Dans le cadre de l'évaluation de la loi contre les exclusions qu'elle doit présenter, tous les deux ans, au Parlement, Martine Aubry avait chargé, en septembre dernier, Michel Thierry, inspecteur général des affaires sociales, de procéder à un examen de sa mise en œuvre. Remis fin juin à la ministre de l'Emploi et de la Solidarité et non rendu public, ce bilan vient s'ajouter aux réflexions du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale et de l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale (1) et aux autres travaux produits tant par la députée Hélène Mignon (PS) que par les associations du collectif Alerte (2).
Avec lui, Martine Aubry dispose désormais d'un ensemble d'éléments et de points de vue d'origines diverses, à même de nourrir sa propre évaluation du dispositif. Evaluation qui apparaît aujourd'hui moins au cœur de ses préoccupations immédiates, puisque d'autres priorités l'ont amenée à repousser à septembre la communication qu'elle devait présenter, le 5 juillet, en conseil des ministres. Sachant que les associations attendent surtout la séance du comité interministériel de lutte contre les exclusions (qui ne s'est encore jamais réuni), annoncée également courant septembre, pour en savoir plus sur les orientations qu'envisage le gouvernement dans la perspective du deuxième programme triennal de prévention et de lutte contre les exclusions (3). Et être ainsi en mesure de peser lors des débats budgétaires de l'automne accompagnant l'examen du projet de loi de finances pour 2001.
Une mise en œuvre rapide
Une chose est sûre, et sur ce point il recoupe les préoccupations des associations : le rapport IGAS devrait marteler la nécessité pour le gouvernement de ne pas relâcher ses efforts, notamment en direction des publics les plus éloignés de l'emploi, pour éviter que la reprise de la croissance ne s'accompagne d'un enkystement du noyau dur de l'exclusion. Risque d'autant plus sérieux que le départ de Martine Aubry du gouvernement, à l'automne, laisse planer des incertitudes sur la réorganisation de son ministère et le pilotage d'un dossier dont elle avait la pleine maîtrise.
Un manque d'ambition du deuxième programme d'action serait d'autant plus regrettable que le bilan dressé par l'IGAS est plutôt encourageant. Selon les premiers éléments que les ASH ont pu se procurer, l'inspection se félicite en effet de la mise en œuvre, dans l'ensemble très rapide, des textes d'application. Même si le rapport, rejoignant en cela l'agacement des acteurs de terrain, ne peut que déplorer la paralysie entraînée par la non-parution des décrets sur le numéro d'enregistrement départemental unique des demandes de logement social et sur les centres d'hébergement et de réinsertion sociale. Pour les inspecteurs, la mobilisation des acteurs publics locaux a été réelle, en particulier au niveau des municipalités et de l'Agence nationale pour l'emploi. Bien que les cultures administratives et les pratiques n'aient pas encore suffisamment évolué, tant l'IGAS que les associations reconnaissent le changement législatif majeur opéré et l'élan qu'il a suscité auprès des opérateurs.
Pas question donc de relâcher un effort dont tous les effets ne sont d'ailleurs pas encore mesurables. De fait, le recul- entre 15 jours et 18 mois selon le temps de mise en place des dispositifs - n'a pas semblé toujours suffisant aux inspecteurs pour apprécier la réalité des bouleversements. Même si l'échéance à deux ans de l'évaluation aura incontestablement eu un effet dopant auprès des acteurs pour bousculer leurs pratiques.
Concrètement, l'IGAS a visité une dizaine de départements et a rencontré, dans six d'entre eux, l'ensemble des opérateurs privés et publics. Et surtout, démarche plutôt innovante dans la culture administrative, elle a interrogé - conformément d'ailleurs à l'esprit et la lettre de la loi -, les personnes en situation de précarité par le biais des réseaux associatifs. Témoignages que l'on peut croiser avec ceux recueillis par ATD quart monde à travers ses questionnaires adressés aux usagers.
Globalement si la loi a pu faire naître un sentiment de reconnaissance sociale, sa perception reste encore floue dans ses conséquences sur la vie quotidienne. Pointant certains comportements de guichet, les personnes interrogées souhaitent une prise en compte plus globale de leur situation. Illisibilité et incompréhension des notifications écrites, adjonctions de conditions administratives ou matérielles non prévues par la réglementation, discours décourageants, inégalités non expliquées..., leurs propos mettent en évidence le fossé existant entre l'affirmation des droits et leur effectivité. D'où leur forte demande d'accompagnement, de médiation et d'information sur les moyens de recours.
Mieux outiller les missions locales
Sur les mesures en faveur de l'emploi, l'IGAS devrait dresser un bilan relativement positif du point de vue de leur mise en œuvre et des résultats obtenus. Les nombreuses sorties par le haut du programme « nouveau départ » sont ainsi jugées encourageantes. L'avis est également assez favorable sur les premiers effets du programme TRACE qui accueille à 80 % des jeunes sans qualification, ayant quitté depuis longtemps le système scolaire et en difficulté sociale et relationnelle. Certes, celui-ci ne profite pas aux publics les plus désocialisés en dehors des efforts particuliers menés par certaines missions locales. Néanmoins, selon l'IGAS, qui prend ici ses distances avec les critiques associatives, il était difficile de concevoir sur 18 mois un programme pour les jeunes en très lourde difficulté et visant l'accès à l'emploi. Divergence d'appréciation qui renvoie à l'ambiguïté même des objectifs d'un dispositif présenté à l'origine comme s'adressant « aux jeunes les plus éloignés de l'emploi ».
En fait, les critiques de l'IGAS portent davantage sur l'insuffisance des outils mis à la disposition des missions locales pour accompagner les jeunes et structurer leurs parcours d'insertion. Aussi, les rapporteurs devraient-ils insister sur la nécessité de leur permettre de mobiliser plus rapidement les mesures pour l'emploi (possibilité de prescrire des évaluations en milieu professionnel de travail, accès direct aux contrats emploi-solidarité...) et de disposer de périodes d'immersion en entreprise plus souples que celles actuelles. Ils devraient également réclamer des outils supplémentaires pour lutter contre l'illettrisme (modules de remobilisation, stages d'acquisition ou de réactualisation des savoirs de base). Une autre suggestion de l'IGAS vise à attribuer aux missions locales un volant minimal de studios ou F2 (sous régime de l'aide au logement à caractère temporaire) pour accueillir les jeunes, le temps du programme TRACE. Reste le problème crucial de la continuité des ressources, largement évoqué par les associations. Afin d'éviter les recours au coup par coup et pour des durées très brèves aux fonds d'aide aux jeunes en difficulté, le rapport devrait proposer que les missions locales aient un droit de tirage défini contractuellement sur ces fonds.
Sans doute en matière de logement, beaucoup de dispositifs mériteraient plusieurs années de recul pour être évalués. Cependant, l'IGAS émet déjà un jugement mitigé sur les expulsions. Il y a certes moins de commandements à payer et les juges utilisent les dispositions préventives. Néanmoins, les expulsions avec le concours de la force publique ne diminuent guère. Les troubles de voisinage liés au nombre encore important de foyers très marginalisés pourraient expliquer ce phénomène. Toutefois la concertation des partenaires se développe puisqu'une vingtaine de chartes départementales pour la prévention des expulsions (réunissant huissiers, magistrats, services sociaux, etc.) existent et une trentaine sont en cours d'élaboration.
Pourtant là où le bât blesse toujours, c'est sur le manque de transparence des procédures d'attribution des logements locatifs sociaux. Les pratiques des HLM révèlent encore des écarts très grands : si certains ont mis en place des organisations innovantes, d'autres persistent à agir dans l'opacité sans informer, ni écouter les intéressés. La loi prévoyait pourtant l'existence de lieux de recours avec la création de commissions de médiation dans les départements. Mais, en raison du retard pris dans la mise en place du numéro départemental unique d'enregistrement des demandes de logement, celles-ci n'ont toujours pas vu le jour.
Souffrance psychique : des lacunes persistantes
L'IGAS devrait également examiner les autres aspects de la loi. Elle s'inquiète en particulier des lacunes persistantes dans la prise en charge de la souffrance psychique des personnes exclues. Même si les initiatives de collaboration psychiatrie-travail social se développent, elles se heurtent à l'absence de politique nationale en la matière. Alors qu'il serait nécessaire de renforcer les moyens des équipes mobiles de psychiatrie, ceux du secteur et de coordonner les efforts au niveau local en s'appuyant sur les agences régionales de l'hospitalisation... Par ailleurs, si la loi a permis une structuration de l'accueil d'urgence des sans-abri, trop rares encore sont les foyers qui reçoivent des couples avec enfants. De plus, les CHRS et les centres d'accueil d'urgence sont débordés par l'afflux des demandeurs ou déboutés du droit d'asile. Enfin, des progrès restent à faire en termes d'accès à la citoyenneté. Rejoignant les associations, l'IGAS déplore en particulier que le droit au compte bancaire ne soit guère mis en œuvre. Et pour lever les réticences, elle suggère de développer les médiateurs auprès des banques.
Dans un autre registre, la complexité des circuits des demandes d'aide, le rapport souligne des avancées. Les commissions d'action sociale d'urgence (CASU) ont été installées dans tous les départements. Avec, il est vrai, des configurations variables et les absences récurrentes des missions locales et des Assedic. Mais paradoxalement, contrairement à leur intitulé, elles fonctionnent plus comme des instances de coordination des aides individuelles que de supervision des aides d'urgence. D'autant que le déblocage de ces dernières peut souvent s'effectuer auprès des guichets traditionnels tels les centres communaux d'action sociale. Prenant en compte les réalisations de terrain, l'IGAS souhaite clarifier l'objectif des CASU. Celles-ci doivent avant tout assurer un fonctionnement amélioré des dispositifs de droit commun pour les plus démunis et assurer une veille sur les situations familiales et personnelles qui restent sans réponse aujourd'hui auprès des acteurs de l'urgence. Ces cas inextricables pouvant être traités par le biais de fonds d'extrême urgence qui leur seraient rattachés, à l'image d'ailleurs de certaines initiatives départementales.
Pourtant, malgré ces efforts de mise en synergie, l'IGAS relève les freins persistants dus à la prolifération des instances consultatives ou de coordination et l'enchevêtrement des maillages administratifs. D'autant que la loi de 1998 a encore ajouté à la liste sans rationaliser l'architecture. Travail de simplification qui, selon la mission, pourrait être confié aux comités départementaux de coordination des politiques de prévention et de lutte contre les exclusions. Par ailleurs, la mobilisation des acteurs bute sur d'autres obstacles liés à la difficile gestion de l'intercommunalité et la faiblesse de l'inter-associativité au plan local.
Un deuxième programme d'action réorienté sur les plus exclus
Si la loi contre les exclusions a donné une impulsion, reste à aller plus loin. L'IGAS devrait ainsi formuler plusieurs exigences pour le second programme de lutte contre les exclusions. Outre une attention plus forte aux conditions de réalisation (adéquation des moyens de l'Etat, instruments de suivi et d'évaluation, formules de médiation et d'accompagnement...), elle devrait inviter les pouvoirs publics à porter leurs efforts sur des causes structurelles de l'exclusion sociale.
Il s'agirait en particulier d'élaborer un programme d'action en direction des allocataires du revenu minimum d'insertion (RMI) depuis au moins trois ans et des titulaires de l'allocation de parent isolé pour la seconde fois ou admis au RMI. Soit un dispositif de nouvelle chance, articulé autour de l'autonomie par la santé, l'insertion sociale et professionnelle, et financé sur les crédits d'insertion non consommés du RMI. De même, un investissement particulier devrait être engagé auprès des jeunes sortant d'une prise en charge institutionnelle (aide sociale à l'enfance, prison, post-cure toxicomanie, hospitalisation psychiatrique...).
Au-delà de cette réorientation sur les populations les plus fragiles, le rapport devrait réclamer un traitement prioritaire des handicaps sociaux lourds. Et donc un renforcement de la lutte contre l'illettrisme et l'alcoolisme, de la prise en charge de la souffrance psychique, de la prévention des ruptures familiales, pour lesquelles les crédits restent en deçà des enjeux. De même, devrait-il proposer des pistes pour que les publics les plus difficiles soient mieux pris en compte dans les mesures d'insertion par l'économie. Soit un recentrage sur le noyau dur de l'exclusion, destiné à enrayer les effets pervers d'une reprise qui risque de bénéficier seulement aux personnes les moins éloignées de l'emploi.
Isabelle Sarazin
(1) Qui doit rendre son rapport en novembre.
(2) Voir ASH n° 2173 du 30-06-00.
(3) Le premier ayant été présenté le 4 mars 1998 en conseil des ministres - Voir ASH n° 2061 du 6-03-98.