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Justice et police parient sur l'éducatif

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Pour insérer des familles de la communauté des gens du voyage en voie de sédentarisation et lutter contre la délinquance des mineurs, la protection judiciaire de la jeunesse et la police mènent de concert, à Brive, une action éducative. Approche globale sur fond de paix sociale.

Brive-la-Gaillarde : terminus. C'est en effet là, dans la sous-préfecture de la Corrèze, que 200 membres de la communauté des gens du voyage ont arrimé leurs caravanes, au grand dam des habitants. Là que, sous un pont, cachés derrière un dépôt ou parqués sur une aire en bordure d'autoroute, ils survivent dans la boue et la misère, entre bruits de moteur et gaz d'échappement, bannis de la cité. Là enfin que, ne sillonnant plus les routes, ils perdent leur culture et leur langue. Sédentarisation rime en fait avec paupérisation. Car,  analyse le commissaire principal, Paul Audard : « Tant que ces gens voyagent, c'est qu'ils exercent une activité économique et ils sont insérés. Ne plus circuler les mène à la désintégration. Voire la clochardisation. » Parfois aussi la délinquance, qui aggrave les relations avec les riverains. C'est d'ailleurs pour lutter contre ces problèmes qu'est né un riche partenariat entre la direction départementale de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), en la personne de Bertrand Auplat, éducateur et chef de service au centre d'action éducative de Brive (1), et la police de Brive, via son responsable. Un partenariat de crise, apparu sur le terrain déserté par tous les services, et scellé naturellement entre les deux fonctionnaires, « l'un en tant que producteur de mesures judiciaires ; l'autre en tant que consommateur ».

La loi, pierre angulaire

L'histoire prend ses racines dans l'urbanisation galopante des années 90 et le non-respect de la loi Besson obligeant les communes de plus de 5 000 habitants à aménager des aires d'accueil (2). A Brive, en 1995, la zone industrielle est en pleine expansion et les gens du voyage sont chassés des terrains qu'ils occupent. Résultat : les conflits se multiplient et les pillages aussi. Alarmé, le sous-préfet organise une réunion. Le tout-répressif ayant montré ses limites, le commissaire suggère de se tourner vers l'éducatif et d'écouter Bertrand Auplat relater l'expérience menée par la direction de la PJJ à Tulle, depuis 1992, auprès de gitans délinquants. « J'ai alors proposé, résume l'éducateur, la mise en place d'une action dans le domaine de l'illettrisme et de l'insertion professionnelle, en partenariat avec la mission locale. » Le feu vert est donné. Suivront deux chantiers d'alphabétisation, avec une partie en entreprise. A la clé, « la restructuration de l'identité mentale, comportementale et sociale des jeunes ». Ainsi, encadrés par des éducateurs, des formateurs, des artisans et un psychologue, une vingtaine de stagiaires ont acquis des savoirs fondamentaux, des techniques manuelles et des règles de vie.

Cependant, pour s'inscrire dans la durée, l'action se devait d'être globale : concerner les familles et les conditions de vie. Police et justice se sont donc retrouvées sur ce terrain, cherchant d'abord à instaurer la confiance avec les gens du voyage, en apprenant à les connaître. Première découverte : la peur que nous leur inspirons. « Si on n'en a pas conscience, on n'a rien compris », souligne Bertrand Auplat. D'autant qu'elle les empêche de se rendre aux guichets (ANPE, PMI...). Il faut donc savoir aller au-devant d'eux et « faire émerger l'envie d'un mieux de vie et des demandes précises : travail, habitat, santé... ». Afin de ne pas les enfermer dans l'assistanat, le troc est privilégié. Contre des efforts d'intégration, des améliorations matérielles, un soutien auprès des institutions sont apportés. En filigrane, l'idée que si les gens du voyage ont des devoirs, ils ont aussi des droits. « Pour être crédible, il faut une loi forte, insiste Paul Audard. Si celle-ci exige d'eux de ne pas troubler l'ordre public, elle doit aussi leur profiter et donc être appliquée dans sa globalité. » Difficile, en effet, de persuader les nomades de l'aire dite de Bouquet que la loi les concerne lorsque deux W.-C. y ont été construits... pour 120 personnes. Ou, en cas de délit, de leur faire accepter un passage au tribunal au lieu d'un jugement par défaut si l'obligation scolaire n'est pas satisfaite. « Leur découverte de l'intégration, analyse l'éducateur , passe également par l'idée que la société peut les protéger. »

Un travail sur le temps

Par souci de cohésion et d'efficacité, les deux fonctionnaires n'avancent jamais isolément. « Quand je dois expulser une famille, illustre Paul Audard, je consulte mon partenaire pour savoir si elle fait l'objet de mesures éducatives et ne pas éloigner, par exemple, les enfants de leur école. » Autre pilier du système : la paix sociale instaurée par le commissaire via la médiation. « Sans elle, insiste l'éducateur PJJ, nous n'aurions jamais pu effectuer notre tâche éducative, construire. » A cette fin, un travail de sensibilisation a été effectué auprès des policiers : clarification des missions, analyse des pratiques, rappel de la déontologie, formations avec divers intervenants pour évacuer peurs et préjugés. En clair, parer aux réflexes discriminatoires et convaincre que le dialogue est plus efficient que l'affrontement.

Grâce à la confiance ainsi gagnée de grands pas ont été franchis. « Lorsqu'un incident a lieu, mes agents entrent sans difficulté sur les campements », témoigne le commissaire. La communauté gère souvent alors elle-même le problème et le trouble cesse. « Au début, se rappelle Bertrand Auplat, lorsque j'allais chercher un jeune, sa mère me disait : “Connais pas”. Maintenant, en cas de dérapage, les pères m'informent. A moi alors de prévenir le substitut du procureur. » Les mères, elles, commencent à souhaiter voir leurs petits scolarisés. Pourtant, ce n'était pas gagné. En effet, explique l'éducateur, « adorant leurs enfants, elles jugent que nous négligeons les nôtres pour nous en débarrasser très tôt, les convier peu aux décisions familiales, etc. Pourquoi alors nous les confieraient-elles ? »

Créer des passerelles

A la rentrée 1998, trois mineurs de 14,15 et 16 ans, jamais scolarisés, ont pu ainsi être inscrits au collège Jean-Moulin en section d'enseignement général et professionnel adapté (SEGPA) où ils ont rejoint deux autres jeunes du voyage. « Nous avons voulu mettre la barre haut et ne pas faire d'occupationnel », assure Robert Lachenaud, son directeur. Aussi un trimestre a-t-il été consacré au montage du projet :création d'outils, choix de stratégies, rencontres, réunions des acteurs, notamment en vue d'affirmer le soutien de la police et de la justice en cas de crise. Parmi les principes établis : se fixer sur la qualité du temps passé à l'école plus que sur sa quantité. « Les professeurs ont dû comprendre, poursuit Robert Lachenaud, qu'ils ne devaient pas culpabiliser si des élèves manquaient. » En effet, les gens du voyage ont leur propre perception du temps et une sainte horreur d'être enfermés. « Ils veulent sans cesse sortir boire. Pour respirer en fait. Il faut l'accepter. D'autant qu'ils progressent très vite. » Mêlés aux autres, ces élèves bénéficient néanmoins d'un programme adapté, privilégiant les ateliers (carrelage, peinture, alimentation), auquel contribue un aide-éducateur. Aujourd'hui, le dispositif se pérennise. Quant aux mères, elles ont même accepté de venir voir les classes et les enseignants.

Mais l'intégration des familles passe aussi par l'emploi. Ainsi, en 1997, un supermarché, qui, malgré le renforcement de son système de sécurité, connaissait des problèmes de cohabitation avec les nomades (vols, dégâts, usage des toilettes), décide d'embaucher un de leurs membres. « Eux qui voulaient l'expulsion, se réjouit Bertrand Auplat, ont fini par accepter notre pari de l'éducatif. Et ne le regrettent pas... » Bien sûr, il a fallu ferrailler et soutenir le chef de la sécurité confronté au personnel scandalisé d'un tel recrutement. Mais les dégradations et les agressions ont cessé. Idem du côté du golf qui narguait, avec ses greens et son bassin, les gitans installés en face sur une aire désolée et quasi sans eau. « Quand ils se sentaient agressés par les autorités locales, ils se vengeaient sur le golf », résume l'éducateur. Désormais, la zone est pacifiée, et le binôme vient d'obtenir un emploi-jeune d'entretien des espaces verts pour un ex-stagiaire des chantiers d'alphabétisation. « La simple présence de ces personnes-relais au sein du supermarché ou du golf change le regard que la communauté leur porte. Leur image devient positive puisqu'ils l'acceptent et la font vivre. »

D'autres projets, mis en sommeil faute d'intérêt des décideurs locaux, devraient bientôt, grâce au sous-préfet, trouver un nouvel élan et consolider le rapprochement entrepris. Ainsi, le supermarché accueillera en son sein le stage d'alphabétisation qu'un chantier d'insertion axé sur le nettoyage de rivières viendra compléter. Une démarche valorisant le goût des nomades pour le plein-air. Elle devrait être suivie par la création d'une entreprise d'insertion visant à fournir des intérimaires aux scieries.

Après des années d'un âpre combat, l'expérience éducative née du partenariat justice- police commence à susciter l'intérêt. Il faut dire qu'un argument de poids plaide en sa faveur : la forte régression de la délinquance des mineurs issus de la communauté des gens du voyage et la chute radicale des cambriolages dans la zone industrielle. « Les plaintes ont diminué de 80 % et je n'ai aucun retour des organismes consulaires, affirme le commissaire. Néanmoins, le résultat reste fragile. Il suffit d'un fait spectaculaire pour occulter les progrès réalisés. » Mais le savoir-faire des partenaires est reconnu : les travailleurs sociaux les contactent en cas de difficulté ; des magistrats, des universitaires, des collectivités locales les sollicitent pour connaître leurs méthodes et analyses ; et on les consulte lors du montage de projets. Aussi ont-ils été conviés par la direction départementale de la PJJ du Gers, qui se lance dans un dispositif de camion-école, à venir exposer leur expérience devant des travailleurs sociaux, des directeurs d'école et des responsables associatifs.

Une expérience à développer

L'heure est donc au transfert. « Une fois nos systèmes rôdés, il faut que d'autres s'en emparent pour les faire vivre, soutient l'éducateur. Dans le cadre de nos missions, nous amenons les gens sur le terrain, mais ensuite nous devons nous effacer. » Pour cela, un large panel de partenaires est sollicité, allant du Rotary qui a installé du gravier sur une aire à l'association de nomades Ma Camping (3) dans la Haute-Vienne. Laquelle couvrira d'ici peu le Limousin. « Grâce à elle, explique Bertrand Auplat, les gens du voyage, dont certains ont refoulé leur peur, seront représentés, et ils pourront défendre eux-mêmes leurs droits. » Notamment, obtenir l'aménagement de petites aires familiales.

Mais le duo partage une autre ambition pour ces nomades sédentarisés de force : les remettre dans le voyage. Formés à des métiers permettant l'itinérance comme l'entretien d'espaces verts, le bûcheronnage ou la peinture, peut-être les jeunes réattelleront-ils, en effet, leur caravane. Et reprenant la route, ces « fils du vent » pourront alors renouer avec leur culture.

Florence Raynal

Notes

(1)  CAE : 10, avenue du Général-Leclerc - 19100 Brive - Tél. 05 55 74 49 83

(2)  Cette loi a été renforcée le 22 juin 2000 - Voir ASH n° 2173 du

(3)   « Une camping » est une caravane, pour les gens du voyage.

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