« La pauvreté des ménages de salariés ou de chômeurs s'est aggravée depuis le début des années 90 », souligne dans son premier rapport, l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale (1). Dernière manifestation en date - après le rapport Belorgey-Fouquet pour le Commissariat général du Plan (2), ou encore le colloque organisé cette année à l'initiative du Conseil de l'emploi, des revenus et de la cohésion sociale (CERC) (3) - de l'intérêt croissant porté en France aux travailleurs pauvres. Les working poor, dit-on aux Etats-Unis, où les études se sont multipliées dès les années 80 sur la pauvreté laborieuse. « Sans doute parce que son existence montre qu'un individu qui a la volonté de travailler n'est plus assuré de pouvoir subvenir à ses besoins dans un contexte de hausse des inégalités salariales », note Jean-Michel Hourriez, chef de la division « conditions de vie des ménages » de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE).
Si, aux Etats-Unis, le phénomène est lié à la faiblesse des salaires horaires, en France, il apparaît davantage comme une conséquence du sous-emploi - travail intermittent au cours de l'année ou travail à temps partiel -, qui s'est fortement accru durant les années 90. Ainsi, selon les enquêtes de l'INSEE, le nombre de salariés concernés par les « formes particulières d'emploi » (contrats à durée déterminée, intérim, stages, contrats aidés...) a été multiplié par 2,7 entre 1982 et 1998. Avec, souvent, le soutien des politiques de l'emploi menées par les pouvoirs publics, animés du légitime souci de faire baisser le chômage. Il n'en demeure pas moins, défend le sociologue Serge Paugam dans son ouvrage, Le salarié de la précarité (4), qu' « une des grandes limites de ces politiques est qu'elles sont souvent détournées de la mission d'insertion pour laquelle elles ont été élaborées. Alors que ces aides visent des publics susceptibles de se maintenir durablement au chômage [...], elles sont souvent utilisées [...] à des fins de flexibilité de la main-d'œuvre. » Quant au temps partiel, encouragé par des allégements de cotisations sociales patronales, il a littéralement explosé au cours de la dernière décennie, au point de concerner près d'un salarié sur cinq en janvier 1999 (5). Sur ce terrain propice, la pauvreté laborieuse semble avoir pris de l'ampleur - elle n'avait jamais disparu, même pendant les trente glorieuses -et changé de nature, devenant plus urbaine et plus jeune. La première enquête détaillée de l'INSEE sur le sujet (6) dénombrait en 1996, année de référence de l'étude, 1,3 million de travailleurs pauvres. Ces derniers étant définis comme des personnes actives (ayant un emploi ou en recherchant un) six mois ou plus dans l'année, ayant travaillé au moins un mois, et appartenant à un ménage dont le niveau de vie - une fois pris en compte notamment le nombre d'enfants, les revenus du conjoint, les prestations sociales - est inférieur au seuil de pauvreté (7).
Les travailleurs sociaux sont les premiers témoins de la détresse de ces populations. A Quimper, une étude menée sur un an a montré que 38 % des ménages sollicitant une aide financière à la commission locale de l'aide sociale d'urgence de la ville disposaient d'un salaire déclaré. De tels constats remettent en question des pans entiers de l'action sociale et de l'insertion. « C'est tout un idéal qui s'effondre. A quoi bon faire accéder à un emploi si celui-ci ne permet pas de sortir de la pauvreté ? La question qui se pose désormais aux travailleurs sociaux est : quelle forme d'intégration professionnelle est acceptable ? », relève Serge Paugam. Le risque est grand, en effet, en particulier pour les personnes les moins qualifiées, de se maintenir durablement dans ces emplois précaires et sous-rémunérés, sans perspective de changement.
Etablir de nouvelles relations avec les entreprises, notamment proposer un réel accompagnement social en leur sein pour favoriser l'insertion, et l'évolution, des publics les plus en difficulté, constitue une première piste pour enrayer la pauvreté laborieuse. Celle-ci, cependant, interroge aussi, plus globalement, les actions des pouvoirs publics sur le marché de l'emploi. La hausse du SMIC, par exemple, peut être un outil de soutien aux bas revenus. Avec cette réserve qu'elle ne concernerait que les salariés, alors que les « indépendants » représentent une part non négligeable des travailleurs pauvres. Autre faiblesse, en renchérissant le coût du travail pour les employeurs, elle risque, si elle n'est pas accompagnée de baisses des charges patronales, de faire basculer dans le chômage certains salariés, jugés peu productifs. D'où la préférence gouvernementale pour une mesure agissant sur le pouvoir d'achat sans déstabiliser les entreprises : la réduction progressive de la contribution sociale généralisée et de la contribution pour le remboursement de la dette sociale pour les personnes gagnant moins de 1,4 SMIC, entérinée par la loi de financement de la sécurité sociale pour 2001 (8). La rémunération nette d'un salarié au SMIC devrait, de la sorte, avoir augmenté en 2003 de 540 F, soit de 10 %.
Les préoccupations des analystes se focalisent toutefois moins sur le niveau du salaire minimum que sur les minima sociaux, et particulièrement sur les conditions dans lesquelles leurs titulaires peuvent en sortir. De fait, si la reprise, par un allocataire du revenu minimum d'insertion (RMI), d'un emploi à temps complet payé au SMIC assure généralement à son ménage, quelle que soit la configuration familiale, un niveau de vie supérieur à la prestation, il n'en va pas de même dans le cas des sorties, très fréquentes, vers un contrat à temps partiel. De sorte qu'en 1998, un tiers des titulaires du RMI qui retravaillaient déclaraient, selon une étude du ministère de l'Emploi, n'y avoir aucun intérêt financier, voire pour 12 % d'entre eux y perdre. Même dans le cas d'une reprise d'un emploi au SMIC à temps complet, les gains financiers, en fonction du profil du ménage, peuvent être très modestes. D'où cette question récurrente : les minima sociaux - le RMI en particulier - ne constituent-ils pas des « trappes à inactivité » ? Interrogation rarement dépourvue de l'arrière-pensée qu'il pourrait être dangereux de les augmenter. Un raisonnement qu'un rapport de Connaissance de l'emploi, des revenus et des coûts-Association (CERC-Association) qualifiait en juin de « simpliste », estimant au contraire que leur hausse « permettrait de lutter contre le développement de ces formes d'emploi dégradées en dissuadant les allocataires de reprendre à tout prix de tels emplois » (9).
En fait, ce n'est pas dans le niveau des allocations qu'il faut chercher l'origine de ces situations de « trappes à inactivité ». Mais plutôt dans le caractère « différentiel » du RMI, prestation qui est diminuée franc pour franc du revenu d'activité d'un des membres du ménage. Ainsi que dans l'ensemble des aides attachées au statut de titulaire -allocation logement à taux plein, exonération de la taxe d'habitation... - et que l'on perd en le quittant, créant ainsi un effet de seuil incitant peu à la reprise d'un emploi. Bien sûr, il serait réducteur de circonscrire les raisons qui poussent à (re) travailler au seul calcul économique immédiat. Le statut que l'emploi donne dans notre société, la honte d'être allocataire du RMI, le regard de l'entourage sont des facteurs non négligeables, de même que l'espoir d'accéder, à partir d'un emploi précaire ou à temps partiel, à une meilleure situation. « Il peut être compréhensible qu'une personne accepte, pour un temps limité, un gain financier minime ou nul. Il n'en demeure pas moins que ne pas gagner d'argent ou en perdre à travailler apparaît comme une injustice sociale », résume Michel Dollé, rapporteur général du CERC.
Certaines mesures pour lutter contre ces effets de seuil ont déjà été prises. La loi de 1998 contre les exclusions a rendu possible, pour les titulaires de certains minima sociaux trouvant un emploi, le cumul de leur rémunération avec la totalité de leur allocation pendant trois mois et avec une fraction de celle-ci pendant les neuf mois suivants. Environ 15 % des titulaires du RMI bénéficient actuellement de ce mécanisme dit d' « intéressement »... qui pâtit de nombreuses insuffisances. Le rapport Belorgey-Fouquet le jugeait ainsi « extrêmement complexe, illisible pour l'usager et plutôt pénalisant », et proposait de le réaménager, par exemple en en allongeant la durée à cinq ans. D'autres, notamment l'économiste Roger Godino, proposent carrément la création d'un nouvel instrument, l' « allocation compensatrice de revenu » (ACR), idée émise en février 1999 dans une note de la Fondation Saint-Simon. Inspiré de dispositifs existants déjà aux Etats-Unis et en Grande- Bretagne, ce complément de revenu - permanent - permettrait aux salariés acceptant un emploi faiblement rémunéré et la perte de certaines prestations sociales, d'atteindre un revenu proche d'un SMIC à temps plein.
L'ACR a ses détracteurs. Jérôme Gautié, du Centre d'études de l'emploi, et l'économiste Alain Gubian (10) évoquent le risque de « trappe à temps partiel », ou encore de « forte pression à la baisse sur la norme d'emploi », les employeurs étant susceptibles, alors, de moins hésiter à proposer des emplois précaires de courte durée. Sans compter, objection de fond, que ce dispositif « ne répond pas au problème de l'insertion au sens large, c'est- à-dire offrir aux individus les capacités de s'intégrer à la société en se donnant comme horizon, à terme, de pouvoir vivre des revenus générés par leur travail ».
Les deux chercheurs préfèrent valoriser d'autres voies, comme la modification des conditions d'attribution des aides et prestations sociales, et privilégient « un droit fondé sur le montant du revenu et non sur sa nature ». Ce que préconisait aussi le rapport Belorgey-Fouquet. Les pouvoirs publics avancent dans cette direction. Depuis cette année, par exemple, les dégrèvements de la taxe d'habitation, auparavant réservés aux personnes âgées, aux titulaires du RMI et de l'allocation aux adultes handicapés, dépendent du revenu du ménage, quelle qu'en soit la source. La réforme des aides au logement est, elle aussi, en marche : 6,5 milliards de francs vont être engagés par l'Etat et la caisse nationale des allocations familiales en 2001 et 2002 pour améliorer les sommes attribuées aux ménages modestes et éviter que la reprise d'activité, pour un allocataire du RMI, n'entraîne une réduction de son aide.
D'autres pistes restent à creuser, en particulier pour aplanir les difficultés à recouvrer une allocation après un passage court par l'emploi. Il y a urgence à les explorer et à remédier aux incohérences de notre système de protection sociale. En effet, l'embellie économique qui semble s'installer ne doit pas occulter qu'à l'avenir « l'emploi sera beaucoup plus mobile, fractionné, avec différents statuts successifs ou concomitants et des périodes de transition parfois importantes », comme le rappelait le rapport Belorgey-Fouquet. Les questions de la précarité et de la pauvreté laborieuse n'en resteront que plus actuelles.
Céline Gargoly
(1) Voir ASH n° 2190 du 24-11-00.
(2) « Minima sociaux, revenus d'activité, précarité » - Voir ASH n° 2170 du 9-06-00.
(3) « _Working poor_ en France », les 29 mai et 27 octobre 2000 à l'université d'Evry-Val-d'Essonne - Voir ASH n° 2169 du 2-06-00 et n° 2187 du 3-11-00 .
(4) Voir ASH n° 2190 du 24-11-00.
(5) Toutefois, du fait de la reprise de la croissance et de la révision du dispositif d'abattement de charges sociales des employeurs, devenu moins attractif, la progression du temps partiel a cessé depuis 1998 - Voir ASH n° 2150 du 21-01-00.
(6) Voir ASH n° 2187 du 3-11-00.
(7) Soit, pour 1996, 3 500 F par mois pour une personne seule et 7 350 F pour un couple avec deux enfants.
(8) Voir ce numéro.
(9) Voir ASH n° 2174 du 7-07-00.
(10) Dans un article de la revue Droit Social, n° 7/8, juillet-août 2000.