Il y a une vingtaine d'années, une assistante sociale de l'hôpital psychiatrique de Lausanne (Suisse) recevait des patients qui voulaient sortir de l'institution. « Ils se vivaient comme victimes de l'injustice sociale », se souvient Madeleine Pont (1) qui leur propose alors de se réunir. Solitude, honte, culpabilité, impuissance : ils partagent les mêmes sentiments et réalisent que leur image dans les yeux des autres leur fait plus de mal que la maladie elle-même. Ils créent leur journal Tout comme vous. Pour dire aux autres que leur « folie » - hallucinations, bouffées délirantes, épisodes dépressifs - n'est pas constante et qu'il ne faut pas craindre de les côtoyer.
En quelques mois, le groupe passe de neuf personnes à une quarantaine et se constitue en association : le Groupe romand d'accueil et d'action psychiatrique (GRAAP) (2). Il se veut indépendant et trouve lui-même des financements pour ouvrir un bistro, de 8 heures à 23 heures, « un lieu où toujours trouver quelqu'un à qui parler ». Suivront un restaurant, une épicerie et divers ateliers qui maintenant font travailler quelque 200 personnes. Sont aussi organisées des animations pour tous : arts plastiques, chanson, théâtre. Aujourd'hui, le GRAAP, soutenu par la ville et de nombreux dons, compte 800 membres actifs et solidaires et un service social.
En France, plus de trois millions de personnes souffrent de troubles psychiques, soit 6 % de la population. Accueillis pour certains dans les structures intermédiaires, entreprises d'insertion (EI) et centres d'adaptation à la vie active. Chômeurs de longue durée, ils vivent dans le mal-être, l'anxiété, le repli. Et leur peur du lendemain peut s'exprimer par un comportement agressif, des absences répétées, la démission parfois. Pour les soutenir, en Lorraine, l'Union régionale des entreprises d'insertion a fait appel à une conseillère familiale et conjugale qui propose un accompagnement psychologique sur les lieux de travail. Son ambition : aider les personnes à évacuer leur trop-plein de souffrance, créer un lien de confiance pour qu'elles sortent d'une attitude fréquente de déni et acceptent de se faire soigner.
Grâce à l'évolution des traitements, plus efficaces et aux effets secondaires moins gênants, la durée des séjours en hôpital se réduit et les prises en charge ambulatoires se développent. Depuis 1990, l'institution est tenue de prendre en compte la dimension de l'aide au retour à la vie sociale, mission dévolue à la psychiatrie publique. A côté des soignants, des travailleurs sociaux coordonnent des actions en faveur des patients. Mais, c'est dès le stade de la fragilisation que devrait se faire la prise en charge multidisciplinaire. « On intervient généralement trop tard, quand le handicap est constitué, déplore le docteur Verra, psychiatre au Centre psychothérapeutique de Nancy-Laxou. Il faut, aux premiers signes d'alerte, prévoir la réinsertion dans une intervention parallèle aux soins, et développer des relations formalisées avec divers partenaires, ce qui existe déjà mais de façon encore insuffisante. »
S'il reste encore beaucoup à faire pour articuler de façon satisfaisante le sanitaire et le médico-social, les professionnels tentent de travailler en réseau pour trouver des alternatives à l'hospitalisation. Par le biais de conventions signées avec l'Etat et les collectivités locales, des associations gèrent aussi des parcs de logements offrant diverses solutions. Créée en 1981 dans les murs de l'hôpital de Nancy, l'association Ensemble (3) s'efforce d'aider les malades à s'installer en ville. Elle propose des hébergements thérapeutiques, d'urgence et de transition. Elle apporte également sa caution aux bailleurs ou sous-loue des appartements et va bientôt ouvrir une pension de famille en mixité sociale.
Pour appuyer les personnes face aux problèmes du quotidien, les services d'accompagnement à la vie sociale (SAVS), qui existent déjà auprès des personnes handicapées mentales, commencent à se développer pour des malades psychiques. Les éducateurs du SAVS de Carcassonne (Aude) (4) interviennent à domicile, soirées, week-ends et jours fériés, en collaboration avec les familles et les tuteurs. Leur pari :créer de nouvelles formes d'accompagnement respectant la dignité des personnes suivies.
Qu'on respecte leur liberté, c'est ce que revendiquent les malades qui aspirent à participer à la vie de la cité et n'acceptent pas qu'on décide pour eux. Comme ces personnes qui, ne voulant pas être stigmatisées, refusent la reconnaissance de travailleur handicapé qu'a demandée pour eux leur famille ou leur tuteur. Et on voit aussi se multiplier les groupes d'usagers réunis au sein de la Fédération nationale des associations de patients et ex- patients en psychiatrie (FNAP-Psy) (5).
Mais cette reconnaissance est également réclamée par l'entourage direct du malade. « Nous attendons de la psychiatrie de secteur qu'elle prenne mieux en compte la souffrance des familles », déclare Marie-Claude Barroche, présidente de l'association Espoir 54 (6), affiliée à l'Union nationale des amis et familles de malades mentaux (Unafam). Souhaitant mettre en place un programme psycho- éducatif à l'intention des parents et proches des malades qui ont besoin d'être soutenus, cette responsable regrette de ne pas trouver, dans les services psychiatriques, de soignants prêts à assurer cette formation. Au chapitre des satisfactions néanmoins, certains projets portés par son association vont bientôt se concrétiser :le conseil général de Meurthe-et-Moselle vient en effet de donner son feu vert à l'ouverture du premier service d'accompagnement à la vie sociale spécialisé dans la maladie psychique sur le département, tandis que le Fonds pour l'insertion professionnelle des personnes handicapées (Agefiph) a accepté de financer la création d'un dispositif d'insertion en milieu ouvert.
Pour la plupart des patients sortis de l'hôpital, être comme les autres passe principalement par un emploi rémunéré. Néanmoins, quand ils sont capables de travailler, les entraves sont nombreuses :l'intolérance au stress, l'alternance de périodes d'agitation et d'apathie, les conduites addictives, les difficultés relationnelles. Autant dire que leurs débouchés sont rarement pérennes : stage ou contrat emploi-solidarité, ce qui engendre un sentiment d'insécurité. Sachant qu'un contrat à durée indéterminée n'apaisera pas plus la personne qui aura l'impression d'être prise au piège dans un emploi à vie.
Les structures d'accueil et d'orientation (ANPE, missions locales, instructeurs RMI) sont souvent désarmées devant ce public dont l'évolution imprévisible implique un parcours chaotique et rebute les recruteurs. Sans compter que les dossiers de la commission technique d'orientation et de reclassement professionnel (Cotorep) reconnaissant la qualité de travailleur handicapé ne permettent pas de déceler les aptitudes des personnes. La simple mention « maladie mentale » ne suffit pas.
Or pour repérer ces aptitudes, il convient d'évaluer les capacités du malade sous traitement en prenant en compte les séquelles de ses troubles. Le Centre d'évaluation et de placement professionnel Espoir Morbihan (Ceppem) (7) a mené pendant 15 ans une recherche en entreprise sur les facteurs handicapants faisant obstacle à l'exercice d'une activité. Les études en ont mis en évidence 41. Un exemple parmi d'autres : la lenteur d'idéation ou difficulté à conceptualiser une consigne orale rapide, ce qui incite la personne qui la reçoit à ne pas l'exécuter. Un ensemble de tests a été mis en place pour détecter de façon fiable ces symptômes chez le candidat au travail. Grâce à cet outil, le Ceppem, centre d'expertise pour la Cotorep, procède à des orientations optimales. « On a multiplié par plus de 12 les résultats en terme de maintien dans l'emploi », se réjouit son directeur, Christian Toullec. Ainsi, un psychotique refoulé d'un centre d'aide par le travail parce qu'il a la manie de tout démonter, a été dirigé dans une casse-autos où il se révèle très efficace...
Pour ces publics sujets à rechute, il s'agit, plutôt que d'avoir recours à l'arrêt maladie, d'inventer des solutions plus souples : horaires adaptés, temps partiel, contrats à durée déterminée alternant périodes d'activité et de repos, annualisation garantissant un certain nombre de mois de travail sur une année. Et pour ceux qui ne sont pas prêts à se frotter au monde de l'entreprise, le milieu protégé doit encore s'adapter.
Placer le malade au cœur d'un ensemble coordonné d'actions et de partenaires, c'est ce qui se fait à Saint-Etienne où les services de psychiatrie, intégrés au CHU, ont organisé, à travers l'association Recherches et formations (ARS) (8) un partenariat tripartite : un contrat est signé entre l'équipe de soins, le service social, le centre d'insertion. Le malade stabilisé est accompagné tout au long de son parcours avec de possibles allers et retours, le droit à la rechute étant reconnu. Il entre d'abord dans un centre de réentraînement où il reste en moyenne une bonne année suivi par un référent. Puis il passe dans le droit commun en travaillant dans une entreprise d'insertion, Actiform, qui détache dans des entreprises clientes, des salariés encadrés. Associés aux autres travailleurs, ils s'impliquent davantage. Les échecs existent, néanmoins : il faut six mois pour savoir si la personne accroche. Ce dispositif intégré au système de soins a le mérite de sortir de l'insertion professionnelle stricto sensu et d'offrir une large palette de services concernant tous les aspects de la vie : logement, accompagnement social, activités culturelles et de loisirs.
Il est urgent de sortir les malades psychiques de la marginalité. A la demande des associations, une mission parlementaire a été chargée, en juin dernier, par Dominique Gillot, secrétaire d'Etat à la santé et aux handicapés, de proposer des pistes d'amélioration de leur prise en charge.
Françoise Gailliard
En Italie, la situation de la santé mentale varie d'une région à l'autre. Dans le Latium (Rome), on a fermé tous les hôpitaux psychiatriques. Des places sont réservées dans les hôpitaux généraux pour les patients en crise. La réinsertion se fait grâce à un réseau (9) de coopératives sociales cogérées par les malades, les éducateurs et les soignants. Méthode appliquée : on propose tout de suite un travail en atelier. Exemple : fabrication de jeux dans un parc public, réalisation d'un guide touristique avec les enfants des écoles. Double avantage : fournir un emploi rémunéré et faire accepter les psychotiques dans la ville.
(1) Lors du colloque « Citoyenneté et santé mentale » organisé les 21 et 22 septembre 2000 à Nancy par le Centre régional d'études et d'actions en faveur des personnes inadaptées de Lorraine : 78, bd Foch - 54526 Laxou - Tél. 03 83 90 58 64.
(2) GRAAP : rue de la Borde, 25 - 1018 Lausanne (Suisse) - Tél. 021/647 16 00.
(3) Ensemble : BP 1010 - 54521 Laxou cedex - Tél. 03 83 92 50 20.
(4) SAVS : Sous Rivoire - 44, chemin Rural - 1000 Carcassonne - Tél. 04 68 11 46 47.
(5) FNAP-Psy : 6, rue Saulnier - 75009 Paris - Tél. 01 42 46 51 19.
(6) Espoir 54 : 4, rue Chevert - 54000 Nancy - Tél. 03 83 53 26 57.
(7) Ceppem : 7, rue René de Kerviler - 56100 Lorient - Tél. 02 97 21 10 00.
(8) ARS : Hôpital de Bellevue - Pavillon 52 - 25, bd Pasteur - 42055 Saint-Etienne cedex 2 - Tél. 04 77 12 77 80.
(9) Site Internet :