Chefs de projet, coordinateurs des conseils communaux de prévention de la délinquance (CCPD), animateurs de plans locaux d'insertion par l'économie (PLIE), agents de médiation, correspondants de nuit, femmes-relais... :ce sont quelques-uns des « spécimens » identifiés au sein de la nébuleuse des « métiers de la ville », un label immortalisé par le rapport Brévan-Picard (1), au risque de générer dans l'avenir des ambiguïtés regrettables. On n'en connaît pas l'effectif (plus de 5 000 au sein des collectivités locales), on n'en discerne pas toujours les missions, mal les fonctions. On sait aussi que leur nombre s'accroît comme les intitulés de postes, non seulement dans les dispositifs de la politique de la ville mais aussi chez leurs partenaires : organismes HLM, caisse nationale des allocations familiales, RATP, chambres de commerce et d'industrie, etc.
S'agit-il de métiers (chefs de projet, directeur de projet urbain, responsable de CCPD) ou plutôt de nouvelles fonctions ? A quoi correspondent ces « nouveaux métiers émergents de la médiation » ? La question, récurrente ces dernières années, surtout depuis le rapport de recherche de la mission interministérielle recherche-expérimentation (MIRE) (2), continue d'aiguillonner, à juste titre, le monde du travail social.
Socle des métiers de la ville, il y aurait, selon le rapport, une « professionnalité propre au travail en territoire d'exclusion », due aux modes d'organisation, aux pratiques d'échange et de collégialité, à la relation aux usagers, et à la rupture existant entre certaines catégories de populations et les services publics dans les quartiers sensibles.
Sous les feux de la rampe, les métiers de la médiation sont considérés comme « révélateurs de nouveaux besoins et de nouvelles pratiques sociales ». Ils sont souvent développés par le biais du dispositif emploi- jeunes ou des contrats aidés..., comme si le statut d'emploi-jeunes dessinait en soi les contours d'un métier. La cellule nationale d'appui à la professionnalisation des emplois-jeunes mise en place par le ministère de l'Emploi et de la Solidarité a d'ailleurs renoncé à considérer qu'il s'agissait d'une famille de métiers. De surcroît, le rapport lui-même n'hésite pas à utiliser tantôt le terme de métier, tantôt celui de fonction.
Si la médiation renvoie à des pratiques diverses et hétérogènes, elle permet néanmoins un nouveau mode de régulation sociale, fondé sur la prévention, et une proximité géographique et physique avec les habitants ; la lutte contre les incivilités (conflits de voisinage, lutte contre le bruit, utilisation des espaces publics, etc.) est particulièrement caractéristique de cette approche. En revanche, la lecture des missions à caractère collectif et social de la médiation, repérées par Bertrand Schwartz (3), ne peut qu'étonner, relève Christine Garcette, directrice de l'Association nationale des assistants de service social : organisation de la prévention, veille sociale, restauration du lien social, éducation à la citoyenneté, organisation d'activités générant du lien social, évolution des services, etc. « Toutes choses, me semble-t-il, qui fondent l'action au quotidien des éducateurs de rue et de nombreuses associations de proximité. Parlons plutôt de modalités d'intervention qui sont peut-être différentes » (4). Quant aux capacités repérées « empathie, écoute, disponibilité, capacité de veille sociale, d'information et d'orientation immédiate », tout travailleur social devrait en principe s'y retrouver !
La différence - la nouveauté ? -réside peut-être davantage dans « le mode opératoire d'une intervention de type public, a-bureaucratique et non assujettie aux normes sectorielles de traitement des institutions », notent avec justesse les auteurs du rapport. Ainsi l'expérience de l'agence locale de prévention et de médiation sociale de La Rochelle, créée en 1999 dans le cadre d'un contrat local de sécurité, qui peut envoyer le soir un correspondant de nuit rendre visite à une personne isolée. « On peut en effet s'interroger sur la spécificité d'un mode d'intervention de nuit qui exige des compétences et une posture professionnelle sans doute particulières », estime Christine Garcette. Encore faut-il que les intervenants dans leur ensemble reçoivent une formation. Ce qui prolonge un débat largement ouvert sur logique de compétence et de qualification (5) et, en arrière-plan, sur les revendications statutaires qui leur sont corrélées.
Néanmoins, il reste vrai que les métiers de la ville - nouveaux ou pas - renvoient, on le sait, à l'impuissance des travailleurs sociaux
- en particulier des assistants de service social de secteur - à exercer leur mission de restauration du lien social en étant majoritairement astreints aujourd'hui à gérer dispositifs et procédures (6). Difficulté parallèle du côté de la prévention spécialisée, dont les sites d'intervention se recoupent fréquemment avec ceux de la politique de la ville, et dont les pratiques sur les groupes et les quartiers lui sont en même temps assez proches.
Comment, dès lors, articuler l'intervention des professionnels du social et des intervenants de la ville, les seconds ayant, en tout cas, l'intérêt de bousculer les premiers ? C'est bel et bien la question qui se pose aujourd'hui. Le département de la Loire- Atlantique aurait-il esquissé une amorce de réponse ?Didier Dubasque, assistant social polyvalent de secteur à la direction des interventions sanitaires et sociales, fait partie des huit « agents de développement de réseaux de solidarité » qui sont chargés, aux côtés et en lien avec leurs collègues de secteur et d'autres professionnels, d'aider les habitants, à exprimer collectivement leurs besoins, dans le cadre d'une démarche territorialisée. « C'est une nouvelle fonction, sans rupture avec mon activité précédente, qui est liée à une politique de développement social local, elle-même inspirée par la politique de la ville. Et à l'utilisation d'autres méthodes d'intervention telles que la méthodologie de projet à laquelle nous sommes en train de nous former, explique- t-il clairement. Nous sommes détachés pour soulager nos collègues et faire de l'accompagnement collectif. » Sans nier le risque éventuel d'une spécialisation entre les « pros » des relations avec les habitants, en développement local et travail collectif, et les « petites mains » à qui incomberaient le suivi individuel, la gestion des dispositifs et de l'urgence.
Une illustration de la façon dont les métiers sociaux classiques sont amenés de fait à bouger et qui s'inscrit dans les évolutions observées par les chercheurs de la MIRE. Ainsi pour Elisabeth Maurel, la distinction entre les différents métiers ne repose plus sur les diplômes mais sur quatre « cœurs de métiers ». La proximité recouvre les activités d'accompagnement, de soins au quotidien, les métiers de la rue, de la médiation, de la présence sociale sur un territoire. Et pose question au travail social classique, écartelé entre un positionnement entre « front office et back office ». L'accès aux droits concerne les tâches liées aux dispositifs, aux procédures, à l'urgence, à la réparation, les plus difficiles à articuler avec la politique de la ville, mais les plus essentielles aussi. L'insertion inclut à la fois le travail autour de la demande de la personne, de son accompagnement et de la construction d'une offre de substitution (logement, formation, activité, etc.). Enfin, l'accompagnement de projets et le soutien aux acteurs de terrain pour les mettre en œuvre constituent le quatrième pôle d'activités. « Cette analyse offre l'avantage d'échapper à la querelle stérile des anciens et des modernes, aux représentations classiques et aux généralités sur les relations entre politique de la ville et travail social », confie la chercheuse.
D'un point de vue institutionnel, la dernière génération des contrats de ville (2000-2006) devrait aussi permettre aux acteurs locaux de se rapprocher. Après avoir été hors jeu la décennie précédente, les conseils généraux, désormais partie prenante, devraient inciter leurs services à investir la politique de la ville. Si certains risques sont évités : la concurrence avec les grandes villes, une participation qui resterait seulement financière, le développement d'une logistique ville en parallèle aux services d'action sociale. L'enjeu est pourtant de taille tant les travailleurs sociaux se sentent souvent loin « d'une politique de projets en ordre dispersé qui n'arrive pas jusqu'à eux », résume cette encadrante technique d'un département du Nord. En reconnaissant certains excès passés de la politique de la ville à leur égard, le rapport Brévan-Picard a le mérite de réconcilier officiellement deux mondes qui n'auraient jamais dû s'ignorer. Et de les inviter à un brassage professionnel réciproque dans une logique de décloisonnement.
Signe de ces temps « nouveaux », une convention de collaboration a été signée entre l'Association des départements de France et la délégation interministérielle à la ville et au développement social urbain (DIV) en janvier dernier (7). Elle a notamment pour but de soutenir les expérimentations de projets sociaux de territoire - dont la liste devrait être arrêtée fin février - qui solliciteront l'ensemble des travailleurs sociaux (service social départemental, centre communal d'action sociale, caisse d'allocations familiales, caisse primaire d'assurance maladie, secteur associatif). Les co-signataires ont, par ailleurs, rencontré le comité national de liaison des associations de prévention spécialisée et le Conseil technique de clubs et équipes de prévention spécialisée pour décider d'une cartographie comparée des sites d'intervention. Des stages de formation sont également envisagés pour les agents départementaux et les travailleurs sociaux sur les politiques urbaines et réciproquement, pour les équipes de la politique de la ville, sur les pratiques sociales. Bienvenue aussi serait l'offre de terrains de stage au sein des équipes ville pour les étudiants en formation initiale, ce qui fait cruellement défaut actuellement. Or « le dispositif de formation ne peut rien sans la coopération des institutions », déplore Marie-France Marques, directrice de l'Association française des organismes de recherche et de formation en travail social. Une carence qui contribue à perpétuer une culture « classique » de l'action sociale parmi les nouvelles générations de travailleurs sociaux .
Dominique Lallemand
En charge d'une mission de développement social urbain depuis près de dix ans sur un quartier de Paris, l'Ecole normale sociale de Paris (ENS) (8) a monté, depuis deux ans, un stage expérimental de formation à l'intervention territoriale, d'une durée de cinq mois, sur huit sites de la politique de la ville en Ile-de-France, destiné à une vingtaine d'étudiants en service social. Encadrés, en principe, par les équipes de service social et du contrat de ville, les stagiaires sont amenés « à travailler sur les processus qui génèrent les situations d'exclusion et non sur leurs effets », souligne Monique Boru, chargée de mission à l'ENS. « Il s'agit pour nous de faire évoluer les pratiques et les compétences pour qu'elles s'articulent de façon non concurrentielle avec celles des autres métiers. Si les métiers traditionnels n'évoluent pas, les nouvelles fonctions qui émergent deviendront par défaut de nouveaux métiers. »
(1) Une nouvelle ambition pour les villes - De nouvelles frontières pour les métiers - Voir ASH n° 2181 du 22-09-00.
(2) Les mutations du travail social - Voir ASH n° 2173 du 30-06-00.
(3) Dans une étude sur les emplois-jeunes réalisée pour l'association Moderniser sans exclure.
(4) Ce que confirme le rapport de la MIRE.
(5) La délégation interministérielle à la ville et au développement social urbain a mis en place un groupe de travail sur la qualification de la médiation sociale.
(6) Voir ASH n° 2179 du 8-09-00.
(7) Voir ASH n° 2197 du 12-01-01.
(8) ENS : 2, rue de Torcy - 75018 Paris - Tél. 01 40 38 67 00.