Avec 600 000 emplois créés - selon les chiffres présentés par le gouvernement en janvier - 2000 aura été une année faste. De nombreux chômeurs et allocataires du RMI ont rejoint le monde du salariat. Mais celui-ci ne correspond pas toujours, loin de là, à l'eldorado convoité. Le développement des contrats précaires, aidés, ou à temps partiel, ont contribué à multiplier le nombre de ceux que l'on nomme « les travailleurs pauvres » (1). Des « salariés de seconde zone » titraient il y a quelques semaines les ASH (2), pour lesquels la reprise ne signifie ni une amélioration financière, ni même la sortie de la précarité.
Pour les travailleurs sociaux - assistantes sociales, conseillers en économie sociale et familiale, chargés d'insertion
- qui ont accepté de rencontrer les ASH, une chose est sûre : les évaluations statistiques et les analyses du phénomène renvoient à des réalités souvent douloureuses, même si leur visage n'est pas tout à fait le même à Lapalisse, au cœur de l'Allier, ou à Bobigny, dans la Seine-Saint-Denis. Cette pauvreté laborieuse qu'ils observent au quotidien et les formes que prend le retour au travail les inquiètent. Elles interrogent la pertinence même de leurs modes d'intervention, faisant écho au questionnement du sociologue, Serge Paugam : « A quoi bon faire accéder à un emploi si celui-ci ne permet pas de sortir de la pauvreté ? Et quelle forme d'intégration professionnelle est acceptable ? » (3).
C'est d'abord sur le constat que les travailleurs sociaux s'arrêtent longuement, soucieux de faire comprendre à quel point l'évolution du salariat envahit la réalité sociale des usagers, et donc, la leur. Ainsi, Andrée Gagey, assistante sociale du travail à l'Union patronale du Var, à Toulon, évoque le cas emblématique de « cette femme seule avec deux enfants qui était au RMI. Il y a trois ans, elle a trouvé un poste dans un supermarché, un contrat de 27 heures au SMIC. Avec les heures complémentaires qu'elle parvenait à faire, son salaire pouvait atteindre 4 000 F. Et puis elle a pu conserver quelques prestations liées au RMI. Aujourd'hui, avec les 35 heures, les heures complémentaires ne sont plus possibles, et son salaire est tombé à 2 900 F. En outre, elle ne peut plus compter sur l'allocation logement à un taux préférentiel et elle doit payer la taxe d'habitation dont elle était exonérée auparavant. »
Pour sa collègue de Draguignan (Var), Françoise Revestre, « les contrats de 18 ou 20 heures sont à présent légion dans la grande distribution » avec, comme conséquence directe, un niveau de revenus très faible. « Il y a bel et bien une nouvelle misère, celle de l'installation dans l'intérim, avec des revenus annuels qui tournent autour de 45 000 F, constate, de son côté, Patrice Gauthier, directeur de l'Union départementale des associations familiales (UDAF) de la Seine-Saint-Denis . Les gens qui ont un revenu salarial stable sont devenus l'exception. » Tous s'accordent pour pointer les secteurs professionnels champions de la précarité : nettoyage, grande distribution et aide ménagère pour les femmes ; bâtiment, manutention pour les hommes. A la faiblesse des revenus s'ajoute leur irrégularité et donc, l'impossibilité pour le salarié de se projeter.
De plus, le dispositif d'intéressement qui autorise, pendant un temps déterminé, le cumul d'un revenu tiré d'un emploi avec un minimum social ne produit que des effets limités (4). Sans compter que l'intérim, du fait de l'alternance de périodes d'activité et d'inactivité, exclut souvent les personnes des minima sociaux et de la couverture maladie universelle. Aussi, les professionnels dénoncent-ils, dans leur ensemble, des systèmes peu adaptés à la réalité du travail. « Penser que la situation d'une famille est la même pendant 15 mois est une vision de l'esprit !Résultat : les ménages touchent souvent l'allocation au moment où ils retrouvent une mission alors qu'ils viennent de passer six mois sans rien », déplorent Frédéric Jego, conseiller en économie sociale au service du Fonds solidarité logement de l'UDAF 93, et Patrice Gauthier. Par ailleurs, le retour à l'emploi « signifie souvent pour les familles la perte de petits avantages accordés par la municipalité ou le conseil général et directement attachés aux minima sociaux, comme la gratuité de la cantine scolaire, des transports ou encore l'exonération de certaines taxes », précise Erwan Tanguy, secrétaire général de l'Association nationale des assistants sociaux.
Au-delà, les questions d'organisation et les coûts induits par la reprise du travail ne doivent pas être négligés. « Pour les femmes, notamment en zone rurale où l'équipement collectif est faible, les problèmes de garde d'enfants sont énormes, surtout quand l'irrégularité et l'imprévisibilité de l'emploi du temps ne permettent pas de planifier », déplore Annick Chauchot, assistante sociale du conseil général de l'Allier sur le secteur de Lapalisse. Dans le Var, le système de garde traditionnel ne peut pas répondre aux besoins des femmes (amplitude horaire, heures définies au dernier moment, heures supplémentaires au pied levé). « Aussi, un marché noir de la garde d'enfants s'est-il développé, faisant payer cher sa disponibilité », observe Françoise Revestre. Un « budget nourrice » qui peut à lui seul faire passer le revenu familial bien en dessous des minima sociaux perçus précédemment. Les problèmes d'accès au lieu de travail font également partie du quotidien : le coût et parfois l'absence de transports collectifs dans certaines zones rurales ou dans des banlieues éloignées, sont plutôt dissuasifs.
Mais il y a aussi d'autres effets dont on parle moins qui peuvent être induits par la reprise d'une activité. « Pour les personnes qui étaient loin de l'emploi, se remettre au travail reste démarginalisant. Mais elles avaient appris, au cours de leur situation de chômage, à gérer tant bien que mal des problèmes sociaux lourds, de personnalité, de santé... Cette organisation est alors bouleversée. Les crises d'angoisse ou d'épilepsie ne sont pas rares, la première semaine. Des problèmes de dos peuvent réapparaître », explique Bernard Durupt, chargé d'insertion au sein de Transit, entreprise d'insertion à Villefranche-sur-Saône (Rhône).
L'insertion professionnelle n'est ainsi pas toujours synonyme d'insertion sociale. A l'image de la situation paradoxale « de cet homme surendetté, qui avait un suivi justice. Du jour de sa reprise de travail, il a eu les huissiers sur le dos alors qu'auparavant son statut de Rmiste le protégeait. » Bernard Durupt évoque aussi « cette personne étrangère qui devait choisir entre être présente à son deuxième jour de travail ou se rendre à une convocation à 15 heures à la préfecture pour le renouvellement de son récépissé provisoire de carte de séjour ». Intérimaires, très précaires ou à temps partiel, « ces personnes sont finalement dans une insertion de façade », estime Patrice Gauthier. « Elles se croient sorties du trou, et s'aperçoivent qu'il n'en est rien », résume, amère, Françoise Revestre.
Si certains travailleurs sociaux, à l'instar d'Erwan Tanguy, considèrent ces situations comme transitoires, la majorité y voit, non sans inquiétude, l'installation d'un nouveau modèle de salariat. « Avant j'encourageais les personnes à accepter un temps partiel mal payé, parce que c'était un pari sur l'avenir, un tremplin pour passer à autre chose. Aujourd'hui le problème, c'est que beaucoup ne passent pas à autre chose », déplore Christine Vigne, responsable de la permanence emploi à la maison sociale du quartier Cyprian-les- Brosses, à Villeurbanne (Rhône). Même constat du côté de l'UDAF de Bobigny : « Avant, l'intérim pouvait être perçu comme un espoir pour les jeunes, un moyen de s'en sortir. Mais je ne suis pas sûr que ce soit encore uniquement un mode d'entrée dans le travail. C'est devenu le mode unique de travail pour certains. »
Ce modèle de travail laisse du temps libre, « mais dans le cas des femmes travaillant dans la grande distribution, le temps partiel s'accompagne d'une sorte d'astreinte permanente », avertit Andrée Gagey. En effet l'imprévisibilité du planning, d'une semaine sur l'autre, rend impossible la recherche d'une seconde activité et difficile tout loisir. « Paradoxalement, plus rien n'est possible en dehors du travail. Le temps libre des travailleurs intérimaires est un temps d'attente et d'inaffectation qui n'appartient pas vraiment aux gens et ne procure aucune qualité de vie », observe Patrice Gauthier.
Quant au temps de travail, il est de moins en moins socialisant : ni comité d'entreprise, ni système de prévoyance, ni réseaux sociaux, ni syndicats. La plupart des travailleurs sociaux décrivent même « des salariés devenus corvéables à merci », à l'image de ceux de l'entreprise d'abattage de porcs, venue s'installer près de Lapalisse. « Outre des tâches très pénibles, ils doivent accepter des conditions de travail quasi moyenâgeuses : journées de 12 heures, horaires définis le jour pour le lendemain, heures supplémentaires, arrêts de travail mal vus... », s'alarme Annick Chauchot.
Résultat, dans beaucoup de secteurs, notamment le nettoyage, les salariés ne tiennent pas et démissionnent. C'est alors le retour au chômage avec, en plus, des problèmes de santé. « Pour une personne bien insérée, démissionner est une chose horrible, analyse Christine Vigne. Mais pas quand on fait 20 kilomètres en bus pour gagner 2 300 F ! »
Avec l'augmentation du nombre de ces salariés, « on retourne bien souvent à un suivi social traditionnel, aux aides financières ponctuelles voire d'urgence », déplore Erwan Tanguy. Un retour à l'assistance qui n'a rien à envier au RMI. Quelle attitude adopter alors ? « Il ne s'agit pas vraiment de faire de l'éducation au budget. Ces personnes ne sont pas de mauvais gestionnaires, mais elles ont des ressources insuffisantes et irrégulières », défend Annick Chauchot. Laquelle regrette que « les assistantes sociales d'entreprises soient trop rares » dans son département. Pour celles du Var que nous avons rencontrées, il est pourtant difficile d'agir au-delà des aides financières individuelles. « Même si nous essayons de négocier des contrats horaires plus importants pour les personnes en difficulté », explique Andrée Gagey.
Reste alors à penser collectif et préventif. A la permanence emploi de Villeurbanne, Christine Vigne organise des informations collectives sur le droit du travail. D'autres interviennent auprès des municipalités pour améliorer les dessertes de certaines entreprises par les transports publics. « Le problème, affirme Patrice Gauthier, c'est que les classes populaires n'ont plus la visibilité qu'elles ont pu avoir. Il y a une individualisation des situations de pauvreté, des contrats de travail. On se trouve face à une multiplicité de situations singulières qui invalident les politiques et les actions des professionnels. » Et, finalement, c'est le discours même de l'insertion qui est mis en cause. Car, comme le souligne Christine Vigne, « notre manière de concevoir un parcours en termes d'étapes, qui passe par des emplois à durée déterminé ou par des missions, ne tient plus quand rien ne vient après ».
Valérie Larmignat
(1) Ils sont 1,3 million selon l'INSEE à répondre à la définition suivante : « actif ayant travaillé au moins un mois dans les six derniers mois et vivant dans un ménage dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté (3 500 F pour une personne seule, 7 350 F pour un couple avec deux enfants) » - Voir ASH n° 2187 du 3-11-00 et n° 2190 du 24-11-00.
(2) Voir ASH n° 2192 du 8-12-00.
(3) Dans son ouvrage Le salarié de la précarité -Ed. PUF - 149 F - Voir ASH n° 2190 du 24-11-00.
(4) Le gouvernement entend d'ailleurs améliorer le dispositif dans le cadre du plan national de lutte contre les exclusions - Voir ASH n° 2193 du 15-12-00.