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Réinterroger la prévention

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Onze ans après l'adoption de la loi du 10 juillet 1989 sur l'enfance maltraitée, les professionnels débattent des objectifs et des modalités de la prévention des abus sexuels.

« En 1984, nous sommes allés à Montréal assister à un congrès mondial sur l'enfance maltraitée, se souvient Marceline Gabel, aujourd'hui responsable de l'Observatoire décentralisé de l'action sociale (ODAS). En fait, il a été uniquement question d'abus sexuels. Interloqués, nous avons pensé que les Américains étaient décidément de véritables obsédés ! Puis, une fois le premier choc passé, il nous a semblé que la sexualité américaine ne devait pas être très différente de la nôtre. C'est ainsi qu'on a pris conscience de la chape de plomb qui occultait le sujet. »

Les praticiens français sont également revenus de Montréal avec une cassette vidéo : le support de prévention Mon corps, c'est mon corps. Il sera largement diffusé, en 1989, lors de la campagne qui porte officiellement sur la place publique et au cœur des missions des professionnels de l'enfance la problématique des abus sexuels commis sur les enfants. « Procéder ainsi revenait à mettre la charrue avant les bœufs, c'est-à-dire à se lancer dans la prévention alors qu'on ne connaissait rien du tout sur les abus sexuels, notion au moins aussi floue que celle de maltraitance, commente Marceline Gabel. Et les années qui ont suivi ont été plus occupées à agir qu'à poursuivre une réflexion clinique ou à engager des recherches. »

Une efficacité discutée

Dans le même temps, les Anglo-Saxons se sont livrés à des évaluations du programme canadien qui les ont conduits à mettre en question l'efficacité de la prévention. Selon eux, un enfant ne peut intégrer l'information donnée que si elle lui est répétée trois fois entre l'âge de 6 et 12 ans. De plus, même bien informé, celui qui se trouve en position d'être abusé est alors dans un état de sidération tel qu'il n'a pas le réflexe de dire non. Compte tenu par ailleurs de leur suggestibilité particulière, selon le psychologue Hubert Van Gijseghem - très controversé (1) -, les jeunes enfants auraient tendance, à la suite d'actions de prévention, à se défier de tous les adultes, à commencer par ceux de leur famille, dont ils pourraient réinterpréter les gestes d'affection les plus anodins, quitte à se livrer à des dévoilements « douteux » (2).

A cet égard, le rôle d'écoute de l'intervenant est primordial, mais sa formation est souvent très insuffisante. « Ainsi l'an dernier, souligne Marceline Gabel, quand l'Education nationale a diffusé le livret Permis de prudence à tous les professeurs des écoles pour qu'ils le remettent aux enfants, la moitié de ces documents sont restés dans les placards. Les enseignants ont eu trop peur d'avoir des questions qui les débordent. » Voilà pourquoi le docteur Emmanuelle Piet, responsable du comité départemental de prévention des abus sexuels de la Seine-Saint-Denis (où elle a initié ce type d'actions dès 1986 en grande section de maternelle et en CM2), ne demande jamais aux instituteurs de réaliser eux-mêmes les séances de prévention. « Nous nous assurons de leur collaboration, précise-t-elle. Mais ce sont deux animateurs extérieurs à l'école, membres du comité (local ou départemental) de prévention des abus sexuels - spécialement formés à ce type d'interventions et au fait des circuits du signalement -, qui mettent en œuvre le programme que nous avons établi. Il leur est plus facile qu'aux enseignants de gérer les confidences que les enfants peuvent être amenés à faire. » Car des révélations, il y en a au moins une dans chaque classe, ajoute Emmanuelle Piet. Et pour celle-ci, le principal intérêt des actions de prévention est précisément de constituer un outil de dépistage des agressions sexuelles.

Que cherche-t-on ?

Récusant cette position, d'autres praticiens pointent les dérives d'une « prévention hasardeuse », qui serait notamment à l'origine de dénonciations inexactes. Que cherche-on à prévenir ? La question mérite assurément d'être débattue, commente le docteur Marie-Paule Martin, thérapeute familiale, membre de la commission « recherche » de l'Association française d'information et de recherche sur l'enfance maltraitée (Afirem) (3). « Au début, analyse-t-elle, la plupart des campagnes menées auprès des enfants en milieu scolaire se positionnaient sur le registre de la prévention primaire, qui préconise d'intervenir en amont pour réduire la survenue de nouveaux cas. L'objectif est alors de donner aux enfants des connaissances et des compétences pour éviter qu'ils se mettent dans des situations à risques et, le cas échéant, pour leur permettre d'identifier ce qui leur arrive et de réclamer la protection des adultes. Or, un peu plus de dix ans après, peut-on dire que ces campagnes ont atteint leur but ? Pas forcément. A la suite des Canadiens et des Belges, nous constatons que les séances de prévention produisent surtout du dévoilement, c'est-à-dire que nous sommes dans le champ d'une prévention secondaire qui consiste à favoriser le repérage du problème pour assurer un diagnostic et une prise en charge précoces. »

Faut-il pour autant cesser d'intervenir auprès des écoliers ? Certains comités de prévention des abus sexuels le pensent, et ne travaillent plus qu'auprès des adultes (parents, enseignants et personnels des établissements scolaires), afin de développer leurs capacités à décoder la souffrance des enfants et à y faire face de façon plus adéquate. Estimant, quant à elle, difficile de revenir en arrière (4), Marie- Paule Martin juge en revanche indispensable de clarifier les objectifs de la prévention, les moyens qu'on se donne pour les atteindre (outils, formation des professionnels, règles méthodologiques et éthiques, dispositifs de prise en charge des enfants), ainsi que les critères d'évaluation qui permettront de juger du résultat des actions menées. Ces dernières doivent-elles être spécifiquement ciblées sur les abus sexuels ou intégrées à un programme plus large d'éducation à la vie, dans lequel les déviances n'auraient qu'une part ? « Nous n'avons pas les réponses, mais nous estimons important, aujourd'hui, de poser les valises pour faire le point », souligne Marie-Paule Martin. Une position que partage l'ODAS où la commission « Quelle prévention pour quels risques ? » s'efforce aussi de cerner plus finement la diversité des approches préventives. Reste que cette prudence n'est pas du goût de tout le monde.

« Une idéologie inquiétante »

« Il y a eu, depuis dix ans, un réel progrès dans la prise en considération des maltraitances et des abus sexuels à l'égard des enfants, que l'on déniait avant de façon spectaculaire », relève Pierre Lassus. Mais ce psychothérapeute, directeur général de l'Union française pour le sauvetage de l'enfance, s'inquiète aujourd'hui des « résistances, à la fois institutionnelles et personnelles, conscientes ou non, qui tendent, subrepticement, à annuler ces avancées ». Celles-ci, précise-t-il, ont pour nom : fausses allégations, déjudiciarisation des affaires d'abus sexuels, résilience des enfants et, en partie aussi, doutes sur l'utilité de la prévention. « Alors qu'on commençait à prendre la parole de l'enfant au sérieux, elle se trouve aujourd'hui remise en question. Les fausses allégations d'abus sexuels peuvent bien sûr exister dans une infime minorité des cas. Mais alors que je vois, à longueur de journée, des jeunes victimes de dégâts insupportables, je n'ai personnellement jamais été confronté à un enfant qui mente », déclare Pierre Lassus. Scandalisé par cette « idéologie qui protège les parents » et tend à préserver un lien familial pouvant être « mortellement toxique ». Le discours prônant « une espèce de traitement social des abus sexuels, de prise en charge thérapeutique globale qui éviterait à l'enfant le traumatisme des procédures judiciaires » lui paraît aussi très pernicieux, comme l'actuelle mise en avant des capacités des enfants à surmonter les pires épreuves. « Il y a des enfants battus, abusés, qui s'en sortent très bien ? Deo gratias , mais j'aimerais en savoir plus sur les méthodologies et les critères d'évaluation retenus pour en juger. De toute façon, moi ce qui me bouleverse et me commet à agir, ce sont les mômes cassés qui, eux, ne sont pas résilients. » C'est aussi leur fréquentation quotidienne qui met Pierre Lassus en rage quand il entend dire que la prévention ne sert à rien, voire serait néfaste. « Que, dans certains cas, on fasse n'importe quoi sous couvert de prévention, c'est malheureusement une évidence. Il n'est donc pas infondé d'interroger nos pratiques, mais avec le véritable souci de les améliorer. Mieux protéger les enfants, telle devrait être pour nous tous l'urgence : il y a trop d'enfants massacrés, il faut arrêter le carnage. »

UN PROJET ALLIANT PROTECTION ET INSERTION

En 1998, deux comédiennes au RMI, Vanessa Bunoust et Marie-Isabelle Méhault, ont créé Peau d'Ange, spectacle de marionnettes destiné à sensibiliser les 5-10 ans au danger des violences sexuelles et à leur permettre d'en parler dans un cadre scolaire et/ou familial. Ce projet a intéressé l'assistante sociale au service Action ville RMI de Montreuil (Seine-Saint-Denis), à qui les deux jeunes femmes ont présenté leur création : « Il m'est apparu que la spécificité du sujet, alliant protection de l'enfance et insertion, me concernait au premier chef », explique Catherine Léon. Séduite par la qualité d'un outil de prévention utilisant des marionnettes en ficelle manipulées à vue par les artistes, ce qui facilite une identification distanciée avec les protagonistes de l'histoire, cette assistante sociale commence par orienter les comédiennes vers les personnes-ressources à même de les aider à peaufiner leur spectacle. Responsable, dans la Seine-Saint-Denis, du comité départemental de prévention des abus sexuel, le docteur Emmanuelle Piet est réservée sur l'utilisation d'un support plus coûteux qu'une cassette vidéo. Elle juge néanmoins le ton de Peau d'Ange juste, intelligent et non culpabilisant pour les enfants. Il gagnera en finesse grâce aux modifications qu'elle suggère, afin d'éviter certaines images ou formulations inappropriées. Epaulées par Catherine Léon, qui les initie aux dispositifs de protection de l'enfance et leur ouvre de nombreuses portes, les artistes ont alors plusieurs occasions de présenter Peau d'Ange, notamment à des travailleurs sociaux, des enseignants et des personnels de la médecine scolaire. Elles travaillent, parallèlement, à l'élaboration d'un livret pédagogique destiné aux professionnels qui utiliseront leur spectacle. « Tout cela demande du temps, et il n'est pas facile, lorsqu'on est au RMI, d'accepter, sans se décourager, que son projet soit long à mettre en place », commente Catherine Léon, estimant maintenant nécessaire de passer le relais à un « agent artistique et social ». Déchargeant les comédiennes de la recherche de partenaires - écoles, théâtres jeune public, centres de formation de travailleurs sociaux -, celui-ci leur permettrait de pouvoir, à nouveau, exercer leur métier par ailleurs. Ce qu'elles ne peuvent plus faire que très occasionnellement. Catherine Léon - Service social municipal : 65, rue Galliéni - 93100 Montreuil -Tél. 01 48 70 67 25 et 26. Ou : Marie-Isabelle Méhault - Cie Javah : 10, rue Gaston-Lauriau - 93100 Montreuil - Tél.01 48 57 16 48.

Caroline Helfter

Notes

(1)  Voir les n° 194 et 190 du Journal du droit des jeunes - 50 F - Ed. Jeunesse et droit : 16 passage Gatbois - 75012 Paris - Tél. 01 40 37 40 08.

(2)  In Us et abus de la mise en mots en matière d'abus sexuel, ouvrage collectif publié sous la direction d'H. Van Gijseghem - Editions du Méridien : Montréal, 1999 - 165 F.

(3)  Voir Les cahiers de l'Afirem, n° 34, juillet 1999 - Afirem : hôpital des enfants malades -149, rue de Sèvres - 75730 Paris cedex 15 - Tél. 01 44 49 47 24.

(4)  Précisons que la loi du 6 mars 2000 (visant à renforcer le rôle de l'école dans la prévention et la détection des faits de mauvais traitements à enfants) stipule, dans son article L. 198-2 : « Au moins une séance annuelle d'information et de sensibilisation sur l'enfance maltraitée est inscrite dans l'emploi du temps de l'élève des écoles, des collèges et des lycées. »

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