« Les chantiers d'insertion avec leurs trois composantes, travail salarié, formation et accompagnement social, ont prouvé leur efficacité. Mais leur domaine recouvre le plus souvent des activités manuelles comme les métiers du bâtiment ou de l'environnement », explique Alexis Braud. Pourtant, parmi le public en difficulté, certaines personnes sont davantage formées ou attirées par des métiers tertiaires. Or, « quelle offre d'insertion existe-t-il sur ce secteur ? », s'interroge le directeur du centre social de La Chartre-sur-le-Loir (1), une bourgade du sud de la Sarthe. Pour répondre à ce besoin, il a donc l'idée de monter un chantier d'insertion autour de la conception et de la fabrication de sites web : inser.net. Et de prouver par là que « la facilité d'emploi des nouvelles technologies de l'information et de la communication permet d'envisager une action d'insertion fondée sur ces nouveaux outils ». Une conviction qu'il a chevillée au corps déjà depuis plusieurs années.
Reste que ce chantier peu « ordinaire » suscite au départ quelques réticences. De fait, « vendre à un élu un chantier d'insertion dans la sphère du bâtiment ou de la voirie, c'est assez facile. Parce qu'on peut en faire une réponse à une commande : réparation d'une école, entretien des jardins sur une commune. L'élu a tout à y gagner. Avec le tertiaire, c'est plus délicat : on initie une demande », explique Alexis Braud. Et celui-ci devra déployer des efforts d'explication pour réussir à convaincre les partenaires institutionnels (conseil général, ANPE...) de l'intérêt social et pédagogique d'un tel projet. Avec raison, puisque celui-ci s'est vu décerné, en avril dernier à Laval, le premier prix du Forum national des initiatives pour l'emploi et l'insertion.
Lancé en janvier 1999, inser.net s'est déroulé sur huit mois. Recrutées en contrat emploi-solidarité, neuf personnes parmi une quarantaine d'allocataires du RMI vont concevoir et réaliser le site valdeloir.org. Celui-ci se présente, en quelque sorte, comme la vitrine des richesses, au sens large, du canton. L'intérêt social est évident : parce qu'ils doivent rechercher des informations écrites ou visuelles sur le patrimoine touristique, historique, culinaire, social ou économique, les salariés sont amenés à entrer en contact avec l'ensemble des acteurs locaux. Le lien avec leur environnement est immédiat. « Mon souci était de dépasser le fossé qui existe entre insertion sociale et insertion professionnelle. Et de trouver un moyen de fusionner les deux approches », argumente Alexis Braud.
Outre le directeur, six salariés du centre social vont se consacrer au projet : une animatrice formée à l'encadrement technique, un éducateur spécialisé pour la direction des ateliers d'écriture, un animateur pour l'accompagnement social, un psychologue, un responsable du service emploi. Aucun informaticien. « Ce serait valider l'idée qu'on ne peut pas s'attaquer à Internet sans être du métier », soutient Alexis Baud. Et, par là-même, « réduire à néant tout l'intérêt du support comme vecteur d'insertion professionnelle et sociale ».
On ne saurait néanmoins ignorer - c'est d'ailleurs la raison pour laquelle ce chantier a vu le jour à La Chartre-sur-le-Loir - que le directeur du centre social, diplômé en gestion, est passionné d'Internet. C'est lui qui a défini l'architecture du projet et conçu les formations. Car il est évident que ce type de réalisation suppose la présence, voire l'omniprésence, d'un responsable maîtrisant le langage HTML et la pratique d'Internet.
Celle-ci est d'autant plus incontournable que le recrutement des candidats n'est pas fondé sur des pré-requis techniques particuliers. Mais sur leur motivation et leur volonté de participer à un travail de recherche et de création en matière d'écriture, d'arts graphiques, de mise en page, d'histoire et de patrimoine. De fait, avant d'intégrer le dispositif, seulement deux personnes avaient déjà touché à un ordinateur.
Les formations, programmées en parallèle au chantier, ont été conçues pour que chacun puisse trouver sa place dans une démarche de production avant tout collective. « Car l'élaboration du site mobilise plein de compétences interdépendantes : recherche et mise en forme de l'information, numérisation et retouche des photos, saisie des textes et mise en page, archivage et organisation des fichiers, création d'éléments visuels fixes et animés. Il a fallu à la fois développer plus particulièrement certaines formations pour tel ou tel salarié, tout en sensibilisant l'équipe à l'ensemble de la production », explique Alexis Braud.
Toutefois, si les formations ont permis de dépasser les carences techniques initiales, elles supposaient que les personnes aient une maîtrise minimale de l'écriture et de la lecture. On imagine mal, en effet, qu'un chantier de ce type puisse convenir à des publics en situation d'illettrisme. Pour autant, le directeur du centre social de La Chartre-sur-le-Loir refuse de considérer inser.net comme exclusivement adapté à la frange la moins défavorisée des publics en difficulté : « Il faut bien comprendre que l'informatique n'est ici qu'un support, surtout pas une finalité. C'est un outil de travail qui présente des avantages réels et à ma connaissance inégalés », défend Alexis Braud. Des avantages directement liés au langage HTML, autrement dit la langue d'Internet. « Celle-ci comporte en tout et pour tout trois règles de grammaire et 40 mots de vocabulaire. Tout le monde peut donc l'apprendre. En outre, l'informatique fait davantage appel à la logique qu'à l'intelligence. Et la logique, c'est ce dont on a besoin pour mener à bien toute activité sociale. »
Logique oblige, l'informatique obéit à des règles et des contraintes techniques simples mais interdépendantes, qu'il est donc impératif de respecter. « Exactement comme dans la vie sociale, professionnelle et légale. Or pourquoi est-ce qu'on adhérerait moins facilement à une règle de vie qu'à une règle de langage ? », s'interroge encore le directeur. Rigueur, repérage dans l'espace, concentration, organisation... Les vertus pédagogiques de l'informatique sont loin d'être négligeables. Et les résultats sont là pour le prouver : aux termes du chantier d'insertion, six sur les neuf personnes recrutées, ont trouvé un emploi durable : si l'une travaille sur l'outil multimédia, les autres sont devenues chauffeur de bus, cariste, femme d'entretien... Pour les moins chanceux, inser.net aura tout de même constitué une étape constructive dans leur parcours d'insertion. Une seule personne, sans doute en trop grande difficulté, a dû abandonner en cours de route.
Mais surtout, cette action a permis au centre social d'acquérir une véritable compétence en matière d'initiation au langage HTLM. « Les formations existantes sont réalisées par des informaticiens dans une optique mécaniciste. On est les seuls à avoir développé une pédagogie qui mixe l'apprentissage des savoir-faire et savoir- être », affirme avec une certaine fierté Alexis Braud. Une compétence utile, aussi bien auprès des publics en difficulté que de la population en général, pas nécessairement formée au raisonnement informatique. Et c'est sans aucun doute dans cet usage social et pédagogique de l'outil que réside tout l'intérêt de la démarche.
De fait, inser.net n'est que l'élément d'un projet global de développement du multimédia. Dans l'esprit d'Alexis Braud, il s'agit bien en effet de lever les obstacles psychologiques et techniques pour rendre celui-ci accessible à tous. Aux habitants d'abord qui peuvent venir s'initier au web et à son fonctionnement dans le cadre des sessions de formation de cinq heures organisées gratuitement au centre social : 200 personnes du canton s'y sont succédé. Des actions d'animation autour du web ont lieu également à destination des enfants des centres de loisirs des environs. De plus, dans le cadre du réseau d'échanges réciproques de savoirs qu'il a développé, le centre social met à disposition ses compétences pour aider les particuliers ou les responsables associatifs à monter leurs pages web.
Son savoir-faire est désormais reconnu à l'extérieur du canton par des animateurs de centres de loisirs, des acteurs de l'insertion, voire des responsables de communication d'entreprises privées. Aussi, dans le cadre de la formation professionnelle, Alexis Braud organise-t-il des stages à destination des professionnels intéressés par une approche plus sociale et pédagogique de l'informatique. En 2000 par exemple, le centre social a organisé pour les Francas de la région Pays de la Loire, deux sessions de formation d'une semaine. Et en 2001, sept autres sont déjà programmées.
Par ailleurs, depuis qu'il a été primé à Laval, inser.net fait des émules. L'équipe se voit sollicitée par d'autres centres sociaux ou des collectivités pour les aider à mettre en place des chantiers d'insertion autour du net. « Quel intérêt y aurait-il pour nous à reproduire un nouveau site sur l'environnement local ? Ce que nous leur proposons, c'est de former les animateurs chargés de l'encadrement, de concevoir leur site à distance et d'en assurer la maintenance », explique Alexis Braud. Aujourd'hui, une dizaine de sites sont en train de reproduire cette action d'insertion. Signe que son intérêt n'est pas seulement virtuel, mais bien réel.
Muriel Jaouën
Le chantier inser.net s'est concentré sur la conception et la réalisation de deux sites sur le web (2) . Le site valdeloir.org a reçu à l'état de projet un prix de 25 000 F, lors du challenge régional 1998 pour l'emploi des jeunes organisé par le Crédit Mutuel Maine-Anjou Basse-Normandie. Il s'agissait de construire un site web autour des richesses patrimoniales, économiques, culturelles, touristiques et environnementales du canton de La Chartre-sur-le-Loir. Par ailleurs, un autre site a été réalisé pour l'association Créavenir du Crédit Mutuel. Le contenu rédactionnel a été construit à partir de la documentation et de supports iconographiques fournis par l'association, puis numérisé par l'équipe du chantier. Celle-ci a également réalisé la mise en page et l'architecture du site. Une fois ouvert, le site a bénéficié d'une promotion de la part de l'établissement bancaire, ce qui a permis au centre social de faire connaître cette expérience et d'entrer en contact avec d'autres organismes susceptibles d'être intéressés par ce type de projet. Créavenir a apporté 70 000 F environ et le conseil général de la Sarthe a soutenu le projet à hauteur de 139 000 F. Globalement, le chantier inser.net a coûté un peu plus de 500 000 F. L'Etat a versé 248 000 F au titre des contrats emploi-solidarité, et le conseil général 115 000 F.45 000 F ont été versés par le Crédit Mutuel. Quant au centre social, il a participé à hauteur de 92 000 F (dont 25 000 F gagnés au challenge régional pour l'emploi des jeunes organisé par le Crédit Mutuel).
(1) Centre social cantonal : 36, rue Gervais-Chevallier - 72340 La Chartre-sur-le-Loir - Tél. 02 43 44 40 97.
(2)