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Internat : une identité malmenée

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Comment préserver la continuité éducative en internat tout en respectant les contraintes imposées par les lois Aubry ?Educateurs spécialisés et directeurs d'établissements sont en plein dilemme. Troisième volet de notre enquête sur les 35 heures (1) .

«  Avec la mise en place des 35 heures, soit nous nous enfonçons davantage dans l'illégalité, soit nous supprimons les transferts, les week-ends, les accompagnements individuels », bref, tous les outils spécifiques au travail éducatif en internat. Christine Vigean, directrice du foyer éducatif spécialisé La Maison, à Buc (Yvelines), résume bien le dilemme auquel sont confrontés les travailleurs sociaux de ce secteur.

En effet, les lois Aubry intègrent les contraintes de temps de travail inscrites dans les directives européennes : pause toutes les six heures, neuf heures de repos entre deux séquences de travail, 12 heures de travail quotidien au maximum (si dérogation), etc. « L'usager pourra-t-il mettre en suspens sa détresse pendant les 20 minutes de pause réglementaire ? », demande, sarcastique, l'Association varoise pour la réadaptation sociale (2). Où trouver les moyens financiers de doubler le nombre d'accompagnants pour respecter les temps de repos lors des transferts ? Impossible, désormais, pour un éducateur spécialisé d'assurer à la fois le coucher, la nuit et le lever ou la permanence du week-end. Difficile, enfin, de maintenir les doublures (deux éducateurs sur la même plage horaire) 24 heures sur 24.

Revenir dans la légalité

L'organisation du travail n'est pourtant pas un problème nouveau dans les internats. Le Conseil supérieur du travail social proposait déjà l'ouverture de négociations nationales sur le sujet en 1995 (3). Et tout le monde reconnaît que, dès avant les 35 heures, la grande majorité des établissements fonctionnait hors la loi, l'encadrement et les personnels ajustant les amplitudes horaires à la convenance du service et des usagers. Avec les 35 heures, il est devenu difficile pour les éducateurs de travailler 16 ou 17 heures d'affilée : si l'inspecteur du travail relève de telles infractions, les établissements risquent de se voir supprimer les précieuses aides Aubry.

Certains responsables d'internats, refusant de renoncer à la spécificité de leur travail éducatif, préfèrent malgré tout « bricoler », par exemple en tenant une « double comptabilité du temps » (les plannings officiels ne sont pas respectés sur le terrain). Pour d'autres, les 35 heures sont l'occasion de sortir de l'illégalité et d'en finir avec une pratique qui sape le fondement même de l'action éducative : « Il n'est pas très cohérent que la structure ne respecte pas le droit alors qu'elle accueille justement des usagers qui ont des difficultés avec la loi », souligne Patrice Fontaine, directeur de la maison d'enfants à caractère social Mars 95, à Montmorency (Val-d'Oise).

Quelle que soit la solution adoptée, que va-t-il advenir de l'identité des internats ? « La plupart des jeunes confiés à nos établissements présentent des carences affectives ou des handicaps tels qu'ils ont besoin [...] d'être entourés d'adultes stables porteurs de loi. Or, si on morcelle les emplois du temps et si on supprime les temps forts que sont les transferts, les week-ends, les camps de vacances, alors on ne peut plus instaurer de confiance ni de sécurité  », déplore Vincent Cartry, éducateur en maison d'enfants, à Avranches (Manche). Par ailleurs auteur d'un « Manifeste éducatif » demandant la reconnaissance de l'identité des « éducs en internat »   (4), il écrit : «  Le temps constitue le cadre contenant de la relation éducative, un temps suffisant et scandé par des rituels de vie qui soient structurants. » De fait, aujourd'hui, ce cadre est bien désarticulé. Que trois professionnels, au lieu d'un auparavant, interviennent le week-end, ou que l'éducateur qui prend le rendez-vous chez le médecin ne soit pas le même que celui qui accompagne l'enfant, ne facilite pas, évidemment, la continuité éducative. De surcroît, le rythme imposé ne correspond pas forcément aux besoins cliniques des usagers. « Nous quittons le service à 19 h 30, c'est-à-dire au beau milieu du repas des jeunes handicapés ! », regrette par exemple Catherine Cantraine, éducatrice aux Papillons blancs, à Rouen (Seine-Maritime).

En outre, quelles sont les conséquences de la multiplication du nombre d'intervenants par usager ? Le débat est loin d'être tranché. « Notre système, basé sur la notion d'éducateur référent, risque d'être mis à mal. Car les responsabilités se diluent et l'organisation offre plus de brèches aux adolescents pour manipuler les adultes », témoigne Patrice Fontaine. D'autres estiment, au contraire, que la multiplication des rencontres avec les adultes implique une plus grande variété d'expériences pour les enfants. Ajoutant que ce n'est pas forcément un mal pour les professionnels de rester moins longtemps en contact avec des adolescents usants.

Quoi qu'il en soit, il faut aider les usagers à se repérer dans les plannings « saucissonnés » des éducateurs et limiter la déperdition d'information au sein de l'encadrement. En la matière, la maison d'enfants Les Marronniers, à Versailles (Yvelines) a fait preuve d'imagination : affichage des emplois du temps (un code couleur par intervenant) dans la pièce commune, cahiers de liaison plus lisibles, agenda des audiences et des rendez-vous médicaux consultable dans le bureau des éducateurs... « Et pour créer des points de repères fixes aux enfants, nous faisons en sorte que ce soit toujours le même éducateur qui soit présent le mardi midi, le mercredi et le vendredi soir », explique Dominique Lepage, éducatrice. Enfin, l'établissement parvient à rassembler tout le personnel en réunion de coordination, le mardi.

Une écoute altérée

Malheureusement, il reste difficile pour la majorité des établissements de réunir ainsi les équipes au complet. Or ces temps de prise de distance et d'analyse de leur pratique sont d'autant plus précieux que la qualité d'écoute des éducateurs est parfois altérée avec les 35 heures. En effet, davantage pressés par le temps, ils exercent leur métier de plus en plus en solitaire, du fait de la suppression des doublures. Afin d'y remédier, certaines structures ont requalifié d'autres postes pour alléger leur travail. Par exemple, aux foyers éducatifs mixtes de l'Association de sauvegarde de l'enfant à l'adulte (ADSEA) de la Vienne, à Châtellerault, les maîtresses de maison prennent les rendez-vous chez le médecin et certains contacts avec les familles. Il n'empêche, « cette prise en charge collective se fait au détriment de l'attention aux individus, ce qui est dommageable pour des jeunes ayant particulièrement besoin de disponibilité. Ajouté au fait que les collègues se croisent et qu'ils sont plus fatigués, cela peut générer des malentendus et de la confusion. Les adultes risquent de répéter, à leur insu, une conflictualité semblable à celle des familles des enfants », analyse Pierre Courtois, psychologue à l'ADSEA.

La qualité du travail relationnel est particulièrement difficile à maintenir dans les établissements pour handicapés. « En effet, on ne peut pas procéder au gavage des enfants polyhandicapés sous prétexte de faire des gains de productivité ! Comme les temps consacrés aux repas et aux toilettes sont incompressibles, avec les 35 heures, le temps éducatif accordé à chacun est réduit », regrette le docteur Chabert, président des Papillons blancs.

Autre moment capital dans la relation éducateur-usagers souvent sacrifié : la nuit. Un grand nombre d'établissements ont dû remplacer les éducateurs spécialisés par des veilleurs de nuit. Lesquels n'ont pas toujours la formation adéquate pour nouer une relation de confiance indispensable en cette période propice aux angoisses. De plus, certains éducateurs se disent frustrés de ne plus partager ce moment particulier avec les usagers et devoir faire le deuil du « vivre avec » .

Enfin, leur lien avec l'entourage de l'enfant est lui aussi parfois malmené. Difficile, en effet, d'élaborer des plannings permettant à l'éducateur référent d'être présent à toutes les convocations du juge, aux rendez-vous avec le médecin, les familles, les professeurs et les employeurs. Dès lors, le sens même du projet d'établissement peut être remis en cause, notamment lorsqu'il privilégie un travail sur l'autorité parentale (voir encadré).

Comment remédier à toutes ces difficultés qui rendent le milieu des internats bien pessimiste ? Du débat, tout juste engagé, se dégagent des propositions encore floues. Mais la plupart demandent que le législateur accorde des dérogations au secteur. Il faudrait donner « la possibilité d'adapter par conventions la durée du travail et de repos », revendique l'Association régionale des internats éducatifs spécialisés d'Ile-de-France (5). Pourquoi, par exemple, ne pas passer l'amplitude horaire à 15 heures ?, proposent certains. Une solution inacceptable pour les syndicats, qui ne souhaitent pas avaliser de tels entorses au droit du travail. En outre, « cela augmenterait l'usure professionnelle. Il faudrait plutôt revoir le statut des salariés de nuit afin de maintenir du personnel éducatif en chambre de veille », estime Maryvonne Nicolle, secrétaire nationale à la CFDT Santé-sociaux. « Il vaut mieux remettre à plat les conditions de travail et négocier les équivalences horaires », abonde Jean-Yves Baillon, secrétaire général de l'Union fédérale de l'action sociale CGT. Même Didier Tronche, directeur du Syndicat national des associations pour la sauvegarde de l'enfant à l'adulte, n'est pas favorable à un accroissement de l'amplitude horaire. Il proposerait plutôt de donner des « missions à caractère exceptionnel » aux salariés assurant des « séjours avec contenu éducatif ».

Et les petits internats ?

Un autre problème, plus inquiétant encore, se profile dans un avenir proche : que vont devenir les petites structures de moins de 20 salariés, qui n'ont, pour la plupart, pas encore appliqué les lois Aubry ? Avec des embauches à temps très partiel et des roulements de personnels trop difficiles à organiser, ces établissements seront réellement menacés. C'est donc toute une politique d'éclatement des structures, menée depuis la fin des années 70, qui risque d'être remise en cause. Or il serait dramatique de revenir à ces gros pavillons qui ont démontré leur inefficacité par le passé, jugent la plupart des acteurs rencontrés par les ASH. Mais alors, que faut-il inventer pour préserver les petits internats et surtout la pédagogie individuelle, le travail du lien et l'intégration dans le tissu social ? Sans doute en les ouvrant davantage sur l'extérieur, suggèrent d'aucuns : pourquoi ne pas développer, comme l'expérimentent déjà certains, l'alternance du placement en famille et en foyer ? Il est clair que, si l'internat reste un outil indispensable d'accueil et de structuration des publics fragiles, les 35 heures accélèrent une mutation nécessaire.

Paule Dandoy

« MON TRAVAIL AVEC LES FAMILLES EST ESCAMOTÉ »

« Dans mon foyer, où nous sommes deux éducateurs à nous occuper de huit jeunes, nous n'avons pas eu de poste de compensation, témoigne Sylvie Brossard, éducatrice spécialisée en foyer éducatif mixte (6) . Pour moi, le plus difficile à préserver, c'est le lien avec les familles. Dans la nouvelle organisation, je dispose de trois heures par semaine pour gérer les rendez-vous à l'extérieur. Or ce temps est vite englouti par une audience au palais de justice ! Résultat, je contacte beaucoup les parents par téléphone, ce qui n'est pas satisfaisant. Ou alors, je prends des rendez-vous sur mes jours RTT... Escamoter ce travail est contradictoire avec le projet de notre établissement, qui privilégie beaucoup la co-responsabilité avec les familles. Nous réfléchissons donc à un nouveau fonctionnement. Il nous faudra sans doute réduire notre présence auprès des groupes.  »

Notes

(1)  Sur les deux premiers volets, voir ASH n° 2198 du 19-01-01.

(2)  Dans un courrier adressé en juin dernier aux ASH - Voir n° 2171 du 16-06-00.

(3)  Dans son rapport sur le « Travail social et éducatif en internat »  - Voir ASH n° 1944 du 13-10-95.

(4)  Voir sur le site Internet www.ifrance.com/amplitude/manifeste.htm.

(5)  Voir ASH n° 2123 du 11-06-99.

(6)  ADSEA de Châtellerault : 5, rue Charles-Cros - 86100 Châtellerault - Tél. 05 49 21 49 13.

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