« La politique de la ville a engendré des métiers nouveaux mais aussi des nouveaux modes d'exercice de métiers existants qui ont été pris en charge soit par des professionnels “mutants” issus de métiers plus traditionnels, soit par des professionnels totalement nouveaux dans le paysage des politiques urbaines. Ces nouveaux professionnels, dispersés sur le territoire et encore peu nombreux, aux statuts très divers, sont pour la plupart peu structurés autour d'identités professionnelles et dans des réseaux organisés. Alors même qu'ils sont aujourd'hui mieux reconnus et mieux insérés dans les collectivités territoriales, ils sont peu repérés dans les corps et professions traditionnels, et difficiles à recenser au titre des missions qu'ils exercent. »
En quelques mots, tout est dit dans ce rapport, de grande qualité, sur la marginalité, à la fois culturelle et statutaire, dans laquelle demeurent encore les métiers de la ville, malgré, pour certains, une ancienneté d'une vingtaine d'années. Toujours situés « à cheval » - entre habitants et pouvoirs publics et entre institutions elles-mêmes, pour les métiers du développement social urbain (DSU), entre habitants et entre population et institutions, pour ceux de la médiation -, ni administratifs, ni techniques, ni de communication, ils apparaissent souvent comme « des métiers flous, aux contours mal définis, généralistes et liés à des procédures, voire à des modes de financement ». C'est pour tenter de remédier à cette insuffisante lisibiIité, et au malaise qui s'ensuit souvent parmi les acteurs de la politique de la ville, que Claude Bartolone a confié en août 1999 à la mission Brévan-Picard (3) la tâche ardue d'élaborer des propositions en matière de définition des missions, de constitution de référentiel métier, de formation, de valorisation des parcours professionnels, de statut et de cadre d'emploi. Laquelle a rendu son rapport au ministre délégué à la ville, le 20 septembre, et le présente officiellement demain, lors du deuxième Festival international de la ville à Créteil.
Créer un observatoire
Ses travaux se sont focalisés sur trois grandes familles de métiers. Au premier rang, ceux de la politique de la ville proprement dits : chefs de projet ou responsables DSU, responsables des conseils communaux de prévention de la délinquance ou de plans locaux d'insertion par l'économique, mais aussi chargés de mission spécialisés ou encore ces postes, communément appelés « partenaires de la politique de la ville », qui concourent à sa mise en œuvre. Le constat s'impose d'emblée de la difficulté à cerner cette population professionnelle. « A la question “la politique de la ville, combien de divisions ?”, il n'est pas en l'état possible de répondre précisément », soulignent les rapporteurs qui préconisent la création d'un observatoire réunissant le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT), la direction générale de la fonction publi- que, la DIV et différents partenaires. En attendant cet instrument de recensement, la mission esquisse quelques traits de cette population professionnelle dont l' « augmentation significative est un fait incontestable ». Elle rassemblerait 5 500 personnes au sein des collectivités locales. Malgré le peu de chiffres disponibles, la situation apparaît « contrastée » parmi les partenaires (La Poste, la RATP, les organismes HLM...). Il en va de même dans le secteur associatif, que le groupe de réflexion souhaiterait voir doté « dans un cadre contractuel, [des] moyens de sa qualification et de son développement », par exemple en majorant les subventions du ministère de la ville pour développer la formation de ses salariés. Quant à l'Etat, il est épinglé pour la modestie des ressources humaines engagées dans une politique qu'il initie pourtant. Et dans laquelle il a de nombreuses responsabilités, « qu'il s'agisse de la participation à la conception des politiques locales, de leur évaluation ou de l'animation du travail interne aux services de l'Etat ou aux services publics placés sous sa responsabilité et avec les équipes opérationnelles des contrats de ville ».
Des mandats pour les chefs de projet
Sur le chapitre particulier des chefs de projet, le rapport pointe leur « vraie difficulté à dire ce qu'ils font et à définir les éléments constitutifs de ce qu'est leur profession ». Cette difficulté, également rencontrée par leurs employeurs, peut s'expliquer par le fait que la politique de la ville, dès sa naissance, a affirmé sa volonté de rompre avec une organisation verticale des savoirs et des responsabilités. Ce qui n'a « pas facilité la définition d'une activité professionnelle dans des formes classiques ». Afin d'assainir leur situation, la mission Brévan-Picard propose donc la rédaction de mandats définissant et clarifiant les missions qui leurs sont dévolues, leur fonction dans l'élaboration et la mise en œuvre de programmes d'action, contribuant ainsi à « fonder leur légitimité à conduire le projet commun ». Ces mandats permettraient en particulier d'affiner les missions en fonction des niveaux territoriaux d'intervention - communes, agglomérations, quartiers -, qui ne requièrent pas des savoirs et des compétences identiques, et de rasséréner certains chefs de projet. Ceux intervenant dans des quartiers, notamment, éprouvent fréquemment le sentiment d'être livrés à eux-mêmes et de « bricoler » au jour le jour des solutions pour gérer l'urgence sociale.
Le groupe de réflexion met aussi l'accent sur la nécessité d'un rééquilibrage, dans cette famille de métiers, entre « compétences » (entendues comme un ensemble de savoirs et d'aptitudes s'appuyant sur des qualités individuelles et sur l'expérience) et « qualification » (qui se fonde sur des savoirs issus de formations explicites faisant l'objet de mesures, de certificats et de diplômes). Cette dernière ayant trop souvent été reléguée au second plan, selon la mission, même si elle reconnaît que « ces métiers nécessitent de l'expérience et de la maturité, tant personnelle que professionnelle ». Il convient donc de formaliser un corpus de connaissances et d'apprentissages. Une conférence placée sous l'égide du ministère de la ville et réunissant employeurs, Education nationale, universités et grandes écoles, représentants des professionnels, CNFPT, instituts de formation... pourrait définir un référentiel de formation pour les métiers de la ville et examiner et valider l'offre de formation existante. Toutefois, le niveau de formation des chefs de projet semble en constante progression, une tendance s'expliquant à la fois par la formation continue des chefs de projets de la première génération, au profil de « baroudeurs du social », et l'avènement d'une génération de jeunes diplômés.
Parrainer les médiateurs
Deuxième groupe de métiers abordés, ceux de la médiation. Une notion qui, dans la plupart des cas, « masque les réalités professionnelles des emplois concernés et ne permet pas d'interroger explicitement à la fois les champs d'intervention et la nature des fonctions exercées », souligne le rapport. Quelles qu'elles soient, cependant, les médiations révèlent toutes une intention politique, celle d'un nouveau mode de régulation sociale - par une présence de proximité, une aide à la réappropriation des normes de la société et à la recréation de liens sociaux entre les habitants et les institutions, mais aussi entre les habitants eux-mêmes
- et d'un nouveau mode opératoire : l'offre va au-devant de la demande, cette dernière étant considérée dans sa diversité de nature et d'origine. De nombreuses questions, bien connues, entourent l'émergence de ces métiers. Celle, politique, du risque d' « ethnicisation » de la fonction de régulation sociale dans les quartiers populaires. Ou encore celle de la définition, souvent insuffisante, des missions dévolues à ces intervenants, et de la qualité de leur encadrement, souvent déficitaire. C'est pourquoi le groupe de travail souhaite qu'un parrainage par un travailleur social soit proposé aux emplois-jeunes exerçant leur activité dans le secteur de l'accompagnement social et désireux de s'orienter vers les métiers du travail social. Il préconise aussi d'accompagner la professionnalisation des agents locaux de médiation sociale (ALMS), emplois-jeunes embauchés dans le cadre des contrats locaux de sécurité, dont les niveaux sont très hétérogènes. Il demande que des crédits supplémentaires soient engagés pour offrir aux ALMS issus des zones urbaines sensibles des formations lourdes de remise à niveau et de professionnalisation. La DIV se propose, en outre, d'animer une cellule nationale de coordination portant sur le sujet. De même qu'elle réunira les associations les plus représentatives des femmes-relais et des correspondants de nuit pour « établir un cadre déontologique d'intervention ». Elle pourra de plus leur apporter des crédits d'aide à la supervision.
« A côté des métiers nouveaux[...] qu'il s'agit de consolider, la médiation dans sa diversité [...] offre des opportunités nombreuses d'évolution des pratiques et des postures professionnelles, en particulier de la prévention spécialisée. [...] Aux métiers traditionnels de prendre le “relais” » des acquis de la médiation », insistent également les rapporteurs. Lesquels consacrent justement leur dernier gros plan aux métiers traditionnels du travail social, dont la rencontre avec la politique de la ville a souvent été difficile. Les travailleurs sociaux, en effet, ont pu ressentir le développement des nouveaux métiers - chefs de projet DSU d'abord, puis emplois-jeunes - comme une remise en cause de leur efficacité. D'autant plus que celle-ci a pu être mise en doute par les textes fondateurs de la politique de la ville, notamment en matière de démarginalisation de territoires entiers. « Entre l'analyse peut-être polémique, mais surtout incitative à des améliorations, et l'affirmation que le travail social devait être totalement repensé parce qu'il ne servirait à rien dans sa dimension traditionnelle, il y a un pas qui a été trop rapidement franchi par certains », estime le groupe de réflexion.
Lequel souligne, par exemple, la nécessité de refonder les relations entre politique de la ville et prévention spécialisée, dont les sites d'interventions se recoupent fréquemment et dont les modes opératoires - à la fois individuel et collectif, puisque la prévention spécialisée se propose aussi d'agir sur les groupes et les quartiers où se manifestent des phénomènes d'exclusion - sont proches. Les équipes de prévention, pourtant, se sentent souvent « “écartelées” entre leur volonté de rester sur le champ éducatif et la tentation ou la nécessité de répondre aux interpellations des nouveaux dispositifs en matière de lutte contre l'exclusion ». Les relations avec le secteur de l'animation, largement mobilisé, également, à partir des années 80 pour intervenir dans le champ de la lutte contre l'exclusion, restent également à préciser. D'une façon générale, la mission Brévan-Picard met en avant la nécessité de clarifier les rapports entre collectivités publiques et associations, de façon à réduire le risque d'instrumentalisation de ces dernières et à « maintenir [leur] capacité de proposition, voire d'interpellation et d'innovation ».
Décloisonner sans diluer
Surtout, la mission insiste sur la nécessité de casser le clivage - tenace - entre action individuelle, dont les travailleurs sociaux apparaissent comme les promoteurs, et action collective, menée par les acteurs de la politique de la ville. Une dichotomie qui a « une incidence négative sur l'image même » des premiers, cantonnés à un travail « obscur, laborieux et sans gloire », tandis que les seconds « jouissent d'une image de nouveauté et de modernité ». Il s'agit désormais de décloisonner l'intervention sociale, mais sans pour autant « diluer les spécificités professionnelles des différents types d'acteurs associés à ce projet commun », notamment celle des travailleurs sociaux, qui ont besoin d'être mis en confiance sur l'utilisation et le partage des informations dont ils sont porteurs. Le rôle de la formation est également essentiel, les programmes actuels, qui remontent souvent aux années 70 ou 80, laissant peu de place aux questions urbaines et à l'approche territoriale, un aspect qu'il conviendrait de développer, selon les rapporteurs. De même qu'il faudrait encourager les stages pratiques auprès des professionnels de la politique de la ville.
Mais la meilleure intégration des travailleurs sociaux à la politique de la ville, souhaitée par l'Etat, les départements et de nombreuses communes, ne se fera pas sans le renversement d'habitudes anciennes. Ainsi, les services sociaux, en particulier dans les départements, sont encore assez peu organisés sur une base territoriale, mais plutôt selon une logique verticale : un service d'action sociale, un service de la politique de la ville, un service de développement local... Même si les orientations de certains conseils généraux sont en train d'évoluer (4). En outre, il est important qu'un travail en commun, transversal, se développe dans les départements et les communes entre ces différents services, pointe la mission. Laquelle propose l'expérimentation sur quelques sites de l'élaboration d'un « projet social de territoire », sollicitant l'ensemble des travailleurs sociaux dans un esprit de décloisonnement.
Céline Gargoly
(1) Auteur, en juillet 1991, d'un rapport sur l'amélioration des services publics dans les quartiers.
(2) Rapport intitulé Une nouvelle ambition pour les villes ; de nouvelles frontières pour les métiers - Sept. 2000 - Délégation interministérielle à la ville : 194, avenue du Président-Wilson - 93217 La Plaine-Saint-Denis - Tél. 01 49 17 46 46.
(3) Qui rassemblait notamment des représentants des différents ministères concernés, d'associations d'élus, du centre national de la fonction publique territoriale, des entreprises de service public, des bailleurs sociaux, des professionnels de la politique de la ville.
(4) Voir ASH n° 2179 du 8-09-00.