.

(3)   « Tout est cousu d'enfance »  - Claire Brisset - Le Monde diplomatique - Janvier 2001.

(4)  Zaki Laïdi, chercheur au CNRS, rattaché au Centre d'études et de recherches internationales - « Nous passons de l'économie de marché à la société de marché »  - Le Monde du 9-06-98.

Tribune Libre

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