18 % des Européens - soit près de 60 millions de personnes - vivent aujourd'hui avec un revenu inférieur à 60 % du revenu moyen de leur pays. Si la lutte contre l'exclusion sociale relève, avant tout, de la compétence des Etats membres de l'Union européenne, cette subsidiarité n'est pas incompatible avec la mise en œuvre d'une stratégie définie au niveau européen. Laquelle sera formellement adoptée lors du sommet des chefs d'Etat et de gouvernement, les 7 et 8 décembre, à Nice (1).
Engagés sur le terrain aux côtés des populations les plus vulnérables, les partenaires de l'action sociale locale veulent être associés à l'élaboration de cette politique. Ils l'ont affirmé haut et fort, lors d'un récent colloque organisé à Lille par plusieurs réseaux européens (2). Les élus de collectivités territoriales et les responsables publics et associatifs de services sociaux, réunis lors de cette manifestation, ont eu l'occasion de confronter de nombreuses initiatives dont ils jugent qu'elles constituent autant de « bonnes pratiques », susceptibles d'être adaptées aux différentes réalités nationales. Travailler dans le cadre de structures et de cultures variées, fruits de traditions socio-historiques qui ne le sont pas moins, n'empêche pas les Européens, en effet, de se retrouver sur la pertinence d'un certain nombre d'approches. La définition de réponses personnalisées, élaborées et mises en œuvre avec la participation des publics concernés, semble, ainsi, constituer un gage majeur d'efficacité. C'est aussi pour les intéressés, le moyen de passer de la position de consommateurs de services sociaux à celle d'acteurs et de citoyens.
En dépit de législations sociales avancées, de nombreuses personnes se trouvent en situation d'exclusion, car elles ne connaissent pas leurs droits et/ou la marche à suivre pour y accéder. A cet égard, le travail de simplification des documents administratifs, opéré en Belgique avec la collaboration des administrations concernées, mais aussi et surtout celle d'usagers regroupés dans le cadre associatif, présente des avantages évidents. Les utilisateurs gagnent en autonomie, car ils n'ont plus besoin d'une aide extérieure pour remplir leurs formulaires et évitent, ainsi, de se trouver pénalisés par des retards de paiement. Quant aux administrations, elles peuvent, bien sûr, traiter plus facilement et plus rapidement des documents correctement rédigés.
Aux Pays-Bas, l'institutionnalisation de la concertation avec les populations les plus démunies et leurs représentants constitue un exemple particulièrement développé de démocratie participative. S'enracinant dans une longue tradition de dialogue avec les différents acteurs de la société, la stratégie néerlandaise de renforcement de la cohésion sociale est fondée sur le droit des citoyens à l'auto-détermination, explique Paul Lemmen, responsable de l'association Divosa, qui regroupe les directeurs de services sociaux municipaux. Au niveau national, précise-t-il, une conférence sociale est organisée chaque année depuis 1996 : les usagers sont présents à ces rencontres, à titre individuel et au travers de leurs associations. Ils ont l'occasion d'y débattre avec les responsables des différents ministères impliqués dans la lutte contre la pauvreté, ainsi qu'avec les représentants des services sociaux, des Eglises et des syndicats (rejoints, en 1999, par des employeurs). Organisés en ateliers de travail thématiques, ces forums accordent une grande importance à l'expression des titulaires d'allocations. Pour la faciliter, des formations à la participation et à la négociation, financées par les pouvoirs publics, sont proposées aux intéressés, et des assises régionales portant sur les thèmes qui feront l'objet des échanges nationaux, permettent de s'y préparer.
Loin d'être uniquement des lieux de débat, ces conférences débouchent sur des résultats concrets. L'un d'entre eux est la loi de juillet 1998 qui a rendu obligatoire, dans chaque ville, la création d'un conseil d'allocataires sociaux. « Aujourd'hui, déclare Paul Lemmen, plus de la moitié de nos 500 municipalités - les plus importantes d'entre elles - sont dotées de tels conseils. Bénéficiant d'un budget propre et d'un secrétariat indépendant, ils exercent une influence réelle sur les décisions politiques et l'organisation de nos services sociaux. » En outre, ils favorisent l'instauration d'un climat de respect mutuel entre tous les protagonistes, renforcé par les formations conjointes, organisées par Divosa, qui réunissent professionnels et allocataires.
En France, commente Geneviève Garros, vice-présidente du centre communal d'action sociale (CCAS) de Quimper, « nous avons cette même recherche de travailler avec les usagers et la loi de lutte contre les exclusions nous y invite d'ailleurs expressément. Mais sans nous dire comment il faut s'y prendre. » Interpellée par un comité de chômeurs désirant savoir ce que la ville faisait pour eux, la municipalité d'Angers reconnaît avoir été également très embarrassée. « Nous avons beaucoup tergiversé avant d'enfin admettre l'idée de se mettre autour d'une table pour parler avec les intéressés », explique le maire-adjoint chargé des questions sociales. Ce dialogue s'est révélé fécond : il a notamment contribué à réorganiser la politique tarifaire des services publics locaux et à produire un guide pratique à l'usage des chômeurs. L'expérience du comité local de lutte contre les exclusions, qui fonctionne à Miramas (Bouches-du-Rhône) depuis deux ans, s'avère également concluante : « Nous n'avons pas encore abouti à de grandes réalisations, mais ce qui est en train de changer, c'est le regard du politique sur les personnes en situation de précarité, et réciproquement », estime Marcel Lopez, responsable du CCAS.
Cette redécouverte, pragmatique, des vertus de la démocratie comme outil d'intégration, rencontre aussi, outre- Manche, la volonté politique d'optimiser l'utilisation de ressources mieux ciblées et le désir des allocataires d'obtenir des réponses réellement adaptées à leurs besoins. Mettant en avant les notions d'égalité des chances et de citoyenneté active, l'approche britannique encourage particulièrement le partenariat avec le secteur associatif. « Nous aidons les usagers à constituer des groupes (jeunes, personnes âgées ou handicapées, mères isolées, minorités ethniques, etc.), que nous consultons avant toute prise de décision, voire que nous subventionnons pour gérer, eux-mêmes, la fourniture des services qui leur sont destinés », explique Ian Davey, responsable de l'action sociale de la ville de Rochdale, dans le nord-ouest de l'Angleterre. Donner la parole aux intéressés implique de transformer ses habitudes de travail, surtout quand les usagers dénoncent une organisation « conçue pour renforcer leur dépendance », ajoute-t-il. Tel était le sentiment des personnes handicapées, dont le mouvement, puissant au Royaume-Uni, a obtenu une plus grande marge de manœuvre sur différents plans. Ainsi, par exemple, les personnes handicapées peuvent aujourd'hui percevoir le versement d'une prestation qui leur permet de recruter, elles-mêmes, l'assistant de leur choix, ou préférer, comme par le passé, bénéficier d'une aide à domicile, embauchée et rémunérée par la ville. « Grâce à cette formule du paiement direct, c'est moi qui contrôle la situation, souligne Jill Elsworth, membre du groupe des usagers handicapés de Rochdale. Julie et Janet sont là pour m'aider à m'occuper de mon bébé, pas pour le faire à ma place et doivent suivre mes propres instructions. »
Dans les différents pays européens, les acteurs locaux partagent ce même souci de rapprochement avec les populations, pour mieux prendre en compte la spécificité de leurs besoins. « Nous nous orientons, de plus en plus, vers des politiques d'accompagnement personnalisé, avec des aides publiques distribuées de façon plus sélective et individualisée », déclare, en ce sens, Michel Rocard, président de la commission des affaires sociales du Parlement européen. Par rapport à ce travail-là, ajoute l'ancien Premier ministre, l'Europe est un intéressant « club d'échanges des savoirs ». Les promoteurs de l'action sociale locale l'entendent bien ainsi. Mais ils ne veulent pas en rester là. Affirmant le bien-fondé d'une logique de la participation qui mise sur la responsabilisation des personnes en situation d'exclusion, eux aussi souhaitent, comme les usagers, être « associés, par les autorités européennes, à l'élaboration des politiques sociales ».
Caroline Helfter
Toute comparaison entre les Quinze implique une analyse fine des réalités, tant les notions et les pratiques diffèrent d'un pays à l'autre. On peut néanmoins les regrouper à l'intérieur de quatre grandes familles « d'Etat social », selon Hugues Feltesse, directeur général de l'Uniopss (3) .
La première rassemble les pays scandinaves (Danemark, Finlande, Suède) : la protection sociale y est considérée comme un droit de tous les citoyens et la fourniture universelle de services et prestations, d'un niveau élevé, s'effectue sous la responsabilité directe des autorités publiques (centrales et locales) à l'exception de l'assurance chômage qui est gérée par les syndicats.
Un deuxième groupe d'Etats comprend l'Allemagne, l'Autriche, le Benelux et la France. Ils se caractérisent par une protection sociale qui a été construite en lien avec la position de salarié (ou de membre de sa famille) même si elle tend à devenir plus universelle (comme avec la CMU française). Dans ces pays, la définition des prestations, proportionnelles au revenu et leur financement à travers les cotisations sociales reflètent largement une logique d'assurance, avec des niveaux qui peuvent varier selon les groupes professionnels. On y note également une participation active des partenaires sociaux à la gestion des systèmes d'assurance (en particulier dans le domaine de la santé), qui préserve un degré d'autonomie par rapport aux autorités publiques.
Au Royaume-Uni et en Irlande, les prestations autres que les soins de santé sont le plus souvent sous condition de ressources. L'organisation institutionnelle des systèmes de protection sociale de cette troisième famille est, comme celle des pays scandinaves, entièrement gérée par l'administration publique (y compris l'assurance chômage) ; cependant, à la différence de la Scandinavie, la place du secteur associatif dans la fourniture de services et de prestations (beaucoup plus modestes) est très importante.
Le quatrième ensemble réunit les Etats d'Europe du Sud (Espagne, Grèce, Italie, Portugal), où les systèmes de protection sociale, encore très hétérogènes, sont en phase de développement. Ainsi la mise en place des systèmes nationaux de santé à vocation universelle s'est effectuée au cours des 15 dernières années. On observe également, en Europe du Sud, le poids comparativement très important des retraites dans les dépenses sociales, l'absence de système national de revenu minimum, sauf au Portugal, et la place encore essentielle de la protection sociale invisible assurée par les femmes et les familles. Sur le plan institutionnel, l'organisation est mixte (Etat et partenaires sociaux) et l'implication associative notable, mais le rôle de l'Etat est moindre dans ces pays du sud de l'Europe que chez les autres membres de l'Union.
(1) Voir ASH n° 2185 du 20-10-00.
(2) Colloque européen de l'action sociale locale, du 27 au 30 septembre 2000. Rens. : Union nationale des centres communaux d'action sociale - 6, rue Faidherbe - BP 568 - 59208 Tourcoing cedex - Tél. 03 20 28 07 50 - Voir ASH n° 2182 du 29-09-00 et n° 2183 du 6-10-00.
(3) Correspondante en France du réseau European Anti Poverty Network, l'Uniopss prépare un ouvrage sur la lutte contre la pauvreté et l'exclusion en Europe, à paraître à La Documentation française - Uniopss : 133, rue Saint-Maur - 75011 Paris - Tél. 01 53 36 35 07.