« J'ai vu des personnes atteintes d'un cancer attendre que ce soit reconnu et pris en charge à 100 %pour se faire soigner. Il y a parfois des délais qui peuvent aller jusqu'à six mois et être fatals pour certains malades. » Pour Marie-Lise Dupuits, assistante sociale à la caisse régionale d'assurance maladie (CRAM) Nord-Picardie et coordonnatrice du Réseau santé pour tous (1), le déclic se produit à la fin 1994, lorsqu'elle voit débarquer, au cours de ses permanences, un nombre croissant de personnes en grande difficulté, incapables de régler leurs factures hospitalières. Le recours répété aux aides de secours aboutit à un sentiment flagrant d'inefficacité et à la nécessité de créer un réseau de partenaires destiné à faciliter l'accès aux soins et à la santé des populations les plus démunies. Avec la première réunion interpartenariale organisée en février 1995, le Réseau santé pour tous naît ainsi à Fourmies, principale ville de la Tiérarche, région du nord de la France durement touchée par la crise de l'industrie textile dans les années 70.
Avant de parvenir à réunir plus de 55 personnes autour d'une table, Marie-Lise Dupuits et Dominique Boyer, une assistante sociale de l'hôpital de Fourmies, ont pris leur bâton de pèlerin pour aller à la rencontre, deux mois durant, des partenaires potentiels. Le constat qu'elles en tirent est clair : nombre d'acteurs se plaignent eux aussi de l'imbroglio des démarches administratives et de leur manque de coordination, d'un isolement et d'une méconnaissance des autres institutions ainsi que d'une démotivation face à la complexité des demandes de la population. « Nous avons réalisé que notre malaise avait un écho chez les partenaires rencontrés, se souvient Marie-Lise Dupuits. Ils étaient demandeurs de solutions pour retrouver une efficacité, mais on les sentait fatigués par toutes les difficultés auxquelles ils étaient confrontés. » La constitution d'un réseau apparaît alors comme le meilleur moyen de mettre un peu de cohérence dans l'application des mul-tiples dispositifs existants et de rendre ainsi un service plus adapté aux usagers. Car les dysfonctionnements constatés plongent régulièrement les personnes en grande difficulté dans des situations financières inextricables, avec parfois des conséquence graves sur leur état de santé. Des procédures quelque peu « kafkaïennes », comme ces factures adressées aux patients démunis six mois plus tard par l'hôpital afin de leur laisser le temps de réunir la somme exigée, mais empêchant du même coup la mise en place d'un dossier d'aide médicale (auquel se substitue aujourd'hui la couverture maladie universelle).
Dès la première réunion, les partenaires jettent les bases d'un réseau original qui, de l'accès aux soins, sera étendu à la santé globale : bien-être physique, psychique, insertion par l'emploi, le logement. Ils créent d'emblée un comité de pilotage, afin d'associer les hiérarchies institutionnelles au travail des acteurs. Car « l'intervention d'un acteur du réseau reste soumise à l'aval de l'institution. Il s'agissait de permettre à l'ensemble des chefs institutionnels d'avoir un regard sur ce qui se passait et de valider les productions du réseau », explique Marie-Lise Dupuits. Une autre spécificité réside dans l'organisation de deux groupes de travail distincts : le premier chargé de se pencher sur les procédures administratives et d'apporter le minimum de cohérence indispensable à un véritable accès aux soins (il va mettre en place notamment un guide partenarial résumant missions et compétences de chacun et une cellule d'accueil hospitalière destinée à résoudre les difficultés administratives) ; le second planchant sur la perception de l'accès aux soins et à la santé par les professionnels du réseau.
Au rythme d'une réunion mensuelle, les membres des groupes de travail vont surtout chercher à se connaître, à évaluer les domaines d'intervention et les modes de fonctionnement de chacun afin de permettre une meilleure coordination de leurs moyens. Pour faire face aux a priori négatifs, le plus souvent issus d'une méconnaissance des autres ou encore à certains réflexes « identitaires », les responsables du projet (étendu en novembre 1998 à l'ensemble du canton) sortent là encore des sentiers battus. Ils sollicitent un systémicien pour animer l'important groupe de travail - une quarantaine de personnes -chargé de réfléchir sur la perception de l'accès aux soins et à la santé. « Grâce à la compréhension des systèmes, des fonctionnements qu'apporte la systémie, on pensait qu'on pouvait modifier le regard des professionnels et créer une culture commune », argumente Marie-Lise Dupuits. En outre, ajoute-t-elle, cette approche a permis d'introduire de nouvelles « règles implicites ». En aidant les acteurs du réseau à mieux comprendre le fonctionnement des autres institutions partenaires, ainsi que leurs réalités et leurs limites, l'intervention du systémicien a fait abandonner à nombre de participants du réseau des comportements subjectifs susceptibles in fine de rendre l'accès aux droits plus difficile pour les personnes en situation précaire. Il s'agissait notamment, précise Jean-Pierre Crohin, directeur du centre communal d'action sociale de Fourmies, « de ne plus rester dans l'idée que c'est l'autre qui ne fait pas son travail et que c'est la raison d'un dysfonctionnement ». Une évolution des mentalités que reconnaissent aujourd'hui tous les participants au réseau. « L'apport du systémicien, explique Philippe Decroix, médecin à l'Association pour la réhabilitation d'initiatives médico-sociales (ARIMS) entrée dans le réseau en 1998, c'est d'avoir facilité la mise en commun des moyens et évité l'écueil majeur des enjeux de pouvoir et les frustrations. » Mais au-delà de cette collaboration extérieure jugée nécessaire au vu de la taille du réseau, le dispositif a surtout fonctionné grâce à la rigueur éthique des partenaires. Pas question en particulier de déroger au principe de l'anonymat des cas évoqués lors des réunions. Attitude indispensable pour éviter la toute-puissance des professionnels vis-à-vis de l'usager, et surtout l'intrusion de l'affectif dans l'analyse d'une situation.
Cinq ans après le lancement du dispositif, cette rigueur a porté ses fruits. Aujourd'hui, le réseau a réussi le pari de rassembler 86 acteurs des champs administratifs, sanitaires et sociaux issus de 43 institutions différentes (2). En 1998, les partenaires ont franchi une nouvelle étape en s'ouvrant à des professionnels de compétences différentes et complémentaires, telle l'Association pour la réhabilitation d'initiatives médico-sociales. En accordant, via la signature d'une charte partenariale en novembre 1999, un pouvoir décisionnel aux acteurs de terrain, les institutions ont, elles aussi, fait preuve de leur capacité de changement.
Néanmoins, c'est sur le terrain que les évolutions sont les plus sensibles. La meilleure connaissance des uns et des autres, une communication plus rapide et plus efficace ont favorisé une meilleure coordination des moyens et permis des réponses plus rapides. « Grâce au réseau, j'ai, par exemple, pu faire appel à des fonds de secours pour aider un bénéficiaire du RMI qui avait besoin d'urgence de lentilles », raconte Monique Chappat, correspondante RMI. D'autres encore évoquent le recours aux associations du réseau afin de transporter une personne malentendante jusqu'à Lille pour une consultation ou pour dépanner financièrement une jeune mère de famille souffrant de graves problèmes dentaires à la suite d'une décalcification. Certains, enfin, détaillent les ponts financiers imaginés pour aider les personnes qui voient leurs ressources suspendues, lors d'un changement de statut. « On essaie de trouver des solutions pour que celles qui passent par exemple du RMI à l'allocation aux adultes handicapés, ou à l'allocation de parent isolé ne tombent pas dans une démarche d'assistanat à cause de ces deux mois d'interruption », note Marie-Lise Dupuits. D'ailleurs, l'évaluation réalisée par un médecin de santé publique fait état d'un taux de résolution des situations proche de 80 %.
Pas question pourtant de céder à un triomphalisme excessif, notent les partenaires, encore démunis face à certaines situations. « Par exemple, pour les jeunes de 18 à 25 ans, explique la coordonnatrice, si la famille ne peut pas les assumer, le réseau ne sait pas quoi faire. » En outre, malgré la collaboration entamée depuis cinq ans, la rigidité des textes ne peut pas toujours être contournée pour faciliter l'accès aux droits. « Il y a des choses qu'on ne peut dépasser, comme les barèmes qui font que, pour 10 ou 20 F quelquefois, les gens n'accèdent pas à une mesure d'aide », pointe Marie-Lise Dupuits. Quant à la couverture maladie universelle, les acteurs y voient une source de complexité accrue pour les populations précaires au sens où elle a souvent multiplié les guichets.
Des limites qui n'empêchent pas les partenaires d'envisager des évolutions, notamment en interrogeant l'usager sur sa perception de l'accès aux soins, et plus globalement à sa santé. Certains évoquent également la possibilité d'étendre le travail entrepris à une catégorie d'usagers plus large et à d'autres acteurs tels le collège ou l'entreprise. « Cela permettrait à ces nouveaux intervenants, explique Philippe Decroix, d'imaginer les compétences qu'ils peuvent avoir en matière de santé et de bien-être et les manières de les faire évoluer. »
Henri Cormier
L'intervention d'un systémicien dans la pratique de réseau se développe-t-elle ? - Nous sommes plusieurs à utiliser de plus en plus l'approche systémique sur des réseaux beaucoup plus larges que la famille. Il est vrai qu'en France, qui reste un fief analytique et ne découvrira la systémie qu'à partir des années 80, c'est assez innovant. Quels rapports peut-il y avoir entre le système familial et le réseau ? - L'idée générale est la même, à savoir qu'un symptôme, au-delà de la souffrance et de la difficulté créées, a un effet régulateur et permet à l'ensemble de fonctionner. Dans un réseau, on pourra observer par exemple que des dysfonctionnements ne sont pas obligatoirement négatifs, mais qu'ils alimentent au contraire le maintien et l'identité d'un service. Quels sont les apports du systémicien dans l'organisation d'un tel réseau ? - J'ai essayé de montrer comment chaque institution justement développe, à partir de son programme officiel, des logiques, des manières de faire et comment elles ont tendance en particulier à se protéger. On a travaillé sur ces logiques internes, qui parfois peuvent devenir « folles » et bloquer l'ensemble des processus avec les autres partenaires. Propos recueillis par H. C. Jacques Pluymaekers est thérapeute familial et systémicien, responsable et formateur à l'Institut d'études de la famille et des systèmes humains de Bruxelles.
(1) Réseau santé pour tous : Service social CRAM Maubeuge - place de Wattignies - 59607 Maubeuge cedex - Tél. 03 27 69 22 71.
(2) Notamment la mairie de Fourmies, le conseil général, la DDASS, la CAF, la CRAM, l'UDAF, l'ANPE, le Trésor public, l'Education nationale, différents centres hospitaliers de la région et des associations telles que la Croix-Rouge française, l'ARIMS, les Restos du cœur ou le Secours catholique.