Actualités sociales hebdomadaires :Comment expliquer qu'après un certain engouement pour la psychanalyse, les travailleurs sociaux ne lui accordent plus qu'un intérêt mineur ? Martine Fourré : Les années d'après- guerre, les trente glorieuses, ont été des années d'envol économique, scientifique et médical. Elles étaient portées par l'idéologie selon laquelle la société de consommation pouvait rendre les hommes heureux. La psychanalyse est alors apparue comme la discipline qui détiendrait les clés du bonheur affectif des sujets. D'où un certain engouement auprès du public et des travailleurs sociaux. Néanmoins présentée comme la solution miracle aux problèmes sociaux, elle ne pouvait que décevoir les professionnels de terrain. Et ceux-ci l'ont radicalement éjectée à partir des années 80. Tristan Foulliaron : Les psychanalystes, particulièrement en France, ont largement contribué à cette attitude. Certains avaient tendance à fonctionner en milieu fermé, de façon quasi sectaire, se considérant un peu comme « l'inconscient incarné ». Et dès qu'ils s'exprimaient sur les problèmes sociaux, leurs discours étaient inaudibles ou interprétatifs. Si bien qu'au niveau de la pratique, du quotidien à gérer, des situations difficiles auxquelles ils étaient confrontés, bon nombre de travailleurs sociaux ont pu avoir le sentiment légitime que ces analystes ne leur apportaient rien. Ces derniers avaient évacué le concept clé de réel en psychanalyse. Ils croyaient que tout pouvait être symbolique, voyant partout de l'Autre et des signifiants du désir inconscient. Ils en oubliaient d'entendre les symptômes qui racontaient, eux, bien autre chose. Martine Noalhyt : Votre analyse vaut surtout pour le secteur éducatif et l'aide sociale à l'enfance. En polyvalence de secteur, où la présence d'un psychanalyste est encore rare au sein des équipes, ce n'est pas cela qui a joué. Il est devenu de plus en plus difficile aux travailleurs sociaux de renvoyer leurs publics à des motivations inconscientes alors que les sociologues commençaient à théoriser sur les mutations et les enjeux de la société. Ces derniers ont montré l'importance des déterminismes sociaux sur les parcours individuels et ont questionné le primat du case work dans les pratiques professionnelles. Puis la massification de la demande liée à la crise économique a réduit le temps des assistants sociaux consacré à l'écoute des usagers. Tandis que les pouvoirs publics ont répondu aux situations personnelles difficiles en multipliant les dispositifs. Les professionnels ont dû gérer en urgence ces nouvelles réponses au détriment de l'action éducative, de l'accompagnement social et de la problématique du sujet. N'est-on pas un peu revenu de cette conception gestionnaire radicale de l'action sociale ? M. N. : C'est vrai qu'il y a un peu un retour sur cette évolution. On commence à mesurer les effets négatifs générés par la bureaucratisation de la polyvalence de secteur et la multiplication des tâches administratives. Et l'on s'interroge sur la pertinence d'un développement quantitatif des réponses. T. F. : C'est vrai aussi que face aux évolutions de la société, la psychanalyse a changé. Pendant longtemps, la majorité de ses praticiens sont restés dans leurs murs, ne reconnaissant la psychanalyse que dans l'acte analytique. Aujourd'hui, bon nombre d'entre eux travaillent avec des personnes sans abri, des toxicomanes, des victimes de maltraitances... Démontrant, à l'inverse des discours de leurs pairs, que ces souffrances font complètement partie de l'objet de la psychanalyse. Et que le lieu privilégié de la recherche ou de la pensée analytique ne saurait se réduire à la névrose, la psychose ou la perversion. En quoi la psychanalyse peut-elle être un outil pour le travail social aujourd'hui ? T. F . : Outil, le mot n'est pas juste. On ne peut pas réduire la psychanalyse à une technique au même titre que l'analyse transactionnelle, la systémie ou le comportementalisme. Très souvent les travailleurs sociaux sont en première ligne face à la souffrance physique, sociale et psychique des sujets. Mon souci, en tant que psychanalyste intervenant auprès de travailleurs sociaux, n'est pas de les inonder de concepts de psychanalyse. Mais plutôt de leur dire : à partir de votre parole exprimée à propos de telle situation, voilà ce que je peux entendre, en tant qu'analyste, de ce corps en souffrance, de ce lien familial, social en souffrance. Et je peux attirer leur vigilance sur des points simples, mais néanmoins très importants, pour démêler les écheveaux parfois inextricables de certaines histoires familiales. Expliquer ainsi que le sexe qu'on a dans la tête n'est peut-être pas le sexe anatomique ou que la famille désirée n'est peut-être pas celle de l'état civil. Faire prendre conscience que derrière les problèmes d'argent, de séparation..., la souffrance vient aussi des sujets eux-mêmes. M. F. : L'acte du travailleur social peut ainsi s'éclairer de l'acte d'un analyste qui exerce dans le champ de l'action sociale. Il est la réponse à une demande, qui n'est pas une demande de cure, mais une demande d'objet, de vérité et de bonheur. Au fond, une demande de parole. L'analyste ne va pas apporter de réponse à la place du sujet. Il va lui donner des outils, instituer une présence et lui restituer la possibilité en tant qu'être humain, de dire comment il se débrouille avec la vie et comment il fait avec son mal-être. T. F. : Ce n'est ni une supervision, ni un contrôle, ni une analyse. Le psychanalyste renvoie aux travailleurs sociaux - ou aux sujets - quelque chose de la valeur de leur parole. De plus, il continuera à les soutenir tout le long de la prise en charge. Il y a bien une complémentarité entre ces deux professionnels, compétents, chacun dans leur domaine, pour résoudre ensemble l'excessive douleur de l'existence.
Mais de façon plus générale, comment l'ouverture à la psychanalyse peut-elle redonner sens et légitimité au travail social ?
M. F. : Dans un monde qui a perdu ses repères avec la chute des religions et des idéologies, elle peut aider les sujets à se réapproprier le sens de leurs actes, de leur vie. Face aux situations sociales, l'analyste va éclairer les intervenants sociaux sur un fait : la parole crée et dépasse les demandes, les relations qui nous lient. L'analyste ouvre à une relecture de ces situations et à la réappropriation par chacun de sa part la plus intime, celle qui échappe à tout prévisible ou normatif, et lui fait inventer les rencontres, les témoignages et les futurs possibles. L'analyste est une présence, celle d'un savoir ouvert sur l'homme comme sujet et existence, savoir de toutes les questions de la vie mises à disposition de tous les désirs. En ce sens, la psychanalyse me semble indispensable au travail social. T. F. : Indispensable bien que sa place soit difficile à soutenir. La psychanalyse n'est pas un savoir qui s'appliquerait. Elle produit des effets de savoirs qui sont nécessaires, mais insuffisants. Elle est profondément intransmissible, chacun se doit de la réinventer dans son acte. M. N. : Ce savoir opère en tout cas dans la parole des sujets. Et à ce titre il réintroduit la parole des professionnels au sein de l'institution. Alors que celle-ci est jugée dérangeante de la part d'intervenants qui sont là pour aider. On l'a bien vu avec le rapport du Conseil supérieur du travail social sur les violences (2) . Celles qu'il dénonce sont plus des violences institutionnelles que celles exercées par des usagers sur la personne des travailleurs sociaux. Elles sont le symptôme de cette impossibilité des intervenants d'oser désirer pour eux-mêmes. Et de s'affirmer comme des sujets dans leur institution. De fait les professionnels qui essaient de porter le discours analytique au sein du travail social sont aussitôt accusés d'être des « troublions » d'un autre âge. C'est un peu le langage de l'utopie qui, au même titre que le discours politique, reste difficilement audible. Justement, que peut apporter ce type de discours aux travailleurs sociaux soumis au quotidien à la pression de leurs employeurs et aux exigences souvent immédiates de leurs publics ? M. N. : La psychanalyse peut surtout leur apporter un changement de posture. Pas forcément, en les amenant à comprendre ce qui se joue pour l'autre. Mais d'une façon plus générale en leur permettant de percevoir qu'il y a une opacité et que cet autre n'est pas totalement transparent. Car le problème du travail social, c'est qu'il travaille beaucoup sur l'imaginaire et la notion de lien. La psychanalyse lui amène la possibilité de prendre de la distance par rapport à cet imaginaire en introduisant la dimension du symptôme comme quelque chose à déchiffrer, quelque chose qui n'arrive pas à se dire, à se symboliser. Ainsi l'intervenant social va pouvoir s'autoriser à ne pas être systématiquement dans l'action et la réponse immédiate. Il pourra accepter de ne pas être dans la maîtrise totale de son acte. Mais il est évident qu'un tel discours est en rupture radicale avec le travail social où l'injonction est quand même de faire, de répondre et donner satisfaction à la demande, de résoudre les problèmes à la place du sujet. M. F. : J'ai d'ailleurs le sentiment qu'il n'y a plus du tout de questionnements sur les raisons même de l'acte en travail social. Qu'est-ce qu'on fait quand on fait du social ?Quel est le bien du sujet ? S'agit-il de satisfaire à la demande des politiques comme des plaignants ? De reconditionner des conduites et les normes sociales ? Ou de permettre l'émergence d'une parole créatrice sur un désir en souffrance ? Le discours de la psychanalyse a le mérite de réintroduire la question du sujet dans la pratique et la parole comme véritable lieu de l'acte social, comme véritable espace d'appartenance du sujet à la communauté des hommes. Et de mettre en évidence que le travail social, contrairement à l'idéologie capitaliste dominante, ne pourra jamais apporter aux sujets en souffrance l'objet de leur bonheur. M. N. : Je crois qu'il faut interroger certains discours du travail social. Par exemple, le code de déontologie des assistants sociaux affirme la croyance en la possibilité pour chacun de développer ses potentialités. Qu'est-ce que cela signifie ? Si l'autre ne progresse pas, est-ce pour autant que le travailleur social a été mauvais ? Ou que le sujet qu'il devait accompagner a fait preuve de mauvaise volonté ? De telles affirmations, qui enferment les travailleurs sociaux dans des jugements moraux, posent question. Car l'acte du travail social, c'est de faire un investissement personnel maîtrisé en sachant qu'on est dans des projections, des processus d'identification et que des choses nous échappent. S'il s'agit bien entendu de faire émerger les potentialités des personnes, il faut aussi reconnaître leur droit à être, tout simplement. Que souhaitez-vous ? M. F. : Que les équipes qui le désirent puissent bénéficier de la présence d'un analyste pour les accompagner dans les situations où le réel est le plus éprouvant. M. N. : Ce discours reste difficile à entendre, même au sein des conseils généraux où les travailleurs sociaux sont pourtant en première ligne. Mais d'une façon générale, c'est l'ensemble du travail social qui doit s'ouvrir au discours de la psychanalyse. Car celui-ci peut permettre d'approfondir les positions professionnelles. Il faut commencer dès les centres de formation où, sauf cas très particuliers, les réticences sont encore nombreuses. On reproche souvent à la psychanalyse son approche individuelle alors qu'elle met en évidence que le sujet n'est pas seul dans sa prise de décision : il est en lien avec sa généalogie. Faire fi de la psychanalyse, c'est faire fi du collectif dans le travail social où déjà prédominent le contrat et la relation individuelle. Propos recueillis par Isabelle Sarazin
(1) Du 8 au 11 juillet à la Sorbonne à Paris - Colloquium : 12, rue de la Croix-Faubin - 75011 Paris - Tél. 01 44 64 15 15 - Internet :
(2) Voir ASH n° 2153 du 11-02-00.