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Quand les différences se mettent en scène

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C'est ce soir, au Café de la danse à Paris, qu'est donnée la dernière représentation d' « Azimut ». Un spectacle de contes créé et joué par des comédiens et des handicapés physiques et sensoriels.

Assise sur une chaise, Reine se lève brusquement et crie « tolérance ! », tandis qu'à ses côtés, Mariam, une autre adolescente, feuillette négligemment un magazine. Martin Arnaud, le jeune metteur en scène, rectifie tour à tour un geste, le ton d'une réplique, réexplique le sens d'un passage. « Voilà, tu dis ton texte et, immédiatement après, on a une bascule lumière pour signifier qu'on repasse dans le rêve. »

Ce pourrait être une répétition de théâtre ordinaire, si un détail n'attirait rapidement l'attention. Le magazine que tient Mariam est à l'envers. Non-voyante, la jeune fille s'est portée volontaire pour participer, avec une dizaine d'autres jeunes handicapés physiques et sensoriels et des professionnels, à la création d' « Azimut ». Une pièce de théâtre jouée jusqu'à ce soir au Café de la danse à Paris (1).

La genèse de ce projet original remonte à l'été 1999. A cette époque, la jeune comédienne Ségolène van der Straten planche sur l'idée d'un spectacle de contes construit autour du thème de la tolérance et mariant « une diversité de langages, des langages gestuels, corporels et de la parole ». L'initiative va être retenue parmi les 80 projets sélectionnés, à la fin de l'année dernière, par la Mairie de Paris dans le cadre de la « Mission Paris 2000, les jeunes font l'an 2000 ». Ségolène van der Straten se met alors en quête de financements supplémentaires et réunit un groupe de professionnels (metteur en scène, comédiens, régisseur, créateur lumière, etc.). Il s'agit pour elle de se démarquer du caractère amateur ou de « patronage » que peut revêtir ce type d'opération.

D'emblée, les institutions comme l'Institut des jeune aveugles (INJA)   (2), l'International Visual Theater (IVT)   (3) qui monte des pièces de théâtre avec des personnes sourdes, et le Centre Saint-Jean-de- Dieu (4), un établissement pour jeunes handicapés physiques, vont adhérer à la démarche. « Ce qui nous a intéressés, lorsque nous avons été contactés par Ségolène, c'est que ce projet débouchait sur de véritables représentations et que les jeunes pouvaient être considérés comme des acteurs », explique Vincent Lassalle, éducateur spécialisé au Centre Saint-Jean- de-Dieu. Lors des répétitions, ce préalable n'a d'ailleurs jamais été remis en question, ni par l'équipe d'encadrement ni par les comédiens professionnels. « Quand il travaille avec eux, Martin Arnaud leur parle comme à des comédiens, rapporte Isabelle Florido, une jeune actrice chargée également de traduire les directives du metteur en scène en langage des signes. Il emploie des termes techniques comme “côté cour” et “côté jardin” qu'ils finissent par assimiler. »

A la rencontre du handicap de l'autre

Autre intérêt mis en avant cette fois par les jeunes handicapés ou leurs accompagnateurs :pouvoir s'échapper du cadre souvent vécu comme pesant de l'institution. « A l'INJA, nous avons déjà un atelier théâtre, mais ce projet permettait aux jeunes d'avoir une vision totalement différente du théâtre, de se confronter à d'autres personnes, à d'autres situations, explique Anne- Valérie Sebrié, étudiante éducatrice, chargée de suivre les jeunes non-voyants. Il n'y avait aucune notion de hiérarchie, ce n'était pas quelque chose qu'ils subissaient et, en même temps, c'était à eux de se faire une place dans ce projet. »

Le mérite de ce spectacle réside également dans la volonté du chef de projet et de son équipe de faire participer des jeunes atteints de handicaps différents. Sourds, non-voyants ou mal-voyants, handicapés moteurs se sont ainsi côtoyés, ont appris à vivre et à travailler ensemble l'espace de quelques mois. « Jeu sur les différences pour vaincre l'indifférence », « Azimut » a donné l'occasion à chacun des adolescents de se confronter à l'Autre handicapé. « Ce qui a été intéressant, c'est ce contact avec des jeunes ayant d'autres handicaps, sans pour autant qu'ils soient pointés. Le handicap a rapidement disparu derrière les discussions, l'écoute, l'attention que chacun portait à ce que faisaient les autres », raconte Anne- Valérie Sebrié. Vécue comme « inhabituelle mais enrichissante », selon les termes de Sofia, une jeune déficiente visuelle, cette mixité apparaît très positive aux yeux des éducateurs : « Il me semble que cette rencontre du handicap de l'autre les a rendus plus forts », estime Vincent Lassalle.

Pourtant, si chacun reconnaît aujourd'hui l'intérêt de la démarche, personne n'a oublié les difficultés rencontrées au fil des répétitions. Dès le départ, il a fallu, par exemple, apprendre à se connaître et dépasser les a priori et appréhensions respectives. « Au début, j'avais extrêmement peur de les rencontrer parce que je ne savais pas comment leur parler et si on pouvait dire certains mots et pas d'autres », avoue Ségolène van der Straten. « Nous ne savions pas comment nous situer par rapport à ce groupe de jeunes, on marchait sur des œufs. Et eux le remarquaient sans doute et devaient se sentir marginalisés », reconnaît également la comédienne, Caroline Ferrus.

UNE CONJONCTION D'AIDES TECHNIQUES ET FINANCIÈRES

Pour créer son projet, Ségolène van der Straten a fait appel, notamment, aux professionnels du théâtre et à l'association Fra Angelico, spécialisée dans la formation artistique, qui sont intervenus bénévolement. Elle a bénéficié également de l'aide « logistique » des centres internationaux de séjour de Paris et du Centre Saint-Jean-de-Dieu, qui ont mis à disposition les salles de répétition. Le montage financier repose sur les subventions de la mairie du XIIIarrondissement (17 000 F dans le cadre de la « Mission Paris 2000 » )et l'appui de sponsors (Défi-Jeune, la Fondation France Telecom, 14 Septembre SARL et le Groupe AG 2R Assurance). Au total, les aides s'élèvent à 90 000 F. Les bénéfices des représentations seront intégralement versés aux établissements pour handicapés impliqués dans le projet.

Faire émerger des non-dits

Cette étape franchie, l'équipe de professionnels a rapidement été confrontée aux impératifs d'une création collective, respectant les sensibilités, le langage et la vision des jeunes handicapés. Certes, « Azimut » « est un beau travail, un truc à nous, différent de ce que j'avais fait avant avec une pièce de Molière », explique aujourd'hui Jean-Hubert, un jeune mal- voyant. Pourtant, ce résultat n'a été obtenu qu'au prix d'une attention et d'un travail d'adaptation constants de la part du groupe d'encadrement (comédiens et éducateurs). Par exemple, au cours des répétitions, quand les professionnels incitent les comédiens en herbe à s'approprier le texte, en utilisant leurs propres expressions, en remplaçant un mot par un autre, plus personnel. Sachant que les premiers textes écrits d'après les idées des adolescents ont, eux aussi, été remaniés. « Au début, se souvient Ségolène van der Straten, j'avais un peu traduit tel quel le texte qu'ils avaient donné au cours de nos discussions. Mais ils m'ont aussitôt dit qu'ils ne voulaient pas être “livrés” comme ça aux yeux des autres. Ne serait-ce que par rapport à un terme comme celui de “handicap” dont on parlait, mais qu'ils ne voulaient pas voir apparaître tel quel dans la pièce. »

Ce long et patient travail préparatoire a également permis de faire émerger dans la pièce des non-dits, des sentiments qui ne pouvaient pas s'exprimer dans le cadre de l'institution. Lors des conversations avec les jeunes de l'INJA, enregistrées pour servir de base au texte du spectacle, Anne-Valérie Sebrié a assisté à cette mise en confiance progressive qui a permis d'aborder des sujets souvent enfouis. « Je me souviens, par exemple, de Mariam qui a peu à peu eu envie de dire des choses sur l'institution après avoir refusé de parler, ou de Jean-Hubert qui soutenait que l'amour n'existait plus et qui a fini par expliquer qu'il essayait de se masquer ce genre de choses pour se protéger. » Aujourd'hui, les mots sont passés dans le spectacle, à l'instar de ceux de Jean-Hubert qui expriment, au cours d'une scène, sa difficulté à vivre dans une institution. La présence des professionnels a permis d'établir ce climat de confiance et de rassurer les adolescents.  « Ils savent qu'ils ne sont pas lâchés tout seuls sur les planches. Le metteur en scène et les techniciens ont décidé aussi d'aller saluer avec eux le public à la fin, pour bien montrer qu'on est tous dans le même bain  », explique Ségolène van der Straten.

Mais il a fallu également être attentif aux difficultés liées au handicap de chacun. Côté mise en scène, une équipe technique de six personnes a été chargée de s'occuper des déplacements des jeunes comédiens tandis que des interprètes maîtrisant la langue des signes suivaient les répétitions faisant passer les conseils des professionnels auprès des sourds et malentendants. « Une des particularités, pour certains jeunes de l'INJA, était qu'ils n'avaient pas de représentation d'eux-mêmes. Il fallait donc leur expliquer comment les autres allaient les percevoir, quel allait être le ressenti. Par exemple, lorsque sur scène ils attendent sur une chaise, il peut y avoir chez eux une certaine nonchalance », explique Anne-Valérie Sebrié. De même, a-t-il été nécessaire d'expliquer tout ce qui se passait sur les planches, comme certaines subtilités uniquement perceptibles sur le plan visuel, pour éviter, par exemple, les baisses de concentration des non-voyants.

Exploiter des sensibilités et des facultés différentes

Pour Ségolène van der Straten et son équipe, ce sont justement ces différences, ces facultés et ces langages spécifiques liés aux handicaps qui constituent la pierre angulaire du spectacle. Sanglée dans son fauteuil roulant, éprouvant des difficultés à parler et à se mouvoir, Jennifer a ainsi été sollicitée pour transmettre sur scène son immense énergie : « C'est une jeune fille bourrée d'émotions, toujours joyeuse qui rayonne de manière étonnante. Pour donner cette émotion au public, on est donc parti sur le rire. Sur scène, les comédiennes sont là pour l'aider, pour susciter ces rires et ça éclate », raconte la responsable du projet. De son côté, Momo interprète une chanson de Sheila. Chez lui il possède des milliers de cassettes de karaoké et passe son temps à chanter, un casque sur les oreilles. Pendant la répétition, il a concentré ses efforts sur la prononciation des paroles de « Comme un roi mage ». Momo est sourd, les mots sont déformés, mais le plaisir est là, intense. Le stress aussi, avant de se présenter devant plusieurs centaines de personnes dans un théâtre parisien.

Pourtant, une fois le rideau tombé, reste l'après. Déjà, l'équipe de professionnels a prévu une rencontre, en janvier, avec les jeunes handicapés, pour regarder, ensemble, la vidéo du spectacle. Et certaines institutions veulent maintenir cette dynamique : « Ce sont des jeunes qui fonctionnent beaucoup à l'affectif, explique Vincent Lassalle. On va donc essayer de rebondir pour voir si on peut prolonger cette expérience avec Ségolène ou d'autres troupes ou simplement renforcer l'activité théâtre chez nous. »

Henri Cormier

Notes

(1)  La pièce est jouée depuis le 20 décembre - Contact : Ségolène van der Straten - 4, rue des Trois-Couronnes - 75011 Paris - Tél. 01 40 21 94 15.

(2)  INJA : 56, boulevard des Invalides - 75007 Paris - Tél. 01 44 49 35 35.

(3)  IVT : Tour Village Vieux fort de Vincennes - 94300 - Tél. 01 43 65 70 13.

(4)  Centre Saint-Jean-de-Dieu : 223, rue Lecourbe - 75015 Paris - Tél. 01 53 68 43 00.

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