Mercredi, 10 heures, dans un petit bureau de la mission France de Médecins du monde, à Paris. Rachid S. ne vient pas pour une consultation médicale, mais juridique : « J'ai tout perdu il y a deux ans à cause d'un escroc qui m'a volé. La justice ne l'a soi-disant pas retrouvé. Est-ce que j'ai une chance de récupérer mes 200 000 F ? » Au bout de quelques minutes de discussion, Alexandre Farmault, étudiant en licence de droit, et Olivia Devienne, avocate et coordinatrice à l'association Droits d'urgence (1), découvrent que Rachid s'enlise dans un imbroglio de difficultés sociales et juridiques : algérien, en attente de l'asile territorial, il vit dans un squat- « deux chambres pour ma femme, moi et nos quatre enfants » - et des aides de la Croix-Rouge. « L'asile territorial est très peu accordé (2) et vous devrez sans doute tenter plutôt l'asile politique. Et puis vous risquez d'avoir un problème, un jour ou l'autre, avec la police, dans votre squat, vous le savez ? », demande doucement Olivia Devienne, à l'homme soudainement accablé.
Comme la plupart des plus démunis, Rachid ignore ses droits et les problèmes juridiques qui l'attendent. « Et cela les plonge souvent davantage dans l'exclusion », observe Alexandre Farmault, avant d'entamer l'entretien suivant. « Un problème de titre de séjour, comme nous en avons énormément dans cette permanence », prévient Olivia Devienne. De plus, ces personnes exclues ignorent l'existence de l'aide juridictionnelle ou des permanences gratuites d'avocats en mairie. Et même si elles les connaissaient, « encore faudrait-il qu'elles sachent écrire, qu'elles possèdent des papiers et qu'elles aient l'énergie de faire les démarches » recommandées par les avocats, explique, dubitative, la coordinatrice de l'association.
Voilà pourquoi des juristes ont lancé, en août 1995, Droits d'urgence. Leur but : « Apporter une aide juridique aux plus démunis, là où ils se trouvent au quotidien. » C'est-à-dire dans les lieux d'accueil de jour (Boutique de la solidarité Emmaüs, Secours populaire...), les centres d'hébergement (Mie de pain, CHRS Antipoul à Toulouse) et de soins (Médecins du monde, hôpitaux Saint-Antoine et Lariboisière à Paris).
Preuve qu'elle répond à « un besoin colossal », comme le dit Jean-Luc Bédos, fondateur et président de l'association, celle-ci a connu un développement très rapide en cinq ans. 350 membres actifs - une grande majorité d'avocats et d'étudiants en droit, des magistrats, des huissiers -, sept salariés, une vingtaine de permanences ouvertes à Paris et Toulouse, 1 600 personnes aidées en 1999 : le succès est tel que les responsables ne veulent pas trop faire parler de Droits d'urgence.
L'ambition des bénévoles est de mettre leur professionnalisme au service de ceux qui n'ont pas accès aux juristes pour une simple raison financière. S'ils se défendent de tout militantisme, ils souhaitent malgré tout combler un déficit de démocratie, un manquement des services publics et des juristes à leur devoir de faire respecter l'égalité des droits. De plus, « il devient nécessaire d'apporter un complément juridique au traitement social de l'exclusion, car plus la situation des personnes démunies s'aggrave, plus elle exige une technicité que les travailleurs sociaux ne possèdent pas », estime Anne Tholy, permanente de l'association. « Par ailleurs, nous intervenons dans l'idée de mettre une compétence juridique “lambda” au service des exclus : nous ne sommes pas des spécialistes du droit des étrangers ou de la famille - le GISTI ou la Cimade sont là pour ça. Nous restons des généralistes qui s'adressent entre autres aux plus démunis : nous refusons de créer un droit des pauvres », défend-elle avec conviction.
A la différence des avocats proposant leur aide dans les mairies ou les palais de justice, Droits d'urgence ne se contente pas de faire du conseil juridique. Lors des permanences hebdomadaires, les bénévoles proposent un véritable suivi des dossiers, réalisent les actes de procédure, accompagnent les personnes à la préfecture, donnent un coup de fil à l'administration pour une démarche délicate, voire plaident. « Tout cela, nous le faisons dans l'idée que nous aidons la personne sans l'assister, que celle-ci doit rester responsable de ses démarches », précise Sarah Jullien, permanente. Les juristes travaillent toujours en binôme- un professionnel et un étudiant en droit - pour garantir un meilleur service et une attention soutenue. L'association leur enjoint, par ailleurs, d' « être à l'écoute des intervenants des centres où Droits d'urgence intervient, afin que l'aide apportée aux plus démunis s'inscrive dans un travail collectif ». Les travailleurs sociaux sont en effet indispensables pour détecter en amont les problèmes juridiques et préparer les personnes, la plupart du temps impressionnées, à l'entretien avec l'avocat. « Evidemment, nous échangeons régulièrement sur l'avancement des dossiers », souligne Sarah Jullien.
« La psychologie, c'est 40 % de notre travail, avance, lucide, Anne-Sarah Kertude, salariée en emploi-jeunes. Lorsqu'ils arrivent à l'entretien, les gens sont très angoissés. Certains sont, par exemple, persuadés qu'avec deux mois d'arriérés de loyer, ils vont être expulsés. Il faut écouter, faire la part entre la peur légitime et la panique. Avant de leur expliquer leurs droits. » Les juristes avouent qu'ils ont du mal à « gérer » les larmes ou l'agressivité, notamment « celle des personnes en attente de papiers, baladées depuis des mois dans les services administratifs, à qui il faut expliquer qu'elles ne sont pas régularisables », ajoute la jeune femme. Faute de moyens financiers suffisants (3), Droits d'urgence a dû interrompre la formation de ses bénévoles à l'écoute. Consciente que cette dernière est fondamentale, elle espère la relancer rapidement.
Il lui sera par contre plus difficile de surmonter un autre obstacle inhérent au bénévolat : la faible disponibilité des professionnels et des étudiants. De fait, le suivi des dossiers semble parfois en faire les frais. Par ailleurs, les avocats de Droits d'urgence ne sont pas très bien perçus par leurs confrères : ceux-ci sont très réticents à l'égard de la gratuité des actes et ne voient pas toujours d'un bon œil ces collègues qui traitent les dossiers des plus démunis sur leur temps de travail, voire dans leur cabinet.
Outre ses permanences juridiques, Droits d'urgence entend également faire de la prévention vis-à-vis des situations de « fin de droit ». D'où le lancement, en 1998, des « relais d'accès au droit », en collaboration avec la ville de Paris. Leur objet : donner une réponse institutionnelle aux besoins juridiques des plus démunis, mais aussi des classes moyennes fragilisées par la précarité. Concrètement, dans les centres d'action sociale, les tribunaux d'instance, le bureau d'aide juridictionnelle, mais aussi des associations humanitaires, se sont installés des « agents d'accès au droit ». Créé dans le cadre des emplois- jeunes, ce nouveau métier consiste à informer et orienter ce public, c'est-à-dire « traduire » le courrier administratif, expliquer les démarches préconisées par les avocats et le fonctionnement de la « machine judiciaire », aider à la constitution de dossiers... Mais surtout, ces « juristes de proximité » construisent un partenariat encore plus étroit avec les travailleurs sociaux que dans les permanences de Droits d'urgence. « A l'association Cœur de femmes, nous avons, par exemple, aidé de concert une jeune femme en instance de divorce, qui était battue et séquestrée par son mari. Enceinte, elle ne se sentait pas la force d'éduquer son enfant. Pour ma part, j'ai fait un montage juridique pour que la garde du petit soit provisoirement confiée à la grand-mère, et j'ai accompagné cette femme chez son avocat alors que, parallèlement, les travailleurs sociaux l'aidaient à se préparer à garder son enfant », raconte Anne-Sarah Kertude.
Par ailleurs, les 40 agents d'accès au droit embauchés par la ville de Paris, mais appuyés par Droits d'urgence, privilégient la médiation : « Plutôt que de procéder par lettres recommandées, nous proposons des rencontres entre le vendeur de la voiture à crédit et la personne en difficulté, ce qui simplifie beaucoup les problèmes », poursuit la jeune femme. L'association entreprend même de promouvoir la médiation comme moyen de lutte contre l'exclusion (4) : « A la différence du procès, qui entretient le conflit, ce procédé a l'avantage de prendre en compte la réalité humaine et sociale du litige et surtout, il rétablit des liens. Or les plus précaires ont justement vécu beaucoup de ruptures. La médiation permet la reprise du dialogue, et les aide à se réapproprier les conflits puisqu'ils doivent les régler par eux-mêmes », s'enthousiasme Frédéric Lassez, chargé du « projet médiation ».
L'association a d'autres projets. Elle souhaite notamment renforcer ses collaborations avec les travailleurs sociaux : « Trop peu d'entre eux sont présents dans les tribunaux, entre autres auprès des juges des enfants ou aux affaires familiales. Du coup, les conséquences sociales des décisions de justice ne sont pas détectées à temps », regrette Jean-Luc Bédos. « L'idéal serait de mettre en place des binômes travailleur social-agent d'accès au droit » pour mener une prévention efficace, propose-t-il. En attendant que cette idée se concrétise, Droits d'urgence jette d'autres ponts entre les deux professions :l'association développe les formations juridiques à destination des éducateurs et assistantes sociales, ainsi que des séminaires sur l'exclusion, à l'école du barreau de Paris.
En cinq années d'expérience, est-elle arrivée à combler une partie du fossé entre le monde juridique et les personnes démunies ? « Nous ne parviendrons pas tout seuls à remplir ce vide sidéral, avoue humblement Jean-Luc Bédos. Mais nos interventions ont fait réagir les barreaux. Ils prennent conscience qu'il est indispensable de mener un travail d'accès au droit auprès des plus démunis. Et certains proposent même que cette action ne soit plus bénévole mais prise en charge par des financements publics » (5).
Paule Dandoy
Au cours des consultations, qui durent de 10 à 30 minutes, selon la complexité du problème juridique ou la nécessité pour la personne d'être tout simplement écoutée, les bénévoles traitent, dans 60 % des cas, des problèmes relevant du droit des étrangers. Dans les centres d'accueil de jour, les besoins concernent davantage le droit de la famille (10 % des dossiers) ou du travail (6 %). Par contre, dans les associations d'aide aux prostituées, « ce sont plutôt des problèmes de fiscalité que nous avons à examiner, car les femmes qui veulent arrêter de travailler se retrouvent souvent avec des arriérés d'impôt », précise Anne Tholy.
(1) Droits d'urgence : 221, rue de Belleville - 75020 Paris - Tél. 01 40 03 62 82.
(2) L'asile territorial est une « mesure humanitaire d'urgence, qui doit rester exceptionnelle, en faveur des personnes confrontées à des risques très graves pour leur vie », avait précisé le ministre de l'Intérieur au moment du vote de la loi Chevènement sur l'immigration - Voir ASH n° 2071 du 15-05-98.
(3) L'association est financée par des budgets publics (ministères de l'Emploi et de la Justice, Cnasea, DASS de Paris, EDF-GDF, conseils de l'Ordre des avocats, délégation interministérielle à la ville...), mais recherche des aides privées.
(4) Elle devrait organiser un colloque sur le sujet, mi-novembre à Paris.
(5) Voir également l'expérience menée dans la Seine-Saint-Denis auprès des travailleurs sociaux - ASH n° 2113 du 2-04-99.