Incivilités et rixes meurtrières, conduites à risque et tentatives de suicide : la violence des jeunes à l'égard d'autrui ou d'eux-mêmes ne laisse pas d'inquiéter. Elle ne surgit pourtant pas ex nihilo et des signes précurseurs de ces passages à l'acte peuvent être repérés, précocement, dans le discours et le comportement des intéressés. C'est à tenter de les décrypter que se sont attachés les professionnels de l'enfance réunis à l'initiative de la Fondation de France et de la revue Enfances & PSY (1).
Dans toutes les civilisations - y compris celles où l'adolescence n'est pas reconnue comme telle -, la force physique de l'adolescent a fait peur, rappelle la psychanalyste Annie Birraux. Aussi, pour la contenir, les sociétés ont-elles mis en place divers rites et/ou institutions (comme la conscription) permettant aux jeunes d'entrer dans le monde des adultes. Aujourd'hui que les outils de cette inscription symbolique des adolescents dans le social n'existent plus, ils doivent en trouver eux-mêmes le chemin. Cela est d'autant plus malaisé que la libéralisation des mœurs ainsi que la difficulté des adultes à énoncer l'interdit et à fixer des limites accroissent l'inconfort des jeunes : ils ne savent pas vers quoi ils sont appelés et, faute de contraintes externes, ne peuvent leur imputer les conflits inhérents à leur développement. Cette fragilité identitaire particulière de l'adolescent le met en risque d'être violent, et ce d'une façon probablement plus importante que les adultes ou les enfants, explique la psychanalyste. Cela ne signifie évidemment pas pour autant que la violence soit l'apanage de cette catégorie d'âge ni le lot systématique de tous ceux qui en font partie.
En outre, pour être particulièrement visible et repéré au moment de la puberté et de la montée pulsionnelle qui l'accompagne, le désir d'anéantir l'autre - voire de mettre à mal sa propre existence - n'en plonge pas moins ses racines très en amont dans l'histoire du sujet. Lors de sa petite enfance, chacun en effet doit construire son sentiment d'identité en gérant la contradiction qui existe entre le fait d'avoir tout à la fois à être comme les autres et à s'en différencier.
Quand, sans excès et sans défaut, l'environnement du petit enfant lui permet de trouver suffisamment de plaisir et de solidité pour résoudre le problème de son identité et celui de la place de l'autre, ce dernier ne sera pas perçu comme dangereux. Tel n'est pas le cas, a contrario, si le développement de l'enfant ne s'édifie pas sur un bon « narcissisme de base », par exemple en raison d'une dépression ou de l'impossibilité de la mère de faire face à ses tâches matérielles.
On verra alors la menace représentée par autrui émerger de façon extrêmement intense à l'adolescence, quand doivent s'achever les identifications :dès que le narcissisme sera affecté, c'est l'autre qu'il faudra détruire, souligne Annie Birraux. Et dans la plupart des expressions de la violence adolescente, précise-t-elle, on retrouve, en clinique, la blessure narcissique qui a précédé l'éclosion de cette destructivité visant la dangerosité du pouvoir de l'autre sur soi.
Partant, la plus efficace prévention se situe dans un accompagnement précoce des relations mère-enfant pour essayer de lire ce qui les perturbe et d'y porter remède. Les lieux d'accueil parents-enfants du type de la Maison verte créée par Françoise Dolto, tablent précisément sur cette possibilité d'un traitement préventif de la violence considérée comme un symptôme, explique le psychanalyste Bernard Toboul. Lui-même a animé pendant plusieurs années à l'Institut de recherche appliquée pour l'enfant et le couple (IRAEC Paris) des groupes d'enfants de 5 à 8 ans, à même de leur fournir un cadre dans lequel puisse se montrer, se jouer et, dans le meilleur des cas, se dire ce qui les faisait souffrir. « La destructivité, indique le psychanalyste, est un mode de subjectivisation où l'enfant s'applique à être ce qu'il perçoit du désir de la mère, même au prix d'une destruction de lui-même. » Aussi le travail analytique avec des enfants se heurte-t-il souvent à une réaction thérapeutique négative de la part des parents qu'il faut apprivoiser à l'idée que leur enfant aille mieux.
C'est aussi un rôle de tiers, médiatisant les relations entre les familles et l'école et aidant les enfants à intégrer des règles structurantes, que visent les pratiques d'AEMO socio-culturelle développées dans le XIXe arrondissement de Paris par le service social de l'enfance (2). « Il s'agit d'une action préventive et éducative menée avec des enfants dont une bonne partie, sinon, ne bénéficieraient d'aucune autre forme de prise en charge », précise Philippe Ratinaud, directeur de cet organisme. Les écoliers sont adressés au service social par les groupes scolaires, avec une demande de soutien exprimée par les parents. Cependant l'objectif des rencontres qui ont lieu le mercredi matin avec deux travailleurs sociaux et une stagiaire éducatrice n'est pas l'apprentissage scolaire stricto sensu. Il s'agit de dédramatiser les difficultés des enfants, de valoriser leurs acquis et de stimuler leur plaisir d'apprendre en leur faisant découvrir de nouveaux centres d'intérêt culturels et sportifs.
Au niveau de la prise en charge adolescente, souligne Annie Birraux, la prévention passe nécessairement par la parole. Parmi les contenants qui, au sein de chacun, essaient de donner forme à ce qui l'agresse ou qu'il juge agressif, le langage occupe effectivement une place particulière, car il fait passer du biologique et du corporel pur au symbolique et à l'échangeable, commente Michel Basquin professeur de psychiatrie infanto-juvénile. Le psychothérapeute et linguiste Ivan Darrault-Harris insiste quant à lui sur l'importance de la parole écrite comme mode de résolution de la quête identitaire adolescente. Ecriture de journaux intimes, recherche d'une signature - y compris sous la forme du taggage -, découverte de la correspondance épistolaire, en particulier par les jeunes filles, ou interminables conversations téléphoniques qui sont aussi de l'ordre du discours autobiographique, constituent autant de pratiques que les jeunes développent spontanément. Leur fonction est vitale, ajoute Ivan Darrault- Harris, car les adolescents apportent ainsi une réponse symbolique au fantasme d'auto-engendrement auquel ils sont tous confrontés, et ils n'ont pas besoin de l'agir. Cette deuxième voie, sans issue, peut conduire certains jeunes à se mettre éventuellement en danger de mort pour se faire renaître, comme dans le « jeu de la tirette » qui consiste à s'injecter consciemment une overdose et à la reprendre immédiatement dans la seringue. Cette pratique toxicomaniaque, dont beaucoup d'adolescents sont morts, signifie : je me tue et je me fais revivre, me mettant ainsi à la place de ceux qui, à mon insu, ont décidé de mon existence. Les tentatives de suicide - comme la répétition compulsive de conduites à risque - seraient aussi à interpréter comme la volonté du sujet de décider de sa fin, à défaut de pouvoir remettre en cause son origine. Il convient donc d'imaginer des actions de prévention qui aident les adolescents à résoudre leur besoin de se placer à la source d'eux-mêmes. A cet égard, les ateliers d'écriture constituent une piste intéressante, estime Ivan Darrault-Harris, car on peut engendrer un autre « Je » par le jeu de l'écriture. « Dans les ateliers que nous avons mis en place avec plusieurs écrivains, précise-t-il, nous ne demandons surtout pas, d'emblée, aux adolescents d'écrire des choses intimes sur eux-mêmes. Nous leur donnons en revanche les moyens, notamment par la calligraphie, de produire des actes d'énonciation pure, c'est-à-dire des actes d'auto- présentation du sujet sans que celui-ci soit, dans un premier temps, contraint de dire quoi que ce soit de lui-même ou du monde. »
D'autres initiatives visent à accroître le bien-être des membres de la communauté scolaire et à diminuer le nombre d'incivilités. C'est le cas du programme mis en place depuis 1998, avec la Fondation de France (3), dans quatre collèges et deux lycées professionnels de l'académie de Grenoble. Il s'appuie sur des constats établis après une enquête conduite auprès des jeunes et des adultes de ces structures et de quatre établissements témoins. Cette étude préalable a mis en évidence la fréquence de la violence, surtout au niveau du collège, et le sentiment d'insécurité éprouvé par les élèves et largement partagé par les personnels des établissements. Le mal-être des collégiens et lycéens est également patent : 41 % des premiers n'ont aucun plaisir à aller au collège, 49 % des seconds se rendent au lycée à contre- cœur. « Pour une part non négligeable des jeunes, analyse le docteur Michel Zorman, conseiller du rectorat de Grenoble, l'école n'est pas un endroit qui leur a permis de construire une identité positive ni la moindre estime d'eux-mêmes. » Aussi n'est- il pas étonnant de les voir développer, en retour, une culture d'opposition scolaire qui peut aller de l'adoption de comportements un peu particuliers - comme le port du baladeur en cours - jusqu'à des conduites violentes.
Pour améliorer les relations que les adolescents entretiennent entre eux, ainsi qu'avec les enseignants et l'ensemble du personnel des établissements, quelques mesures sont particulièrement efficaces, constate Michel Zorman. Du côté des adultes, il s'agit de la présence d'un chef d'établissement ferme, mais qui n'hésite pas à dialoguer avec les élèves et à mettre la main à la pâte (en participant, par exemple, à la surveillance de l'entrée des élèves) ; de la cohérence d'une équipe qui ne se sent pas uniquement responsable de ce qui se passe dans la classe, mais s'intéresse à la vie de tout l'établissement ; et de la formation des enseignants à l'animation de groupe et à la gestion des conflits. En ce qui concerne les élèves, trois facteurs s'avèrent déterminants : la mise en place d'une aide aux apprentissages afin que chacun, quel que soit son niveau, soit pris en charge et non pas laissé au bord du chemin ; l'implication des plus grands (élèves de 5e et de 4e) dans l'accueil des nouveaux collégiens ; et l'existence d'instances de médiation élèves-enseignants-administration. Le noyau dur de jeunes agressifs ne disparaît pas pour autant, conclut le conseiller du rectorat. Mais au lieu d'être dominant et impuni, il n'a plus le pouvoir, ce qui pacifie nettement le climat des établissements.
Cependant l'intervention au niveau du collège et du lycée est déjà trop tardive, reconnaît Michel Zorman. « Quand on creuse un peu l'histoire des adolescents violents, commente Jean-Louis Le Run, pédopsychiatre, on constate effectivement que la grande majorité d'entre eux étaient déjà en difficulté à l'école primaire et même dès la maternelle. » Des observations cliniques qui corroborent les enseignements d'une récente étude canadienne (4) : celle-ci suggère l'existence d'une période sensible, propice à l'apprentissage de l'inhibition des comportements agressifs, autour de l'âge de 3-4 ans.
Caroline Helfter
(1) « Graines de violence », journée d'étude organisée à Paris le 8 décembre 2000 - Rens. : Marie-Odile Gayrard -Tél. 01 41 87 04 01 - Voir le dossier publié dans le n° 11-2000 de la revue Enfances & PSY - Ed. érès - 95 F.
(2) Service social de l'enfance : 9, cour des Petites-Ecuries - 75010 Paris - Tél. 01 53 34 34 34.
(3) Fondation de France - Geneviève Noël : 40, avenue Hoche - 75008 Paris - Tél. 01 44 21 31 36.
(4) « Petit agressif deviendra-t-il violent ? » - Richard Tremblay - Enfances & PSY n° 11-2000.