Dans son premier rapport annuel, l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale invite à améliorer la connaissance des processus deprécarité en articulant les données scientifiques avec la connaissance « sensible » des acteurs de terrain.
Combien y a-t-il en France de personnes pauvres ou exclues ? A cette question délicate, objet de nombreux débats statistiques, éthiques et politiques, l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale apporte une vision nuancée et constructive. « Les connaissances statistiques permettent d'avoir des informations sur la pauvreté relative mais pas sur les pauvretés, notamment l'indignité des conditions d'existence [...]. Il est donc urgent de s'engager dans des voies nouvelles », explique Marie-Thérèse Join-Lambert, sa présidente, dans le rapport 2000, remis le 20 novembre à Elisabeth Guigou et rendu public hier (1).
En effet, « à quoi sert la connaissance lorsque, responsable d'association ou travailleur social, l'on doit consacrer tout son temps à régler des problèmes urgents [...]. Quand s'agissant des pouvoirs publics, on doit mettre au point des dispositifs adaptés en quelques semaines à des situations d'urgence ? », s'interroge-t-elle dans la préface. Et tout l'intérêt de ce premier rapport est de tenter de dresser un état des lieux des informations disponibles sur la pauvreté, d'en mesurer les limites et de proposer des améliorations en vue de produire une connaissance ni « normative » ni « désincarnée ». Où il s'agit moins d'étiqueter et de dénombrer que de produire des savoirs sur la précarité et l'exclusion.
Des connaissances lacunaires
Premier constat : si elles sont nombreuses, les données chiffrées sur la pauvreté sont « dispersées et incertaines ». En effet, les indicateurs des appareils statistiques utilisés renvoient à des conventions de mesures et à des définitions différentes. Et leurs chevauchements sont révélateurs de la difficulté à cerner la réalité de la pauvreté « qui ne peut relever de définitions simples et unidimensionnelles ». Mis au point et actualisé par l'INSEE, l'indicateur monétaire considère comme pauvres, les ménages ou les individus dont les ressources sont inférieures à la moitié du niveau de vie médian (celle-ci est estimée à 3 650 F par mois en 2000 pour une personne seule). Selon cet outil, 10 % de la population (5,5 millions de personnes en revenu corrigé 1996) serait en situation de pauvreté. Utilisé depuis un quart de siècle, il a le mérite de permettre un suivi à long terme et de faciliter les comparaisons avec les autres Etats de l'Union européenne. La France s'inscrit ainsi dans la moyenne, à côté de l'Allemagne et de l'Espagne, avec un taux de pauvreté plus bas qu'au Royaume-Uni (14 %). Une spécificité néanmoins : c'est dans notre pays que le taux de pauvreté des enfants de moins de 16 ans (7,3 %) est le plus faible, après le Danemark (3 %). S'il facilite les comparaisons, l'indicateur monétaire n'en reste pas moins limité : en retenant les ressources inférieures à 50 % du niveau de vie médian, il s'apparente davantage à une mesure d'inégalité relative des revenus. « Faudrait-il alors calculer un seuil de pauvreté absolue, calculé en quelque sorte comme un minimum de survie tenant compte des besoins de subsistance dans une société donnée ? », s'interroge le rapport. En vogue aux Etats-Unis, cette conception n'a pourtant jamais été celle des pays européens où le seuil de pauvreté est envisagé comme un minimum « social » qui doit suivre l'évolution de la société.
Autre instrument de mesure calculé par l'INSEE, celui de « condition de vie », construit autour des difficultés (28 indicateurs pris en compte) que ressentent les ménages : confort du logement, endettement, consommation, équipement... 12,6 % d'entre eux seraient défavorisés en 1999 si l'on considère ceux confrontés à un cumul de huit difficultés ou plus. Pourtant lorsqu'on croise les deux indicateurs de l'INSEE, on dessine deux images différentes de la précarité : un tiers seulement des ménages pauvres en termes de « condition de vie » font partie des 10 % de pauvres « monétaires ».
Enfin, troisième et dernier indicateur utilisé, celui de « pauvreté administrative ». Il chiffre le nombre de ménages qui relèvent de la solidarité nationale. A l'aide d'hypothèses sur l'évolution du minimum vieillesse et de l'allocation aux adultes handicapés, le rapport estime à 3,155 millions le nombre d'allocataires de minima sociaux en juin 2000, soit 35 000 de moins qu'en décembre 1999. Mais cet indicateur est très influencé par la législation sociale. Il exclut les personnes qui n'ont pas droit au RMI (notamment les jeunes de moins de 25 ans) et celles qui ne font pas valoir leurs droits. De plus, toute amélioration des barèmes augmente la proportion de bénéficiaires sans que pour autant la pauvreté se soit accrue.
Quels effets de la reprise ?
Malgré ces limites, que peut-on dire de l'exclusion et de son évolution ? De 1970 à 1984, la proportion de ménages pauvres s'est fortement réduite. Le taux de pauvreté s'est ensuite stabilisé pour remonter très légèrement entre 1990 et 1996. En outre, sa nature s'est profondément transformée : les retraités sont les principaux bénéficiaires du recul de la précarité intervenu depuis 25 ans, alors que le nombre de jeunes ménages concernés a augmenté. Par ailleurs, la pauvreté des ménages de salariés ou de chômeurs s'est aggravée depuis le début des années 90, alors qu'elle était auparavant stable. « Néanmoins, la période de reprise économique enregistrée depuis 1996-1997 commence à produire ses effets », souligne le rapport. Le taux de pauvreté mesuré à partir des conditions de vie est ainsi passé de 13,2% à 11,9 % de 1997 à 1999, même si l'on ne constate aucune amélioration au niveau du logement. De plus, on observe une stabilité de la pauvreté monétaire et une diminution, à partir de 2000 seulement, de la pauvreté « administrative » avec la réduction du nombre d'allocataires du RMI.
La diminution du chômage de longue durée devrait se poursuivre « si les indicateurs de la croissance et de l'emploi restent bien orientés », relève l'observatoire. A deux remarques près, néanmoins. La politique de l'emploi à l'égard des publics en difficulté a inégalement bénéficié aux populations concernées : la proportion des personnes de 50 ans et plus et des femmes s'accroît chez les chômeurs de longue durée. Ainsi que celle des publics de formation supérieure ou égale au niveau V qui, analyse le rapport, « font sans doute preuve d'exigences plus fortes quant à la qualité des emplois recherchés ». Autre constat important : le nombre d'emplois précaires, dont une partie est à l'origine des très faibles revenus des « travailleurs pauvres », continue de progresser, mais plus lentement ; surtout, sa part dans l'emploi salarié total se réduit. « La tendance au développement des formes particulières d'emploi [dont la proportion reste encore forte] semble donc aujourd'hui marquer le pas sous l'effet de la reprise durable de l'activité économique et de l'emploi. »
On le voit donc, les chiffres sur la pauvreté ne manquent pas. Et les travaux quantitatifs se sont beaucoup développés. « D'où vient alors ce sentiment de décalage ressenti par les acteurs de terrain et plus largement l'opinion publique entre les connaissances chiffrées et la réalité qu'ils vivent ou côtoient ? », se demande l'observatoire. C'est qu'au-delà des limites mêmes des instruments de mesure, la connaissance statistique reste lacunaire. En effet, les enquêtes ménages de l'INSEE excluent les publics vivant en institution (CHRS, foyers, prisons, maisons de retraite, etc.), soit environ 2 % de la population. Sans compter la difficulté des statisticiens à toucher les personnes à la rue, lever les méfiances (étrangers en situation irrégulière, habitants de banlieues en difficulté) ou simplement à communiquer avec les plus exclus. Enfin, les chiffres ne mesurent que la pauvreté et ne disent rien de la précarité. D'autant que les enquêtes menées à grande échelle pour analyser la fragilité des situations sont coûteuses et encore peu développées en France. Quant à la notion d'exclusion, très dépendante des représentations sociales, elle n'a pas de définition stabilisée. Autant de facteurs qui, selon le rapport, contribuent à « expliquer le paradoxe d'une pauvreté relative , qui en moyenne sur le long terme est en diminution, et le sentiment d'une exclusion croissante ». Du fait de la sous-estimation des populations les plus en difficulté, de l'absence d'une définition précise de la notion d'exclusion, « la diminution de la pauvreté relative mesurée peut coexister avec une aggravation des situations de pauvreté extrême, non recensées ».
C'est ainsi que l'observatoire invite à produire de « nouveaux savoirs » sur la pauvreté. La dimension de la santé pourrait, par exemple, être davantage explorée à la lueur des nombreux travaux réalisés sur le sujet. De même, la connaissance « sensible » des associations de solidarité mériterait d'être mieux prise en compte, jugent les rapporteurs. Lesquels considèrent que l'amélioration de la collecte et de l'exploitation des données des acteurs de terrain permettrait de mieux connaître l'offre associative, les trajectoires de précarité et de détecter les transformations émergentes des processus de précarité. Ce qui suppose un fort développement des enquêtes qualitatives et des méthodes nouvelles. Tant il est vrai que la connaissance ne peut être qu'à plusieurs voix : « Celle des grandes institutions de la statistique et de la recherche, celle des acteurs engagés, celle de l'expérience vécue. »
Isabelle Sarazin
Deux thèmes d'étude ont été privilégiés cette année par l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale : les relations des publics en difficulté avec les administrations et les jeunes face à la pauvreté. Les difficultés des populations à faire valoir leurs droits Le constat n'est pas nouveau : la complexité et la longueur des procédures, un manque d'informations ou encore des conditions de versement des aides inadaptées à l'urgence du besoin sont autant d'obstacles rencontrés par les personnes en difficulté pour accéder à leurs droits. Avec, le plus souvent, des conséquences très graves qui contribuent, dans une certaine mesure, à leur découragement et peuvent conduire à des phénomènes - très peu étudiés - de non- recours ou de renonciation au bénéfice d'une prestation sociale. Des problèmes dont l'observatoire a souhaité préciser l'ampleur et la nature en lançant une enquête auprès de 2 000 personnes. Interviewées sur de nombreux sites d'accueil (administrations, mairies, organismes de sécurité sociale, ANPE, associations, centres d'hébergement et de réinsertion sociale [CHRS]), ces dernières ont pu donner leur opinion sur les aides qui leur sont versées et sur les structures qui les délivrent. L'observatoire relève à cet égard qu'il existe en la matière une véritable convergence d'analyse entre les résultats de l'enquête et les différents rapports administratifs récents réalisés sur ce sujet. Ainsi, une personne interrogée sur quatre a le sentiment de ne pas avoir de droit. Une sur deux estime ne pas bénéficier de toutes les aides auxquelles elle peut prétendre. Et près d'une sur cinq déclare avoir renoncé à faire valoir ses droits. En outre, l'information sur les dispositifs est très largement jugée insuffisante. Au chapitre des attentes, la simplification des démarches et plus de précisions dans les réponses apportées par les organismes concernés sont, sans surprise, les principaux souhaits. L'amélioration des aides elles-mêmes figure au second plan. Néanmoins, les personnes interrogées estiment qu'il faut renforcer en priorité cellesrelatives à l'emploi, loin devant l'accès au logement et l'éducation. Enfin, parmi les aides spécifiques à aménager, le RMI est très largement cité. Mieux mesurer la précarité des jeunes Le rapport synthétise un certain nombre de travaux réalisés sur le sujet. Première constatation, l'indicateur de pauvreté monétaire n'est pas suffisant pour chiffrer et analyser la pauvreté, la précarité, voire les risques d'exclusion encourus par les jeunes. L'observatoire préfère à cet égard la notion d'indépendance : la réunion des quatre facteurs d'indépendance que sont un logement payé par la personne elle-même, une autonomie financière, un emploi stable et une vie de couple permettrait ainsi à ce public d'être prémuni contre les risques de pauvreté. A contrario, les jeunes totalement ou partiellement exclus de l'accès à l'indépendance se trouveraient menacés de précarité dès lors que leur famille ne peut subvenir à leurs besoins. Face à cette population, l'observatoire souligne ensuite les difficultés des dispositifs d'aide actuels, trop cloisonnés. Ceux prévus dans le champ de l'action sociale pour le logement sont accessibles seulement « aux précaires les plus stables », les missions locales tentent de faire définir un projet mais « une partie des jeunes n'en sont pas à ce stade », les CHRS sont débordés par l'afflux de demandes, les dispositifs d'accueil « à bas seuils d'exigence » ne peuvent plus offrir qu'une solution temporaire. Autre élément caractéristique de la pauvreté des jeunes en France, la faible qualification. Les moins diplômés sont, en effet, massivement touchés par la pauvreté. Généralement issus de milieux populaires, « ils quittent l'école sans bagage et [sont] soumis, y compris pour les emplois les moins qualifiés, à une concurrence sévère » de la part des plus diplômés. Enfin, quant à ceux qui cumulent échec scolaire et rupture familiale, ils sont, pour l'observatoire, les plus sensibles aux risques de marginalité. Olivier Songoro
(1) Outre ce rapport qu'il doit présenter tous les ans au gouvernement et au Parlement, l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale publie « quatre cahiers » rassemblant ses travaux de l'année. On y trouve notamment la synthèse d'une étude qu'il a lancée sur les représentations de la pauvreté et de l'exclusion dans les médias. Les deux rapports sont publiés à La Documentation française.