Un seul chiffre suffit à donner la mesure du problème : de 17 000 en 1996, le nombre des demandeurs d'asile est passé à 31 000 en 1999, pour atteindre vraisemblablement 40 000 en 2000. Comment recevoir dans des conditions décentes des personnes en situation précaire alors que le dispositif national d'accueil est saturé... depuis trois ans (1) ? Comment faire face à l'afflux des demandes d'hébergement qui engorgent les circuits de droit commun (centres d'hébergement, accueil d'urgence, hôtels...) ? Associations gestionnaires d'hébergement, en charge de l'accueil des étrangers, et caritatives ne cessent, ces dernières années, d'alerter les pouvoirs publics. En Alsace, deuxième région après Paris à être confrontée massivement à ce phénomène, elles se mobilisent autour de la délégation régionale de la Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale (FNARS) pour interpeller, demain, lors d'un forum, administrations et politiques (2).
Le constat est unanime : « Si l'on continue comme cela, le système va imploser », alerte Georges Elsholtz, coordinateur des services sociaux du Centre d'accueil social protestant (CASP), à Paris, dont l'un des centres d'hébergement est aujourd'hui complètement consacré aux demandeurs d'asile.
Comment en est-on arrivé là ? L'augmentation massive des demandes, ces deux dernières années, pour des raisons à la fois politiques (conflits armés, guerres civiles...) et très souvent économiques, se conjugue au changement de profil des demandeurs. Ce sont des familles avec enfants qui, pour la plupart, ne peuvent s'appuyer sur aucune communauté implantée en France, aucun réseau relationnel ou amical, pour les aider à leur arrivée. C'est le cas, par exemple, des ressortissants des pays de l'Est, de l'ex-Union soviétique, de Chine. Il est plus difficile de loger une famille qu'un homme seul. « Les demandeurs se tournent donc de plus en plus vers les structures d'hébergement », remarque Bruno Garcia, permanent régional de la FNARS Alsace.
Si les régions frontalières sont les plus touchées (Nord, Alsace, Rhône-Alpes, Provence-Alpes-Côte-d'Azur), le phénomène concerne tout l'Hexagone. Quant à la capitale, elle accueille « naturellement » 80 % des primo-arrivants. « Le système n'est plus adapté à la situation. Nous l'avons dit dans un livre blanc remis à Martine Aubry dès 1999 » (3), souligne Pierre Henry, directeur de France terre d'asile, association chargée de coordonner l'admission en centre d'accueil pour demandeurs d'asile (CADA). « Il faut un an et demi aujourd'hui pour obtenir une place en CADA contre six mois, il y a trois ans ! » Plus de 2 000 personnes sont sur liste d'attente dont 1 000 en région parisienne, pour celles que l'on connaît, ajoute Georges Elsholtz. Or, pour avoir accès à un CADA, il faut être demandeur d'asile en situation régulière, avoir entamé les démarches auprès de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) et ne pas avoir été débouté. L'effet boule-de-neige garantit donc la paralysie du système via l'allongement de la durée de la procédure.
« Le premier sésame - l'obtention de l'autorisation provisoire de séjour auprès de la préfecture - peut prendre aujourd'hui plusieurs mois en région parisienne. Pendant ce temps, les personnes n'ont aucun droit », déplore Jean Haffner, directeur du Cèdre, centre d'accueil pour demandeurs d'asile du Secours catholique. Ensuite, les délais de réponse et d'examen des dossiers par l'OFPRA se comptent en années : plus d'un an en moyenne, deux à trois ans pour les personnes déboutées qui intentent un recours. Les places en CADA se libèrent donc au compte-gouttes.
Que faire alors sinon recourir aux centres d'hébergement et au dispositif d'accueil d'urgence ? Dans le réseau de la FNARS, on estime que dans certaines régions dont l'Alsace, les demandeurs d'asile représentent aujourd'hui plus d'un tiers des hébergés en centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) (hors urgence), contre environ 1 % en 1998.
A Paris, le SAMU social qui gère le 115, permanence téléphonique d'urgence pour les sans-abri, reprend pied après deux années de vertige, écartelé entre sa mission initiale de veille sociale et l'aide à apporter à des familles de plus en plus nombreuses « qu'il n'était pas question de laisser à la rue », raconte Annick Momenceau-Lardet, directrice de la régulation. Fin 1998, le 115 était déjà débordé. Sans avoir les moyens de prendre en charge ces familles, il « bricole du mieux qu'il peut » en leur proposant un hébergement sec en hôtel, c'est-à-dire sans aide alimentaire ni accompagnement social. « Très vite, poursuit Annick Momenceau-Lardet, nous avons été interpellés sur le plan éthique par les conditions de vie que nous proposions à ces familles avec des enfants en bas âge. » Le 115 s'associe alors à d'autres associations, cherche des sponsors et « détourne » l'une de ses équipes mobiles qui apporte dans les hôtels lait, couches et aide alimentaire. Transformé, de fait, en service social d'urgence, le 115 suivait 111 familles dont 215 enfants en janvier 2000; 332 familles dont 589 enfants en juillet 2000. Ce n'est plus le cas désormais. Le 115 vient d'être déchargé de cet accueil en première ligne.
En 1999, sur 30 907 demandes, l'OFPRA a rendu 24 151 décisions :
19 492 ont donné lieu à un rejet, 4 659 à un accord, soit 19,3 % ;
le nombre de demandes était à peu près équivalent entre l'Afrique (10 441) et l'Asie (11 158 dont 5 169 pour la Chine) ;
sur 8 450 demandeurs d'asile européens, la grande majorité vient des pays de l'Est et de Turquie. Sur les neuf premiers mois de l'année 2000, la demande a augmenté de 31 % par rapport à la période correspondante en 1999. OFPRA : 45, rue Maximilien-Robert -94136 Fontenay-sous-Bois cedex -Tél. 01 48 76 00 00.
Face à la saturation générale de la capacité d'accueil des associations et à la nécessité de concevoir un accueil adapté à des familles avec enfants, la direction des populations et migrations prend des mesures au niveau national en ouvrant 1 000 places de pré-CADA, dont environ 120 places à Paris. Destiné à des familles en attente d'admission, suivies sur le plan social et médical, ce dispositif a, bien sûr, été engorgé à Paris dès son ouverture, constatent le CASP et le SAMU social.
Au niveau national, le ministère renforce les effectifs de l'OFPRA pour accélérer le traitement des dossiers. La direction des affaires sanitaires et sociales (DASS) de Paris, consciente de l'urgence et sensible à l'inquiétude des associations, met en place à la demande du SAMU social, une plate- forme d'accueil des demandeurs d'asile en août 2000 pour gérer les nuitées en hôtel. A cette date, 1 600 personnes y séjournaient. Le CASP est chargé de coordonner le dispositif, composé du Service social d'aide aux émigrants et de France terre d'asile. Il a pour mission de s'occuper des familles primo-arrivantes et d'assurer l'accompagnement et le suivi de toutes les familles qui résident en hôtel.
Quelques mois plus tôt, en mars 2000, le gouvernement a annoncé un plan national : aux 1 000 places supplémentaires en CADA prévues en 2000 s'en ajouteront 1 000 autres en 2001, dont 500 devraient être disponibles par anticipation avant la fin de l'année 2000.
Des efforts louables, que ne conteste pas le secteur associatif, mais qui ne répondent pas au malaise des professionnels. Quel sens, en effet, peut prendre le travail d'accompagnement social mené par les associations lorsqu'elles savent que 80 % des demandeurs seront déboutés ?Comment travailler avec des personnes qui resteront néanmoins sur le territoire français dans l'illégalité ? Que signifie alors l'insertion ? Pourquoi l'administration française prononce-t-elle des arrêtés de reconduite à la frontière qu'elle exécute très rarement en demandant aux CHRS d'expulser les personnes hébergées, par ailleurs prises en charge au titre de l'aide sociale financée par l'Etat ? Comment comprendre les directions départementales des affaires sanitaires et sociales qui refusent d'accorder cette prise en charge aux étrangers en situation irrégulière, déboutés, etc., qui résident en CHRS alors que ces structures ont une obligation légale d'accueil, quelle que soit la situation administrative des intéressés ? « On fabrique de la délinquance obligatoire et de l'assistanat obligé », assène Pierre Henry. « Le système produit lui-même ses sans-papiers, avec toutes les conséquences sociales que l'on connaît ; les travailleurs sociaux sont découragés », confirme Georges Elsholtz. « Ils sont très mal à l'aise sur le plan éthique ; ils ont le sentiment de ne pas remplir leur mission d'insertion sans pour autant renoncer à accompagner. Mais dans quel but ? », analyse, pour sa part, Bruno Garcia.
Au-delà de la réponse à l'urgence, l'interpellation des associations est plus grave. Ces dernières dénoncent le manque de moyens persistant malgré les efforts accomplis et réclament notamment le renforcement de ceux de l'OFPRA (4), l'ouverture de places d'hébergement, le rétablissement du droit au travail supprimé en 1991, le versement d'une allocation durant tout le temps de la procédure pour les demandeurs non hébergés en centres.
Elles dénoncent aussi l'absence d'orientations nationales claires. Mieux vaudrait sans doute une véritable politique de l'immigration qui dise son nom et fasse cesser l'hypocrisie ambiante. Et qui permette d'éviter ou de limiter des drames humains présents et à venir et définisse un cadre pour l'action de ceux qui les accompagnent. Fait plutôt rare, la DASS de Paris s'est interrogée récemment, dans un document de réflexion interne, « sur les limites d'une politique réduite à la seule dimension humanitaire, faute d'envisager des solutions globales (politique de l'immigration, de l'emploi) justifiées par la situation ».
Celle-ci reste néanmoins aussi complexe qu'explosive. Et surtout pernicieuse. Augmenter les moyens certes, mais jusqu'à quand l'Etat va-t-il jouer les Danaïdes en versant des subsides dans un tonneau sans fond, sans cadre défini ? Autre effet pervers : si on améliore les délais de procédure, on fluidifie l'ensemble du circuit. On encourage ainsi les demandes et on engorge à nouveau le dispositif, explique un responsable associatif. Difficile, de surcroît, de décourager les demandeurs lorsque certains pays, comme la Chine, facilitent la fuite de leurs ressortissants pour tenter de résorber leur propre taux de chômage.
La vraie question, pour France terre d'asile, « c'est de savoir qui aura le courage politique de s'attaquer à un problème qui dépasse largement le droit d'asile et concerne l'Union européenne. On est entré dans l'ère des migrations. Il faut cesser de raisonner en termes d'immigration zéro et essayer d'anticiper en réfléchissant au niveau européen à des solutions mixées entre politique migratoire et co-développement. »
A quelques mois des municipales, le courage politique, de quelque couleur qu'il soit, risque en effet de manquer. La peur d'attiser sur leur nom les dérives xénophobes ne taraudent pas seulement les (futurs) élus. Associations et professionnels entendent faire passer clairement leur message : s'ils dénoncent les conditions d'accueil des demandeurs d'asile en France, ils n'en remettent pas le principe en question. Au contraire, ils sont prêts à défendre leur cause. Au nom du droit, au nom de leur mission, mais aussi d'une éthique fondée sur les droits de l'Homme.
Dominique Lallemand
(1) Dépendant de la direction de la population et des migrations du ministère de l'Emploi et de la Solidarité, il comptait, au 1er mars 1999, 63 centres d'accueil pour les demandeurs d'asile (environ 3 000 places) et 28 centres d'hébergement provisoire (1 000 places destinées aux personnes ayant obtenu le statut de réfugié) répartis sur 28 départements.
(2) Délégation régionale FNARS Alsace : 44 a, avenue de la République - 68000 Colmar - Tél. 03 89 23 26 77.
(3) Voir ASH n° 2104 du 29-01-99.
(4) A l'instar du député Louis Mermaz, dans son rapport sur les zones d'attente et centres de rétention - Voir ASH n° 2189 du 17-11-00.