Actualités sociales hebdomadaires :Votre questionnaire « violence » destiné aux travailleurs sociaux a reçu plus de 20 000 réponses. Comment analysez-vous ce succès ? Pierre Benghozi : Nous ne nous attendions pas à un si bon résultat. D'autant que, malgré notre effort de diffusion, par le biais des ASH , des directions régionales et départementales des affaires sanitaires et sociales, beaucoup d'institutions n'ont pas eu accès au questionnaire. Ce taux de réponses important traduit la réalité de la souffrance ressentie par les travailleurs sociaux, mais aussi leur attente d'une parole sur ces questions. Quel a été l'impact du questionnaire au sein des institutions ? - Il a suscité un débat, permis une parole jusque-là contenue. Certaines institutions l'ont même repris, réadapté en fonction de leurs spécificités, et rediffusé auprès de leurs personnels en vue de mettre en place des actions de prévention des violences, voire de formation. Votre constat est sévère puisque les violences seraient surtout induites par le fonctionnement des institutions... - De fait, même si l'on ne peut réduire le phénomène à une seule cause, la violence des usagers vient essentiellement en réaction à des violences institutionnelles et à une tension entre les services publics et la population. Cette souffrance institutionnelle est d'ailleurs une dimension très douloureuse de notre enquête. Comment prévenir ces violences ? - Nos préconisations partent de l'idée que la violence
- qu'il faut distinguer de l'agressivité - est à la fois destructrice du lien social et de l'altérité. Le débat n'est donc plus de savoir s'il faut choisir entre une option répressive et une option éducative ou curative. Si la violence est une rupture du lien social, toutes les mesures facilitant sa restructuration participent à la prévention. Nos propositions s'inscrivent donc dans une approche globale de lutte contre toutes les exclusions, qu'elles soient sociales, économiques ou culturelles.
Concrètement, comment agir au niveau des établissements ? - La violence interpelle tous les niveaux de l'institution : conseils d'établissements, d'administration, direction, cadres, personnels... Il nous semble d'abord indispensable de mettre en place des instruments, des tableaux de bord permettant à chaque institution de diagnostiquer les clignotants de la violence et d'évaluer les éléments de gradation. Mais ces observations doivent également être coordonnées aux niveaux régional et national. A cette fin, nous proposons la création d'un observatoire national des violences. Un observatoire de plus ? - Non, au sens où son action devrait s'articuler à celle de l'Observatoire national de lutte contre la pauvreté afin de faciliter la coordination interministérielle. Il s'agit par l'observation d'éviter, à partir d'éléments précis d'évaluation, de confondre insécurité et violence. Fondamentalement subjectif, le sentiment d'insécurité est amplifié par le spectaculaire et le médiatique. Mais il ne rend pas compte de la réalité des situations de violence vécues au quotidien, véritables reflets de la souffrance des travailleurs sociaux et des usagers. L'observation doit permettre de s'attaquer en profondeur et à long terme à quelque chose de réel tout en travaillant sur les représentations. Outre le repérage des violences, quels moyens de prévention proposez-vous ? - Tout ce qui permet de faciliter la parole au sein de l'institution comme le développement de lieux d'écoute, de débats, de réflexion peut participer à la prévention des violences. La possibilité d'ouvrir ces espaces à des intervenants extérieurs me paraît d'ailleurs essentielle pour éviter que la parole, justement dans des situations difficiles de tension, ne soit bloquée en interne. Cette écoute groupale permet que les problèmes n'en restent pas au niveau des couloirs ou des rumeurs et peut prévenir les passages à l'acte. Mais l'institution peut également agir à d'autres niveaux : par exemple, définir dans le cadre du règlement intérieur, des conduites à tenir en cas d'agression : qui appeler, comment faire ?... Avez-vous le sentiment que les institutions se sentent davantage mobilisées sur les violences qu'auparavant ? - Je crois que, globalement, nous bénéficions de la lame de fond créée par la prise de conscience des maltraitances intra-familiales. Cela facilite la sensibilisation aux violences intra-institutionnelles et la levée de la conspiration du silence. Ainsi des initiatives très diverses se développent dans des services ou des institutions visant à associer les usagers et à mieux travailler avec les familles. Il est clair, par exemple, qu'en cas de placements d'enfants, trop souvent les parents se sentent disqualifiés, voire délégitimés, et perçoivent cette décision comme une violence terrible. Dans tous les cas d'agressions mortelles à l'égard des travailleurs sociaux, on retrouve ce hiatus entre la finalité du projet et ce que vivent les familles. D'où l'importance de penser le placement, dans le cadre d'un projet avec les parents, comme une continuité éducative et non une substitution. Mais cela suppose une formation des travailleurs sociaux en ce sens. Quel peut être le rôle de la formation ? - C'est un axe essentiel, tant au niveau de la formation initiale que continue. Mais une telle formation doit être conçue autour de l'idée que la violence traduit moins des problèmes individuels, des passages à l'acte, des manifestations de déraison ponctuelle qu'une exclusion du lien d'appartenance et une souffrance identitaire. Elle doit permettre aux étudiants et aux professionnels d'acquérir un meilleur positionnement personnel face aux phénomènes de tension et d'agressivité qu'ils rencontrent dans leur action. Notamment, en mettant l'accent sur l'importance de travailler sur le lien d'appartenance afin de restaurer la dignité de chacun. Par ailleurs, la formation doit davantage former à l'écoute des groupes de parents ou de jeunes, des couples et des trajectoires généalogiques des familles. Car certains problèmes ne peuvent pas être abordés au seul niveau individuel. Enfin, il s'agit de sensibiliser les professionnels à l'idée que la prévention passe aussi par la lutte contre l'impunité. Comment accueillez-vous la proposition de loi visant à protéger les travailleurs sociaux qui ont dénoncé des mauvais traitements survenus dans leurs institutions (2) ? - C'est une excellente chose. Nous avions d'ailleurs appuyé la démarche dans notre rapport d'étape. On ne le répétera jamais assez : le fait de cacher des faits pour préserver l'image de l'institution ne fait que maintenir le climat de violence. Parler est essentiel pour que la règle interne ne se substitue pas sur un mode arbitraire clanique à la loi sociale. Mais les directeurs d'établissements sont-ils suffisamment mobilisés ? - Je crois qu'effectivement, ils devraient l'être davantage et cela dès leur formation. Avec un contenu de plus en plus gestionnaire, celle-ci ne les prépare pas suffisamment aux réalités humaines des personnels et des usagers. Or, chaque fois qu'un établissement cache des faits graves, c'est le signe d'un fonctionnement institutionnel pathologique. Comment réagissent les institutions lorsque des violences graves ont été commises à l'encontre de leurs personnels ? - D'après les travaux conduits par les syndicats sur les comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail, il apparaît que souvent la victime ne bénéficie pas immédiatement du soutien de ses collègues comme s'il s'agissait d'une maladie contagieuse. Néanmoins certains établissements ou conseils généraux ont pris des initiatives pour sortir de leur solitude les personnes victimes de violences physiques, organiser des réunions, un soutien psychologique immédiat et un suivi, assorti d'une supervision de l'équipe ou d'une analyse institutionnelle. Et je voudrais à cet égard souligner l'importance d'accompagner officiellement le travail de deuil des familles et des professionnels. Maintenant si l'institution doit épauler les victimes, elle doit aussi être soutenue. Dans quel sens ? - Il ne s'agit pas de gérer les situations au cas par cas, en les isolant les unes des autres. Les violences doivent nous alerter comme symptômes d'une institution défaillante, invitant à un travail global sur son fonctionnement : sa fonction, ses missions, son organisation, son règlement intérieur... Car comme dans les familles, il y a des non-dits et des secrets dans les placards ! Et, à mon avis, pour cette analyse institutionnelle, l'Etat aurait tout intérêt, à favoriser le recours à des consultants extérieurs en considérant qu'il ne s'agit pas d'un coût inutile, mais d'une mesure préventive. Peut-on craindre une montée des violences institutionnelles ? - Les faits qui viennent à notre connaissance ne sont souvent que la partie émergée de situations beaucoup plus graves. Et l'on peut craindre en effet, un peu comme dans les violences intra- familiales, de voir de plus en plus émerger l'iceberg des violences institutionnelles. D'où l'importance de les prendre en considération et de les accompagner. Les pratiques des travailleurs sociaux. sont-elles aussi à remettre en cause ? - On se doit quand même de reconnaître la qualité du travail social, notamment dans sa dimension éthique de l'aide. Mais les risques de violences tiennent surtout aux dérives liées à l'enfermement institutionnel. Chaque fois qu'on fonctionne comme une institution adoptante et que l'on tend à se substituer aux familles, on est dans la violence. Propos recueillis par Isabelle Sarazin
En 1997, le groupe de travail « violence » du Conseil supérieur du travail social a été chargé de « contribuer à une meilleure appréhension et compréhension des processus de violences dans des contextes différents ». Son rapport sur « la violence et le champ social » s'articule autour d'un panorama général des manifestations de violences en France, d'une analyse des processus de violences et de propositions. C'est dans ce cadre qu'une enquête a été lancée, par le biais notamment des ASH, auprès des intervenants sociaux des services et établissements médicaux, médico- sociaux, publics et privés, sur les violences qu'ils subissent ou que vivent les usagers. Largement commentée dans nos colonnes (ASH n° 2153 du 11-02-00), l'enquête - une première en France - a été analysée à partir d'un échantillon de 2 084 questionnaires.
Au niveau des établissements : encourager les chartes de l'usager rappelant ses droits et devoirs, développer le travail en binôme, mieux utiliser les instances représentatives comme les CHSCT, soutenir l'aide à la réparation, etc.
Pour les départements et les villes : mieux articuler les actions du sanitaire et du social, prévoir un axe prévention des violences dans les différents schémas (ASE, urgence, psychiatrie...).
Au niveau national : élaborer un guide méthodologique sur la violence à destination des professionnels du social, réaliser un agenda des initiatives visant la prévention des violences, organiser une journée nationale « la violence on en parle ».
(1) Par ailleurs, psychiatre et psychanalyste, responsable de l'intersecteur psychothérapique du couple et de la famille - Chantilly (Oise).
(2) Voir ASH n° 2199 du 26-01-01.