Actualités sociales hebdomadaires :Vous êtes l'un des premiers chercheurs « civils » à mener une enquête (1) sur l'action sociale des armées (ASA). Comment avez-vous abordé un milieu aussi fermé ? Alain Vilbrod : Comme j'enseignais à des étudiantes assistantes sociales à Brest, j'avais invité des professionnelles de la marine à parler de leur métier. Par leur intermédiaire, puis de relation en relation, j'ai pu interviewer des assistantes sociales de tous les corps d'armée, sauf de la gendarmerie. Cette méthode est originale, particulièrement dans un monde très à cheval sur la verticalité des pouvoirs. Mais j'ai opéré un peu à la manière des assistantes sociales elles-mêmes, qui excellent à emprunter les chemins de traverse de cette institution qui est tout sauf monolithique. Qu'est-ce qui vous a le plus marqué ? - Avant tout, la forte personnalité de ces professionnelles très engagées dans leur métier, voire militantes, passionnées. Ce sont des « femmes de tête » de grande compétence, qui font preuve d'une extrême finesse pour appréhender le monde militaire et le connaissent mieux que quiconque. D'un autre côté, elles m'ont paru seules, livrées à elles- mêmes pour gérer les profondes mutations en cours dans l'armée, du fait de sa professionnalisation. De plus, elles sont interpellées dans leur façon d'agir, voire concurrencées sur un certain nombre d'actions. D'où leur intérêt pour mon enquête, qui leur a fourni l'occasion d'exprimer leurs inquiétudes. Quelles sont les spécificités de ce service social ? - Il a une vocation de prise en charge globale des militaires et de leur famille. Décrire son champ d'attribution revient à faire un inventaire à la Prévert : prestations logement, bourses d'études pour les jeunes, lieux de vacances, rapprochement des conjoints, prêts pour apurer les dettes, placements en maison de retraite, aide aux enfants handicapés... Dans le discours, l'action sociale des armées agit en complément des services sociaux communs à tous les citoyens. Mais de fait, par conventionnement avec ces derniers ou par substitution pure et simple, elle est un guichet unique qui permet de gérer « en famille » les problèmes sociaux. D'autant qu'elle est confortablement dotée et ne subit toujours pas, à la différence des autres services, le poids des contraintes budgétaires. Les militaires disent haut et fort que l'ASA n'a pas d'équivalent en France. A leurs yeux, le maintien d'une identité forte de l'armée passe aussi par le rôle rassembleur de ce service social. Par ailleurs, ces professionnelles travaillent dans un ministère bien singulier : un monde d'hommes, très mobiles - ils changent de poste tous les deux ou trois ans -, dont les missions sont plus ou moins secrètes. Ce n'est sans doute pas facile, pour ces femmes, de se faire une place dans cet univers ? - En effet. L'assistante sociale doit rester sur ses gardes pour ne pas devenir la mascotte du régiment, sous peine d'être enveloppée, annihilée, bref de perdre son autonomie. Elle doit en même temps se faire accepter en donnant des gages d'indépendance, tout en reconnaissant ce que vivent ces hommes. Et puis ces derniers ont une vison très traditionnelle de la femme ! Lors des incessantes réceptions, ils ne manquent pas de « charrier » l'assistante sociale. Mais par ailleurs, ils sont particulièrement vigilants quant à sa capacité de rester discrète lorsqu'ils cherchent à la faire parler de son travail : leur confiance dépend de cette résistance. Ces femmes doivent donc faire preuve d'une grande finesse, éviter de taper du poing sur la table. Une large part de leurs compétences vient de leur parfaite connaissance du milieu, de ses usages, de ses rites. Une connaissance bien utile pour renégocier leur place chaque fois que leurs interlocuteurs, les chefs de corps, sont mutés. Quels sont leurs rapports avec la hiérarchie militaire ? - Le personnel de l'action sociale des armées n'est pas militaire, il possède sa propre hiérarchie. Si les assistantes sociales ne sont pas sous les ordres des chefs de corps, elles les sollicitent tout de même en permanence afin qu'ils autorisent une mobilité, une absence, toutes sortes d'aides pour résoudre les problèmes des hommes de troupe. Elles travaillent sur le fil du rasoir, maniant à la fois la diplomatie et la fermeté. La règle, non dite, du donnant-donnant règne entre ces femmes et la hiérarchie militaire. Dans ce donnant-donnant, que devient le secret professionnel ? - Le secret professionnel est une façon pour les assistantes sociales de délimiter leur territoire, d'affirmer leur identité. Mais en tant que chercheur, je ne le considère pas comme quelque chose de donné, d'indiscutable. Secret de quoi, sur qui ?Où commence-t-il et où s'arrête-t-il ?J'ai voulu étudier comment ces femmes procèdent pour gérer l'interaction avec la hiérarchie tout en conservant le secret sur ce qu'elles considèrent comme inaliénable. En fait, ici, tout se passe comme dans un service social d'entreprise. Les assistantes sociales se fixent auparavant ce qu'il faut dire et ne pas dire. Puis tentent de convaincre l'usager de communiquer lui-même ses difficultés. Ensuite, l'idéal, pour elles, dans leur relation avec la hiérarchie, est d'avoir l'air de dire sans dire, juste en mentionnant un détail ou deux pour donner au chef de corps le sentiment qu'il en sait plus. Mais les chefs de corps respectent-ils ce secret ? - Les assistantes sociales doivent être très prudentes car elles ont affaire à des hommes intelligents, formés à manier le secret et les informations, et dont la priorité est de connaître leurs hommes ainsi que leur entourage, afin de mesurer le « moral des troupes ». Mais les chefs de corps ont aussi intérêt à ce que les assistantes sociales préservent leur secret professionnel : si elles le rompent, les hommes ne leur feront plus confiance et le gradé aura perdu sa source d'information. En pratique, très rares sont ceux qui les tannent pour obtenir des informations, même s'ils ont des moyens de pression redoutables : un pacha [commandant] peut très bien refuser la venue d'une assistante sociale sur son navire. L'armée se professionnalise. Quelles en sont les conséquences sociales ? - Les appelés disparaissent, et l'armée embauche de plus en plus de jeunes, peu qualifiés, pour des contrats de trois à cinq ans non renouvelables. Ce public, qui rencontre souvent des difficultés sociales -mauvaise insertion, alcoolisme, délinquance -, inquiète fortement les militaires, qui n'ont pas appris à faire face à ces problèmes. Du coup, ils délèguent cette responsabilité aux assistantes sociales, qui se retrouvent en première ligne. Autre conséquence de la mutation du secteur, la réduction des effectifs. L'armée privatise des pans entiers de son activité et les licenciements sont massifs, notamment parmi le personnel civil des arsenaux. Nombre d'officiers et de sous-officiers sont également priés de chercher un emploi ailleurs. C'est un drame pour certains, qui envisageaient de passer toute leur carrière dans l'armée et se voient obligés d'intégrer un monde civil qu'ils avaient un peu regardé de haut. Ils vivent une réinsertion difficile, voire connaissent le chômage. De fait, aujourd'hui, les ressources humaines sont gérées comme dans le privé, avec des exigences de rentabilité, de mobilité... Et l'ASA ressemble de plus en plus à un service social d'entreprise. L'armée française intervient aussi davantage à l'étranger. Cela a-t-il des conséquences sur le travail des assistantes sociales ? - Oui, la hiérarchie exige maintenant de disposer d'hommes efficaces et disponibles pour des missions extérieures de plus en plus fréquentes. Or, à l'occasion des opérations menées dans le Golfe et au Kosovo, elle a reproché à l'action sociale des armées de ne pas avoir correctement pris en charge les familles restées en France. En effet, de nombreuses épouses se sont retrouvées désemparées par le départ de leur mari et découvraient que ce dernier exerçait un métier dangereux ! Et qu'en est-il des retraités ? - Le nombre de retraités augmente et, surtout, des milliers d'entre eux vivent autour d'anciennes casernes qui ont fermé. Mais la question est taboue, au point qu'il n'est pas officiellement reconnu que les assistantes sociales doivent s'en charger. Dans les faits, ces dernières s'efforcent de dégager du temps pour se déplacer dans ces régions désertées par l'armée et s'occuper de ses ayants droit. Selon vous, dans quel état d'esprit se trouvent les assistantes sociales de l'ASA aujourd'hui ? - Elles sont inquiètes. Car de plus en plus de militaires s'arrogent des compétences sociales, en matière de réinsertion professionnelle, par exemple. Elles craignent d'être cantonnées dans les seules aides individuelles, alors qu'elles ont depuis toujours mené une action collective d'envergure, auprès des familles notamment. Par ailleurs, chaque armée souhaite aujourd'hui disposer de son propre service social. Les assistantes sociales s'estiment menacées par la partition de l'ASA et sa plus forte intégration dans la hiérarchie militaire. En effet, elles tiennent à leur indépendance comme à la prunelle de leurs yeux. Mais une chose est sûre, elles ne sont pas en danger de disparaître : une cinquantaine de personnes ont été embauchées en 1988. Néanmoins, ces femmes se sentent démunies face à ce rétrécissement de leur espace d'action, car elles sont très dispersées et se rencontrent peu. Propos recueillis par Paule Dandoy
Environ 700 assistantes sociales - de 35 % à 40 % sont recrutées parmi des filles de militaires -, un budget annuel de un milliard de francs :l'action sociale des armées (ASA) est le plus important « service social d'entreprise » en France. Il est aussi le plus ancien : les « munitionnettes », ou superintendantes d'usine d'armement, chargées d'arbitrer les conflits après les grèves des ouvrières en 1916-1917, sont les ancêtres des assistantes sociales de l'armée. Même si l'histoire de l'ASA reste à écrire, on sait que c'est seulement à l'époque du Front populaire que la marine a eu l'idée de se doter d'un service social permanent. Pendant la Seconde Guerre mondiale, nombre de femmes sont recrutées pour organiser le rapatriement des blessés, annoncer les décès aux familles... Des compétences plus sanitaires que sociales, qui font appel à des « qualités féminines » : cet héritage sera lourd à porter lorsqu'il s'agira, après guerre, de faire reconnaître la professionnalisation et l'utilité en temps de paix du service social. Après de nombreuses frictions avec la hiérarchie, l'ASA est consacrée en 1961 comme un service interarmées.
(1) L'assistante sociale et le militaire, histoire et enjeux de l'action sociale dans les armées - Ed. L'Hamattan - 90 F - Alain Vilbrod est également maître de conférences et président du département sociologie de l'université de Bretagne occidentale à Brest.