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Des professionnels en quête de repères

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La multiplication des affaires d'abus sexuel génère un climat de suspicion à l'égard des travailleurs sociaux. Comment dans ces conditions peuvent-ils assumer leurs responsabilités dans l'intérêt de l'enfant et de sa famille ?

Longtemps occultées, les agressions sexuelles commises sur des enfants mobilisent pouvoirs publics et professionnels depuis une quinzaine d'années (1). La situation actuelle ne laisse pas pour autant d'être préoccupante : les statistiques du ministère de l'Intérieur révèlent, en effet, une augmentation de 25,87 %, en cinq ans, des actes de violence à caractère sexuel perpétrés sur des mineurs, et ce, très majoritairement, dans l'entourage direct (familial, éducatif ou de loisirs) des jeunes victimes. Mais si les adultes potentiellement les plus dangereux pour l'enfant sont ceux qui le côtoient au quotidien, les intervenants du champ médico-psycho-socio-éducatif s'inquiètent du climat de suspicion généralisée qu'engendre la connaissance de cette réalité. Ils sont entravés dans leur réflexion et leur action par le soupçon qui ne les épargne pas plus que les autres adultes, se sentent fragilisés par le dispositif même de protection de l'enfance. Lequel les conduit à examiner sans cesse leurs interventions sous l'angle des risques qu'ils encourent. « Entre doute et soupçon, l'institution est en crise », affirme le Groupe de recherche et d'action pour l'enfance (GRAPE)   (2).

Malaise dans la protection de l'enfance

« L'imaginaire social est envahi par la question des abus sexuels et, plus récemment, par les affaires de pédophilie qui servent de repoussoirs unanimes, analyse Françoise Petitot, psychanalyste et psychologue en action éducative en milieu ouvert (AEMO), rédactrice en chef de La Lettre du GRAPE. Ce sont précisément ces cruautés et monstruosités commises sur des enfants qui occupent le devant de la scène, induisant dans le message de prévention une pensée insidieuse :l'intérêt pour l'enfant, “l'amour des gosses”, liés à la position d'éducateur, parent ou professionnel, pourraient bien cacher des désirs sexuels inavoués. A la figure de la victime potentielle est appariée la figure du coupable possible, susceptible d'enfreindre, fût-ce à son insu, les interdits qui régissent la relation adultes-enfants. » Qui plus est, développe la psychanalyste, la place faite à la parole de l'enfant, fréquemment considérée comme inquestionnable, met sans cesse en danger non seulement les adultes qu'elle désigne, mais aussi les enfants eux-mêmes, souvent victimes des effets du processus qu'elle a déclenché : placements immédiats, sans parfois avoir entendu les parents, que peuvent entraîner certaines déclarations de supposés abus sexuels, de maltraitances, voire de malaises familiaux ; ou encore, réaménagements des droits de visite et d'hébergement des parents qui peuvent rester des mois, des années, sans rencontrer leurs enfants. « C'est que, dans notre esprit, la protection de l'enfant s'est étroitement intriquée à la nécessité pour la société, mais surtout pour l'enfant lui-même, de punir les coupables. Et nous assistons - et participons d'ailleurs bien souvent - au mélange des registres du judiciaire, du soin et de l'éducation », estime Françoise Petitot. C'est pourquoi elle invite les professionnels à analyser les effets pervers du dispositif de protection de l'enfance, qui se conjuguent avec une modification des repères concernant le rapport entre les générations et le rôle de déliaison entre adultes et enfants joué par la promotion des droits de l'Enfant. « Le soupçon est comme le feu : tout peut lui servir d'aliment », explique le professeur Antoine Lazarus. Autrement dit, plus on dépiste, plus on devient savant en dépistage et plus on se demande, avant même que n'arrive l'accident, quelles raisons en détermineraient la survenue, souligne-t-il en pointant « le vertige de la tentation du risque zéro ». « A quoi, d'ailleurs, ressemble un adulte que l'on ne pourrait jamais soupçonner de maltraitance ? », interroge-t-il. Une question bien sûr sans réponse, mais qui fait écho à une autre interpellation du médecin de santé publique sur les conséquences de l'effondrement de l'autorité paternelle. Autrefois médiatisée par les pères qui en étaient investis par délégation des pouvoirs royal et divin, l'autorité ne va plus de soi. Ce sont des jugements humains sur la valeur des conduites qui lui ont succédé, ainsi qu'un nouveau statut accordé aux sujets, enfants compris. « L'enfant devient une personne, un être de raison, mais d'une raison soupçonneuse précoce, dotée de la capacité à représenter et à dire la loi, ou à la faire dire puisque c'est sur les discours de l'enfant que s'appuie la vérité, c'est sur l'intérêt de l'enfant que repose ce qui serait juste et bon. » On renvoie donc la charge de dire qui il est à l'enfant, assisté « pour son moindre mal ou son plus grand bien » par des experts qui le représentent.

« Mea-culpa » des psys

Appartenant à ce cercle de porte-parole, le pédopsychiatre Patrick Ayoun est conscient du « relatif aveuglement » dont il a longtemps fait preuve à l'égard des violences réelles vécues par les enfants qu'il recevait en thérapie. « J'attribuais alors leurs manifestations de souffrance au défaut de reconnaissance de leur désir et j'imputais cela à une idéalisation persistante des parents - et aussi à un attachement aux théories de nos maîtres en psychanalyse. » Le recours à la sexualité infantile a ainsi constitué, pendant des années, l'alibi couvrant une non-assistance involontaire à personnes en danger, reconnaît Patrick Ayoun, « surpris et sidéré » quand il a découvert la réalité des sévices sexuels subis en famille, parfois depuis plusieurs années. Lorsque se produisit la déferlante de révélations concernant les agressions sexuelles commises sur des enfants - relayées par des campagnes de prévention et des modifications législatives, sociales, thérapeutiques -, il apparut évidemment que de nombreux enfants n'avaient pas été protégés de ces abus, ni leurs auteurs sanctionnés et soignés, du fait de la prégnance d'un discours social que la psychanalyste Alice Miller avait épinglé sous le nom de « pédagogie noire ».  « Ce discours, commente Patrick Ayoun, présupposait l'enfant comme fabulateur et ayant une sexualité perverse polymorphe, mais à la manière adulte. » Succédant à cette période de déni adossé à la théorie psychanalytique des pulsions, la reconnaissance de l'existence des violences sexuelles a conduit les psys, en quête d'expiation, à une lecture traumatique unilatérale : « Toute manifestation sexuelle des enfants devait faire penser à un abus », explique Patrick Ayoun.

Dans le même temps, cependant que les psys étaient amenés à revisiter les implications de leurs choix théoriques, la crainte de sanctions pénales a déclenché un afflux de signalements de la part des professionnels de l'enfance. Au point que, après les avoir accusés de silence complice, les pouvoirs publics incriminent aujourd'hui leur manque de discernement et leur propension à surjudiciariser les situations à risque. Soulignant que le « déluge médiatique et législatif actuel ne peut pas modifier quoi que ce soit au constat que la violence dérange parce qu'elle fait effraction dans notre univers de sens en rendant caduc notre système de représentations », Patrick Ayoun invite les intervenants ayant en charge la protection de l'enfance à analyser leurs propres contradictions et à rompre leur isolement pour partager avec d'autres l'indispensable travail d'élaboration préalable à toute prise de décision concernant l'enfant.

Urgence ou précipitation ?

Eviter de nuire à l'enfant par un passage à l'acte précipité, sous prétexte de protection, de placement, de soins, etc., suppose de se donner un temps de réflexion. « Mais lorsqu'il s'agit d'abus sexuels, constate la psychanalyste Arlette Pellé, formatrice de travailleurs sociaux, les intervenants mettent en avant l'urgence de signaler, une urgence telle qu'elle leur interdirait de penser. » Dans son article 69, pourtant, la loi du 10 juillet 1989 n'impose d'aviser « sans délai » l'autorité judiciaire des cas de mineurs victimes de mauvais traitements que lorsqu'il est impossible d'évaluer la situation et que la famille refuse manifestement d'accepter l'intervention du service de l'aide sociale à l'enfance. Néanmoins, pour échapper au « terrorisme du signalement », certains travailleurs sociaux préfèrent évoquer entre eux les cas qui leur posent problème, sans en parler à leur hiérarchie. Bien sûr, comme le martèle la juriste Claire Neirinck, « signaler signifie dénoncer et non pas prouver ». C'est pourquoi, affirme-t-elle, la tendance actuelle à transformer, peu à peu, le signalement en mesure d'investigation est illégale.

Si, à l'inverse, signaler sur la base de vagues soupçons constitue également une interprétation erronée de la loi de 1989, il est indispensable de faire un travail de clarification des textes, « sinon, c'est toute l'évaluation qui est disqualifiée », estime Hervé Hamon, président du tribunal pour enfants de Paris. Et le magistrat de mettre aussi les travailleurs sociaux en garde contre le recours « magique » au judiciaire, dont l'intervention est parfois nécessaire mais toujours violente pour les enfants. « Très souvent, dans les institutions, cet appel incantatoire à la justice fait valoir une parole défaillante chez les professionnels », commente le psychanalyste Bruno Deswaene, psychologue dans une maison à caractère social et ancien éducateur en AEMO judiciaire. Cette attente idéalisée à l'égard du juge, qui serait seul susceptible de positionner les interdits, signerait une certaine « impuissance des travailleurs sociaux à exister eux-mêmes en tant que sujets de la loi et à assumer le sur-moi collectif ».

« Il est vrai qu'on a besoin d'être rassurés, parce que nous sommes confrontés à des situations lourdes à porter », confie Patricia Barbaud, médecin de la protection maternelle et infantile  (PMI) dans la Loire- Atlantique. Elle-même reconnaît avoir seulement pris conscience, avec l'expérience, que « le juge des enfants n'était pas Zorro ; jeune professionnelle, j'avais peut- être trop tendance à demander à la justice d'aller dans le sens de mes inquiétudes ». Il reste néanmoins qu'entre soupçons et risques, les acteurs de la protection de l'enfance réinterrogent la place de la prévention. Il n'est pas évident d'investir sur cette mission la polyvalence de secteur, déjà débordée par les multiples charges qui lui incombent, regrette Claude Cayzac, chargée de mission enfance au conseil général de la Gironde.  « Nous souhaiterions pouvoir faire de la prévention primaire, mais le plus souvent, les situations sur lesquelles on intervient ont déjà, depuis longtemps, dépassé ce stade », complète une assistante sociale de Vitrolles (Bouches- du-Rhône).

De leur côté, compte tenu de la multiplicité de leurs tâches, les professionnelles de PMI doivent bien souvent aussi travailler dans l'urgence, reconnaît Jeanine Cuesta, adjointe au chef de service de PMI de la Seine-Saint-Denis. Différentes actions sont cependant menées dans ce département qui visent à intervenir précocement auprès des parents. Mais les indispensables temps de partage, d'échange et de concertation nécessaires à un travail de prévention restent difficiles à trouver - et à voir reconnus par l'institution.

Réinventer l'accompagnement des enfants et de leurs familles semble néanmoins constituer le pivot autour duquel s'articule actuellement la réflexion des praticiens. « Mais attention à ce que nos actions de prévention ne servent pas seulement à donner bonne conscience aux professionnels, met en garde un inspecteur de l'aide sociale à l'enfance. Et qu'elles ne nous conduisent pas non plus à porter des regards suspicieux sur les usagers que nous sommes chargés d'aider. »

Caroline Helfter

Notes

(1)  Voir ASH n° 2175 du 14-07-00.

(2)  Qui organisait un colloque : « L'enfant, l'adulte, la loi : l'ère du soupçon » du 23 au 25 novembre 2000 à Bordeaux - GRAPE : 8 rue Mayran - 75009 Paris - Tél. 01 48 78 30 88.

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