«Les “affaires” ne concernent pas seulement le monde politique ou l'entreprise. Le secteur sanitaire, médico-social et social à but non lucratif n'est malheureusement pas épargné depuis quelques années et les questions n'ont pas manqué d'affluer, venant l'interroger sur sa crédibilité et donc sur sa probité. Certes, vis-à-vis des malversations, la quasi- totalité des associations et des professionnels, particulièrement les cadres de direction, ont le sentiment d'être confrontés à des événements qui leur sont totalement étrangers et ne reflètent en rien la réalité de leur quotidien. Mais ces affaires, du moins celles qui sont avérées, empoisonnent le secteur avec le dernier épisode en date, le scandale du Comité d'études et de soins aux polyhandicapés (CESAP) et du Centre régional pour l'enfance et l'adolescence inadaptées (CREAI) Ile-de-France, désespérant, nauséabond et humiliant pour ses acteurs engagés et désintéressés. L'argent qui n'aurait dû être qu'un moyen devient finalité où l'absence de bornes peut conduire à une dérive extrêmement dangereuse qui pourrait aboutir, si l'on n'y prend garde, à l'avènement du pire. Quels que soient les prolongements judiciaires, le “politique” reste cependant détenteur de la “clé” du problème sous la vigilance constante des citoyens.
« Les affaires sont les symptômes les plus spectaculaires d'une maladie plus profonde, qui ronge la société depuis une vingtaine d'années. Les années fric sont passées par là, avec, pour exemples, un ex-ministre de la ville qui trône aujourd'hui sur les planches (comme quoi on peut survivre médiatiquement à un passé sulfureux) et l'exaltation permanente et consensuelle des gagneurs, d'où certains flirts avec l'affairisme et des familiarités avec la législation. Les valeurs de l'argent et du pouvoir et ses frasques semblent ainsi l'emporter dans toutes les sphères de la société envahies par une marchandisation et donc une “économisation” de la vie, favorisant ainsi la corruption des esprits.
« Pour notre part, nous avons la naïveté de penser que la fonction de responsable n'a de sens et de noblesse qu'au service d'une population de personnes handicapées, inadaptées ou en grande difficulté, accueillies, aidées, accompagnées au sein de structures. Il y en a qui ne la conçoivent que pour leur propre compte en jouant d'un luxe de combines et de relations étroites avec des réseaux de complicités où l'on confond allègrement biens publics et affaires privées, variante d'un consumérisme qui refuse de dire son nom. Les misères et les souffrances humaines sont, pour certains, une source inépuisable de profits illicites. Et Pierre Bourdieu évoque comment, dans une période de crise de la société égyptienne ancienne, on voyait fleurir chez les dirigeants, la corruption corrélative au déclin du respect de la chose publique.
« Même si elle n'est pas en soi illégale, la recherche de placements financiers en tant que pratique courante ne peut que choquer, de la part d'organisations qui, statutairement, n'ont pas le droit de faire des bénéfices. Se lancer dans la multiplication d'opérations financières douteuses, c'est finalement se détourner des missions initiales pour privilégier un système où l'argent devient “hégémonique”, pour reprendre les propos d'Edgar Morin. Ces placements ne sont-ils pas aussi la conséquence des budgets sociaux perpétuellement sur la corde raide et la promotion de l'argent facile ne porte-t-elle pas en germe le risque de ruiner l'idéologie du devoir, plus référencée à quelque chose d'inepte et de totalement secondaire ?
« Dans les affaires, comme en toutes autres, la justice doit passer dans la mesure où personne ne se trouve au-dessus des lois et la responsabilité exercée consiste à vouloir répondre consciemment de ses actes ou décisions et de leurs conséquences, où la dimension morale compte. Avec, au passage, un autre principe :celui de la présomption d'innocence, proclamée par la déclaration de 1789, qui existe et doit être réaffirmée comme un droit essentiel de la démocratie. Quand il y a dérives, elles doivent être reconnues et corrigées, et quand il y a abus de confiance et escroquerie, ils doivent bien sûr être sévèrement sanctionnés.
«Les pouvoirs publics répètent tous les jours leur impuissance à agir sur “l'état de la société” et de sa décomposition, qui s'accompagne naturellement d'un affaiblissement des valeurs, et l'insuffisance des contrôles s'avère alors patent. Mais ceux-ci et, en particulier, l'Etat ont transféré aux associations leurs propres responsabilités dans le domaine de la solidarité et ils ne peuvent donc se dérober à intervenir sur la marche des choses. Aussi, ils ne peuvent pas se dire dépassés par les événements ou dépossédés de pouvoirs dans un secteur que l'on sait sous haute surveillance et donc très contrôlé.
« Quelle que soit la place que l'on occupe, il est salutaire de faire preuve de lucidité et de courage, afin de dénoncer ces pratiques-là et d'exiger l'instauration de contrôles plus systématiques, parce qu'il s'agit des deniers publics. Et si les pouvoirs publics ne peuvent rester à l'écart des débats, la complicité par le silence de tout un chacun par ignorance ou par peur est toujours coupable. Il y a urgence parce que le discrédit qui plane peut semer définitivement le doute sur la probité du secteur. Il n'en a vraiment pas besoin.
«Chacun doit s'assigner des frontières éthiques, qui concernent autant le sens et la cohérence de ses actes que les valeurs dans l'ordre de l'humain qui ont du prix parce que précisément elles n'en ont pas. Mais, comme le souligne le philosophe Gilles Lipovetsky, l'éthique a des rapports paradoxaux entre celle proclamée et les réalités de la société dans la mesure où toute justification morale débouche sur des effets immoraux. Une réflexion d'ensemble et stimulante sur l'éthique de la responsabilité paraît néanmoins indispensable, sur sa place et son usage aujourd'hui, sans tomber naturellement dans le “vertuisme”.
« Il s'agit d'exiger une action “propre”, avec des principes intangibles et des mesures matrices de nos comportements individuels et collectifs.
« Sur le plan des principes, l'exercice d'une fonction ne peut être qu'irréprochable parce que la fin, aussi louable soit-elle, ne justifie pas les moyens. L'exemplarité se situant à la hauteur de la responsabilité (et par voie de conséquence du pouvoir dont on dispose) avec des actes qui engagent non seulement son autorité morale, mais aussi sa compétence, avec un attachement au service (du) public dans la nécessaire humilité de l'action et sans céder aux multiples tentations financières. Mais l'engagement à assumer des missions de responsabilité, et dans des conditions difficiles, ne doit pas masquer que les droits et devoirs, que l'on exige des usagers, soient aussi mieux actés afin d'éviter les dérives précitées.
« Au niveau des mesures, les contrôles doivent être diligentés de manière plus systématique par les financeurs, avec un renforcement des procédures de contrôle des comptes, à tout moment et sans pression, de l'exercice budgétaire en cours (obligation de la double signature, exigence de l'auto-contrôle selon les principes du management participatif...). Veiller à ce que la gestion des structures et avantages personnels ne soient pas intimement liés et notamment dans la réalité des compensations liées à la fonction. Ce qui suppose l'exigence de documents budgétaires détaillés en adéquation avec des besoins clairement iden- tifiés et des dépenses dûment justifiées.
« La sortie des affaires passera, sans aucun doute possible, par la mise en pratique de dispositions lézardant l'organisation d'un système parfois impénétrable. Mais ces dispositions évidemment non exhaustives ne constitueront pas une assurance tous risques et la réhabilitation du sens ne peut donc provenir que de l'exemple dans le registre de l'éthique. Alors comment ne pas souscrire à ce que disait Montesquieu : “Lorsque la force de la vertu cesse, la république est une dépouille.” C'est valable pour tout le monde et l'histoire rattrape toujours ceux qui ont voulu ruser avec elle. Encore que la justice ne se décline pas forcément de la même façon selon la position sociale de chacun, la qualité de ses soutiens et surtout l'épaisseur de son portefeuille. Il y a des décisions urgentes à prendre pour que notre secteur ne soit pas identifié au monde quelque peu trouble du politique. Quoi qu'il en soit, le professionnel avisé du social sera toujours ce mélange indéfinissable de qualités de cœur, de hauteur de vue, de conscience sociale, de modestie et surtout... de désintéressement. »
Laurent Gavelle Directeur d'un établissement médico-social du secteur associatif et formateur 42, rue Jean-Jacques-Rousseau - 92130 Issy-les-Moulineaux -Tél. 01 46 48 85 85.
(1) Voir ASH n° 2184 du 13-10-00.