Ras-le-bol de plus en plus virulent des riverains devant le développement du trafic de drogue dans leur quartier, désarroi des travailleurs sociaux face à cette montée de l'intolérance comme à l'inquiétante progression du sida parmi les toxicomanes. En 1986, l'urgence de répondre à cette situation amène une poignée d'habitants de la Goutte-d'Or et des professionnels de l'action sanitaire et sociale à se rencontrer. Leur refus de la haine et de la violence, et de la stigmatisation croissante d'un quartier déjà précarisé, fait écho au désir de certains toxicomanes de rompre leur isolement. Ensemble, ils créent en 1987 l'association Espoir Goutte-d'Or (EGO) (1).
Fondée sur la reconnaissance des compétences et de l'implication de chacun, celle-ci mise sur la solidarité pour contribuer à un développement pacifié du quartier. Le but n'est pas d'éradiquer la toxicomanie -même si bien sûr le chemin sera aussi pour certains celui de la sortie - mais de s'efforcer collectivement d'en gérer mieux les effets. La stratégie est double : éviter les risques sociaux découlant de la méconnaissance réciproque et du rejet qu'elle engendre ; réduire les dommages sanitaires liés à la toxicomanie et au VIH, renforcés encore par la marginalisation des intéressés.
« Il nous semblait indispensable d'agir pour enrayer la spirale de l'exclusion », commente un retraité du quartier qui participe depuis l'origine aux activités d'EGO. La toute première initiative de l'association consiste alors à ouvrir un espace d'accueil, sans condition d'accès, aux usagers de drogue - les « UD » dans le vocabulaire de la maison - considérés d'abord, comme des citoyens. « Ni deal, ni bagarres », telle est la seule règle du jeu, résume Rodrigue, 25 ans, l'un des 18 salariés de l'association. Un jeune, originaire de la Goutte-d'Or, très connu dans le quartier.
L'ouverture de ce local - où s'ancreront toutes les activités progressivement mises en œuvre - s'est accompagnée d'un travail d'explication auprès des différents acteurs locaux (élus, institutions, associations...), et en particulier des habitants, commerçants et pharmaciens. Jamais achevée, cette démarche vise à substituer la compréhension à l'agressivité et à tisser des relations entre tous les protagonistes amenés à coexister.
Mina, Jessie et Sully sont aujourd'hui employés par EGO pour effectuer ce travail de médiation. Ils passent chaque semaine dans les immeubles, spontanément et à l'appel des locataires ou des syndics. Ils vont aussi au-devant des commerçants comme des usagers de drogue, notamment des plus marginalisés d'entre eux. A l'écoute des uns et des autres, ces jeunes éducateurs du groupe « Première Ligne » - désormais intégré au dispositif plus large mis en place l'an dernier sur l'arrondissement (2) - tentent de régler et prévenir les conflits. A cet effet, ils s'efforcent notamment de faire comprendre aux « usagers de drogue » comment leur propre comportement (bruit, seringues qui traînent, etc.) explique pour partie le rejet dont ils sont l'objet. Et ils les informent de l'existence des structures médicales et sociales susceptibles de les aider quand ils ne les y accompagnent pas directement.
Ce travail, soutenu par les institutions (3), favorise l'instauration d'une dynamique plus solidaire - ou moins intolérante - dans le quartier. Aussi voit-on maintenant certains voisins passer au local de l'association donner des denrées alimentaires ou des vêtements pour les toxicomanes. Les riverains peuvent également venir parce qu'ils ont besoin d'un coup de main : remplir une feuille d'impôt, photocopier un document ou se faire expliquer un courrier. L'occasion alors pour eux de côtoyer les usagers de drogue autrement que dans la rue ou les cages d'escalier. « Cela participe à un changement des représentations habitants/ usagers, usagers/habitants, permettant à la fois une meilleure cohabitation et une intégration différente des usagers dans la vie de la cité », estime Lia Cavalcanti, psycho-sociologue et secrétaire générale de l'association.
Entre 13 h et 19 h, ils sont plusieurs centaines chaque semaine - parmi lesquels de nombreux habitués - à fréquenter le local d'EGO. Il s'agit d'hommes dans 80 % des cas, âgés d'une trentaine d'années. D'origines culturelles variées, ils connaissent, pour la majorité d'entre eux, une même situation d'isolement et de précarité. Beaucoup viennent sans demande particulière pour profiter du lieu chaleureux, discuter entre eux et avec les accueillants. Dans le brouhaha ambiant - il n'y a à EGO ni colloque singulier ni suivi individuel -, professionnels et bénévoles peuvent diriger les intéressés vers les services de la société sachant que c'est surtout un mode d'emploi de la vie en collectivité qui leur est proposé. Donner un coup de balai, vider les cendriers, noter ses initiales et sa date de naissance sur la fiche de bord qui constitue l'un des instruments d'évaluation de l'association... Aussi anodins soient- ils, ces gestes témoignent d'une appropriation du lieu, un moyen de retrouver quelques repères quotidiens.
Sur place, des permanences juridiques sont également assurées par un membre de l'association Droits d'urgence (4). De même, de nombreux outils sont en libre service : tableau d'affichage avec des renseignements pratiques (adresses d'hébergements, de lieux d'échange de seringues, de centres de post-cure, etc.), documents de prévention simples et concrets, répertoire d'entreprises intermédiaires faciles d'accès, ordinateurs pour jouer, rédiger un CV, voire composer un poème pour Alter Ego, le trimestriel édité par l'association.
Lait, café, thé, chocolat et céréales, quelquefois yaourts et biscuits selon les arrivages, sont en permanence à la disposition des visiteurs. Néanmoins, explique Mirella, coordinatrice du programme Nutrégo, « nous nous sommes rendu compte que ces en-cas ne suffisaient pas » en raison de l'état de dénutrition du public accueilli, en particulier des nombreuses personnes touchées par les hépatites ou le VIH, qui vivent dans la rue, les squats et les hébergements d'urgence.
Mis en place en 1997 - et fonctionnant grâce à plusieurs commerçants du quartier -, le programme Nutrégo propose 30 repas, chaque jour de semaine, entre 13 h et 15 h, selon un modus vivendi élaboré par les usagers eux-mêmes : deux distributions successives de 15 repas attendent les premiers arrivés qui partagent souvent leur plateau avec les retardataires. Outre, l'amélioration de l'état nutritionnel des personnes, il s'agit de les sensibiliser au rôle d'une nourriture équilibrée et à l'importance de prendre soin de soi. Et permettre le réapprentissage des règles de vie et d'hygiène élémentaires.
Cette responsabilisation des usagers est aussi au cœur de l'activité de STEP - Seringues, tampons, eau, préservatifs. Ce lieu fixe d'échange de seringues et de prévention du sida et des hépatites est ouvert à tous, sans exigence préalable, 365 jours par an, entre 19 h 30 et 23 h 30, depuis 1995. Clé de sa bonne intégration dans le voisinage, son implantation dans un espace distinct du local d'accueil de l'association (5) a, elle aussi, nécessité un important travail de négociation. Cette concertation se poursuit, jour après jour, avec les médiateurs de l'équipe « Première Ligne » et à travers les réunions d'un groupe de suivi associant notamment un usager de drogue et un commissaire de police de l'arrondissement.
Autogérer sa consommation à moindres risques est possible pour peu qu'on vous en donne les moyens. Telle est la conviction des militants de l'association. La fréquentation de STEP - une quarantaine de personnes, en moyenne, chaque soir -prouve que le message a été entendu par une partie de la population. Si les hommes représentent, comme à EGO, l'écrasante majorité des visiteurs, le public féminin est surtout constitué de prostituées (non consommatrices de drogue), venant s'approvisionner en préservatifs. Par contre, les jeunes de moins de 25 ans sont les grands absents (7 % seulement des personnes passées en 1999).
Mettre à la disposition des usagers du matériel d'injection stérile et les sensibiliser aux dangers inhérents à certaines pratiques est aussi le moyen d'entrer en contact avec des gens souvent très désocialisés. Et de les orienter sur le réseau socio- sanitaire existant.
Pivot de toutes les activités, la communication est facilitée par une certaine proximité entre accueillis et accueillants. Ces derniers rassemblent ainsi de nombreuses personnes d'origine maghrébine et/ou vivant depuis toujours à la Goutte-d'Or et partagant les codes culturels (et éventuellement la langue) d'une bonne partie du public.
A ces intervenants aux cursus divers, il est avant tout demandé d'agir en tant que personnes. L'approche que l'association s'efforce de développer implique en effet une transversalité des relations entre partenaires. Le professionnel, défend Lia Cavalcanti, n'est plus confronté à une population cible mais à des acteurs reconnus dans leurs compétences et savoirs spécifiques.
A contre-courant de la tendance des usagers de drogue à aller vers la prestation de services et à se comporter comme des clients ou des patients, cette démarche communautaire est néanmoins source de tiraillements permanents, reconnaît Lia Cavalcanti. Mais de cela comme des différentes péripéties survenues durant la semaine écoulée, on peut discuter sans ambages, tous les mercredis soirs. Dispositif essentiel de l'association, un forum hebdomadaire réunit en effet, rituellement depuis la création d'EGO, quiconque a envie de venir :bénévoles, salariés, usagers de drogue, habitants du quartier et autres visiteurs intéressés. Soit, en moyenne, une trentaine de participants. Instance de régulation des conflits, de mise en commun des informations et d'élaboration de solutions, cette rencontre constitue aussi un terrain privilégié pour que chacun puisse exercer sa citoyenneté.
Caroline Helfter
(1) EGO : 13, rue Saint-Luc - 75018 Paris - Tél. 01 53 09 99 40.
(2) Le dispositif pilote « Coordination toxicomanie 18 » fonctionne depuis fin 1999 - Tél. 01 53 28 08 89 - Voir ASH n° 2158 du 17-03-00.
(3) Parmi les nombreux financeurs qui soutiennent l'association, figurent notamment la DDASS, la DGS, la ville de Paris et le FAS.
(4) Voir ASH n° 2180 du 15-09-00.
(5) STEP : 56, boulevard de la Chapelle - 75018 Paris - Tél. 01 42 64 23 21.