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Une RTT au goût amer

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D'un côté, près de 20 000 créations d'emplois. De l'autre, des conditions de travail dégradées pour les travailleurs sociaux et des risques réels d'atteinte à la qualité du service rendu aux usagers. Le premier bilan de la mise en œuvre de la réduction du temps de travail dans la branche associative sanitaire, sociale et médico-sociale, tel qu'il ressort de la vaste enquête réalisée par les  ASH, apparaît très mitigé. Nous publions cette semaine les deux premiers volets de notre série sur les 35 heures.

De 18 000 à 20 000 emplois devraient être créés dans le secteur associatif social et médico-social (1), au dire de la direction générale de l'action sociale (DGAS). Le premier objectif des 35 heures semble donc atteint. Par ailleurs, ces négociations ont été perçues comme une excellente occasion, pour une bonne partie des employeurs et des salariés, de remettre à plat ensemble l'organisation, voire le projet, de leur établissement.

Pourtant, l'enthousiasme de départ laisse place aujourd'hui à un certain désenchantement. Car, la complexité de la mise en œuvre, la pression des financeurs ou encore la dégradation des conditions de travail inspirent la perplexité, la déception, voire l'inquiétude, chez les travailleurs sociaux, les syndicalistes et les employeurs rencontrés au cours de notre enquête. En effet, appliquer une loi conçue pour le secteur marchand à des associations exerçant une mission de service public relève de la quadrature du cercle.

Début décembre, sur 5 000 accords passés à la commission nationale d'agrément, 70 % avaient reçu son aval. A l'heure où l'immense majorité des établissements a négocié (excepté ceux de moins de 20 salariés pour lesquels la loi ne s'appliquera qu'à partir de 2002), il devient possible, malgré le manque cruel de données officielles précises, de dessiner les grandes caractéristiques de ces accords. Ainsi, près de 80 % ont été signés sous les auspices de la loi Aubry I, qui propose des aides substantielles de l'Etat aux employeurs s'ils réduisent le temps de travail de 10 % et embauchent au moins 6 % de salariés.

Modération des salaires

Sur quels leviers les partenaires sociaux ont-ils joué pour compenser le différentiel de temps restant  (3 % ou 4 % selon les établissements)  ? Contrairement au secteur productif, la rationalisation de l'organisation ne permettant pas de dégager d'importants gains de productivité, il a fallu davantage faire pression sur le coût du travail. Les syndicats ont ainsi accepté le gel de la valeur du point depuis 1998, ainsi que la suspension du supplément familial. Bref, les salariés ont consenti une modération salariale « beaucoup plus importante que dans d'autres secteurs de l'économie », reconnaît Jean-Pierre Truffier, directeur des relations du travail à la Fédération des établissements hospitaliers d'assistance privés à but non lucratif (FEHAP).

Autre levier, les embauches de compensation. Au cours de rudes batailles, les partenaires sociaux ont arraché 7 %d'emplois supplémentaires à la DGAS, soit davantage que les 6 % prévus par la loi. Il n'empêche, «  nous sommes déçus que le ministère ait obligé de renégocier tous les accords prévoyant plus de 8 %d'embauches  », déplore Maryvonne Nicolle, secrétaire nationale de la CFDT Santé-sociaux. Comme elle, nombre d'employeurs et de syndicats doutent que le volume d'emplois créés suffise à compenser la réduction du temps de travail (RTT) et à assurer le maintien de la qualité du service aux usagers.

D'autant que la nature de ces nouveaux emplois ne manque pas d'interroger les faits. En effet, selon l'enquête annuelle menée auprès de ses adhérents par l'observatoire emplois-formation de Promofaf (2), l'organisme paritaire collecteur agréé de la branche associative sanitaire, sociale et médico- sociale, seulement 37 % des embauches prévues par les employeurs en 1999-2000 au titre des 35 heures étaient des temps complets. Alors que les contrats à mi-temps augmentaient de 15 %et ceux de moins de 15 heures hebdomadaires de 20 %.

Outre une précarisation accrue du travail, les syndicats non-signataires (UFAS-CGT, FNAS-FO, SUD Santé-sociaux) dénoncent une accélération de la déqualification. Afin de préserver au maximum le service direct aux usagers, les accords 35 heures prévoient en priorité la création de postes éducatifs - au détriment des personnels administratif et d'encadrement. Or cette orientation bute sur un obstacle de taille : la pénurie d'éducateurs spécialisés et de moniteurs-éducateurs. A cela s'ajoute la pression sur les budgets exercée par les financeurs à l'occasion des négociations.

35 HEURES : À SUIVRE

Notre enquête comprend trois autres volets :

  Des embauches, mais en partie déqualifiées (voir ce numéro).

  Internat : quelle identité pour l'éducateur spécialisé ? (à paraître).

  Les 35 heures, pour le pire comme pour le meilleur (à paraître).

Quant aux salariés en place, comment vivent-ils le passage aux 35 heures ? Dans l'ensemble, ils l'accueillent favorablement. Même si, pour certains, cet acquis est cher payé. En effet, l'application de la RTT renforce les disparités des conditions de travail entre les établissements. Car les accords, selon qu'ils ont été signés sous l'égide de la loi Aubry I ou II, et surtout suivant les rapports de force entre employeurs et salariés, ont plus ou moins remis en cause les « avantages acquis ». D'autant que le ministère «  a poussé en faveur de l'annualisation et de la transformation des congés trimestriels en jours de réduction du temps de travail », s'agace le Syndicat général des organismes privés sanitaires et sociaux à but non lucratif .

Dans les faits, alors que certains personnels ont obtenu d'ajouter à leurs congés annuels conventionnels une vingtaine de jours RTT, d'autres voient leur passage de 39 à 35 heures se résumer à… deux jours de congés supplémentaires par an ! «  Les employeurs ne respectent pas la philosophie de cette loi, en particulier la version Aubry II, en voulant virtualiser les jours trimestriels. Du coup, en échange du gel de leurs revenus, les salariés ne gagnent rien du tout », déplore Serge Lavagna, président de la Fédération Santé-action sociale de la CFE-CGC. Amer, celui-ci s'avoue « moyennement satisfait en tant que signataire  » des accords de branche.

Par ailleurs, quelques accords ont instauré la modulation, forme extrême de l'annualisation. Ainsi, dans certaines structures, le temps de travail peut varier de 22 heures à 44 heures d'une semaine sur l'autre. « Une façon de rendre le personnel corvéable à merci  », dénonce Jean-Yves Baillon, secrétaire général de l'UFAS-CGT. «  Les tensions montent dans ces services car le personnel, constamment à la disposition de l'employeur, a du mal à supporter cette contrainte mentale forte », relève François Martin, permanent à la Fédération SUD Santé-sociaux.

Autre secteur particulièrement mécontent de la dégradation des conditions de travail : les établissements ouverts 24 heures sur 24 comme les internats. Obligés de respecter les contraintes horaires (11 heures de repos entre deux séquences de travail, 10 heures d'amplitude horaire, etc.) édictées par les directives européennes et intégrées dans les lois Aubry, ils « saucissonnent » les emplois du temps des salariés et diminuent, voire suppriment les sorties accompagnées.

Dans l'ensemble de la branche, l'écart se creuse également entre les services bien dotés en personnels et les autres. Il est bien évidemment plus facile pour les premiers d'organiser des roulements, de proposer des emplois du temps rationnels sans supprimer les réunions de travail collectives. En revanche, dans les structures où le personnel était déjà surchargé, les moments d'échanges entre les collègues et les rencontres avec les intervenants extérieurs - familles, médecins, juges - sont souvent sacrifiés. «  On se croise, c'est l'urgence qui nous guide  »  : ces paroles ont maintes fois été entendues, au cours de notre enquête, dans la bouche des travailleurs sociaux, mais aussi des personnels d'encadrement et administratif. Ces derniers, qui ont bénéficié de très peu d'emplois de compensation, doivent gérer une organisation bien plus complexe qu'auparavant en moins de temps.

Enfin, les 35 heures imposent un véritable changement culturel. Fini les petits arrangements horaires plus ou moins légaux qui contentaient aussi bien les employeurs que les salariés et les usagers. Sous le regard plus que jamais sourcilleux des inspecteurs du travail, les employeurs veulent respecter à la lettre les conventions collectives et contrôlent davantage les salariés. Lesquels vivent mal ces plannings définis des semaines à l'avance alors que les usagers ont besoin qu'on réagisse dans l'urgence. Difficile également de renoncer à solder un conflit avec un jeune parce que la plage de travail doit s'arrêter à 22 h et pas à 22 h 30. Sans parler de l'insupportable chronométrage des temps de pause par certains employeurs !

Tensions sociales

Dans ces conditions, la modération salariale, acceptée il y a deux ans, prend un goût amer. Surtout dans un contexte de croissance retrouvée et de négociations sur les rémunérations dans la fonction publique (3). Les revendications salariales s'expriment déjà, et nombreux sont les employeurs à craindre une éruption de conflits sociaux dans les prochains mois.

Les 35 heures ont aussi réveillé les vieux contentieux mal réglés du paiement des heures supplémentaires et du travail de nuit. Les directeurs d'établissements, de plus en plus attaqués en justice, s'alarment de perdre les procès et d'être condamnés à payer une heure pour une heure... Afin de régler une fois pour toutes cette question qui prend l'allure d'un serpent de mer, ils pressent donc le gouvernement de publier le décret établissant des équivalences horaires pour lever cette lourde menace financière (4). Laquelle s'ajoute à la liste des arguments que les employeurs défendent auprès des pouvoirs publics depuis le début des négociations afin d'obtenir une rallonge budgétaire (5).

Après avoir longtemps tergiversé, aujour- d'hui, mis au pied du mur par ces revendications, le ministère de l'Emploi et de la Solidarité a promis de se réunir, dans le courant du premier semestre 2001, avec les organisations d'employeurs, pour évaluer les impacts financiers précis de la RTT dans le secteur. Il y a urgence. Sans une bouffée d'oxygène, ce n'est plus seulement le personnel qui subira les conséquences d'une application déficiente des 35 heures, mais les usagers.

Paule Dandoy

DATES CLÉS

13 juin 1998 : loi Aubry I. 12 mars 1999 : accord dans la CC 66 entre les fédérations d'employeurs, la CFTC Santé-sociaux, la Fédération de la santé et de l'action sociale de la CFE-CGC et la CFDT Santé-sociaux (agréé par arrêté du 9-08-99). 1er avril 1999 : signature dans la BASS entre l'Unifed, la CFDT Santé-sociaux et la Fédération de la santé et de l'action sociale de la CFE-CGC (agréé par arrêté du 25-06-99). Avril-juin 1999 : additifs dans la CC 51 signés par la FEHAP, la CFTC Santé-sociaux et la CFDT Santé-sociaux (agréés par arrêté du 10-12-99). 19 janvier 2000 : loi Aubry II.

Notes

(1)  Au moment de notre enquête, l'accord de branche signé dans l'aide à domicile n'avait pas encore été agréé.

(2)  Ces chiffres devraient être rendus publics courant janvier. Ils sont à prendre avec précaution : une bonne partie des accords ont été agréés après l'enquête de Promofaf, réalisée en février 2000.

(3)  Voir ASH n° 2195 du 29-12-00.

(4)  Les dispositions des conventions collectives prévoyant neuf heures payées trois heures ont été invalidées par la Cour de cassation - Voir ASH n° 2175 du 14-07-00.

(5)  Voir ASH n° 2084 du 11-09-98.

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